La adhesión de la España democrática a la OTAN (1982)

L’adhésion de l’Espagne à l’OTAN


Francisco José Rodrigo Luelmo


Depuis 1953, l’Espagne est associée au système occidental de défense de par ses accords avec les États-Unis, mais Madrid décide de s’y intégrer à part entière et sollicite l’adhésion au traité de l’Atlantique Nord, conclu en 1949 à Washington par les États-Unis, le Canada et plusieurs pays d’Europe occidentale. Même si les demandes officielles d’adhésion à l’Alliance atlantique ont été introduites par les gouvernements espagnols de transition, les États-Unis ont essayé, vers la fin du franquisme, de convaincre les alliés d’accepter cette adhésion. La proposition américaine est cependant rejetée lors d’une réunion du Conseil de l’Atlantique Nord tenue en mai 1975. L’argument des alliés est que l’Espagne n’a pas de régime politique démocratique et que, aussi longtemps qu’il en sera ainsi, elle ne pourra être acceptée comme État membre de cette organisation politico-militaire.


Après le décès du général Franco, le président du premier gouvernement de la monarchie de Juan Carlos Ier, Carlos Arias Navarro, fait savoir au Parlement espagnol, en janvier 1976, que son cabinet envisage de «possibles alternatives avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord» pour la défense de l’Espagne. Il suggère même une «participation éventuelle» de Madrid aux systèmes de l’Alliance atlantique.


Toutefois, comme nous l’avons déjà vu, c’est aux gouvernements de l’Union du centre démocratique (UCD), dirigés par Adolfo Suárez et Leopoldo Calvo-Sotelo, qu’il reviendra de prendre l’initiative de la demande officielle d’adhésion de l’Espagne à l’Alliance atlantique. Le chemin sera cependant semé d’embûches, cela en raison de l’opposition rencontrée par l’exécutif espagnol dans son propre pays de la part de la population et des parlementaires de gauche.


En premier lieu, la polémique présente un aspect politique qui fait ressortir l’ambiguïté de la position du gouvernement: le président Adolfo Suárez ne s’est jamais montré très enthousiaste à l’idée d’une adhésion à l’OTAN, contrairement à Marcelino Oreja, son ministre des Affaires étrangères. Le chef de l’exécutif espagnol va jusqu’à assister, à titre d’observateur, au sommet des pays non alignés, qui se tient à La Havane en 1979, cela malgré la position favorable à l’OTAN de l’UCD.


Le gouvernement espagnol est également confronté à une autre difficulté: il ne parvient à atteindre un consensus suffisant ni entre les partis politiques ni parmi la population concernant l’adhésion au traité de l’Atlantique Nord. Bien que l’entrée possible de l’Espagne dans la CEE bénéficie de l’approbation nette de tous les secteurs politiques et sociaux du pays, l’hypothèse de l’adhésion à l’OTAN fait l’objet d’une âpre polémique. Dans ces circonstances, le gouvernement de l’UCD n’obtient que l’appui de l’Alliance populaire, mouvement conservateur, et des partis nationalistes basques et catalans. Par ailleurs, tant le Parti communiste espagnol (PCE) que le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) dirigent l’opposition vers la participation du pays à l’Alliance atlantique. En effet, les socialistes de Felipe González lancent la campagne OTAN, de entrada no (L’OTAN, pas d’emblée) , exigeant un référendum pour demander au peuple espagnol si l’Espagne doit adhérer au traité de Washington.


De son côté, l’opinion publique espagnole qui, après la mort de Franco, n’était pas contraire à une éventuelle adhésion à l’OTAN, qu’elle associait à la démocratisation du pays, change peu à peu d’avis au fil des années. Ce changement de position s’explique par l’antipathie ressentie par le public à l’égard des États-Unis (de nombreux Espagnols attribuent à Washington la durée excessive de la dictature franquiste), par son désintérêt traditionnel vis-à-vis de la politique étrangère ainsi que par le fait qu’une grande partie des citoyens ne perçoivent pas l’URSS et le pacte de Varsovie comme des menaces potentielles pour leur sécurité nationale. Ajoutons à tout cela la complication progressive du contexte international et le succès du neutralisme et du pacifisme en Espagne.


Le moment décisif de ce débat survient au début des années 1980, quand l’Espagne s’est déjà dotée d’une constitution démocratique et a tenu des élections législatives à deux reprises. La politique interne espagnole traverse alors une étape très agitée qui, d’une certaine façon, influence peut-être le processus d’adhésion de l’Espagne à l’OTAN: en janvier 1981, Adolfo Suárez, président du gouvernement, présente sa démission; le 23 février suivant, une frange minoritaire des forces armées tente un coup d’État contre la jeune démocratie espagnole, lequel se solde par un échec. Même si cette tentative de coup d’État renforce la détermination du nouveau chef de l’exécutif, Leopoldo Calvo-Sotelo, de demander l’adhésion à l’OTAN, entre autres afin de démocratiser les forces armées espagnoles, la décision a déjà été prise auparavant, y compris au sein du cabinet Suárez à l’agonie.


Le gouvernement espagnol se prépare cependant à entrer dans l’Alliance atlantique principalement pour des raisons géopolitiques. Étant donné sa vulnérabilité militaire, ce pays de la péninsule Ibérique veut rejoindre l’OTAN afin de garantir son intégrité territoriale et de renforcer la sécurité de l’axe Baléares-Détroit de Gibraltar-Canaries. Le but est de protéger cet axe contre un éventuel expansionnisme étranger, surtout de la part du Maroc qui, après l’annexion d’Ifni et du Sahara occidental, ambitionne de conquérir les deux villes espagnoles d’Afrique du Nord, Ceuta et Melilla. De même, le gouvernement espagnol craint des attitudes potentiellement offensives de la part de deux autres pays nord-africains, l’Algérie et la Libye, qui gravitent dans l’orbite soviétique. De plus, l’exécutif de Madrid affirme que son adhésion à l’OTAN ne ferait que confirmer de jure ce qui existe déjà de facto sous la forme de ses accords avec les États-Unis: l’appartenance au système de défense de l’Occident. En outre, l’Espagne est convaincue que l’entrée dans l’OTAN débloquerait les négociations d’adhésion à la Communauté économique européenne.


Pour finir, les débats parlementaires sont menés en octobre 1981. Comme prévu, l’UCD, l’Alliance populaire et les nationalistes basques et catalans soutiennent l’adhésion à l’OTAN, tandis que la gauche s’y oppose en bloc. Les États signataires du traité de Washington accélèrent le traitement de la demande de Madrid et, le 30 mai 1982, l’Espagne devient membre à part entière de l’Alliance atlantique.


Le débat interne livré en Espagne ne prend cependant pas fin avec cette adhésion. Le 28 octobre 1982, le PSOE obtient la majorité absolue aux élections législatives et son leader, Felipe González, devient le nouveau président du gouvernement espagnol. Pendant la campagne menée en vue de ces élections, les socialistes avaient promis de geler l’adhésion de l’Espagne à la structure militaire de l’OTAN et d’organiser un référendum pour laisser le peuple espagnol décider du maintien ou non du pays dans l’Alliance atlantique.


Toutefois, une fois au pouvoir, Felipe González donne une orientation pro-OTAN à la politique extérieure du gouvernement socialiste et finit par accepter l’appartenance de l’Espagne à cette organisation, sous certaines conditions. Ces intentions sont manifestées de façon explicite quand M. González présente le «Décalogue sur la politique de paix et de sécurité» lors du débat sur l’état de la Nation mené du 23 au 25 octobre 1984. Cette proposition a pour objectif la conclusion d’un pacte d’État en matière de politique extérieure, ce qui n’avait pas été possible jusqu’alors. Dans ce plan, le chef de l’exécutif espagnol présente à l’opposition les points suivants en vue de l’accord:


1. Maintien de l’Espagne dans l’OTAN.

2. Non-intégration de l’Espagne dans la structure militaire de l’Alliance atlantique.

3. Réduction de la présence américaine en Espagne.

4. Non-nucléarisation du territoire espagnol.

5. Non-exclusion de la signature du traité de non-prolifération nucléaire.

6. Volonté de participation à l’Union de l’Europe occidentale.

7. Récupération de Gibraltar.

8. Candidature au Comité du désarmement de l’ONU.

9. Développement d’accords bilatéraux de coopération en matière de défense avec d’autres pays d’Europe occidentale.

10. Plan stratégique conjoint.


Le référendum promis tarde à arriver. Après son changement de position, le gouvernement PSOE craint un échec au référendum et s’inquiète d’une perte possible de crédibilité de l’Espagne parmi ses alliés occidentaux si Madrid devait abandonner l’OTAN. Toutefois, la première législature des socialistes à la tête de l’Espagne tire à sa fin, et la promesse d’organiser une consultation populaire ne peut plus être éludée. C’est pourquoi, en février 1986, le gouvernement espagnol annonce l’organisation du référendum pour le 12 mars de la même année. Le PSOE, le Centre démocratique et social (nouveau parti de l’ancien président Suárez) et les nationalistes basques et catalans demandent un vote favorable au maintien de l’Espagne dans l’OTAN; le PCE défend le vote d’opposition et l’Alliance populaire, parti conservateur, malgré son appui à l’appartenance à l’Alliance atlantique, demande l’abstention car elle considère le référendum comme une manœuvre «superflue» du gouvernement socialiste et fait de ce référendum une lecture interne.


La question posée par référendum aux Espagnols est la suivante: «Estimez-vous que l’Espagne doit rester dans l’Alliance atlantique selon les-conditions convenues par le gouvernement de la Nation?». Les conditions énoncées par l’exécutif socialiste sur le bulletin électoral étaient: non-incorporation à la structure militaire de l’OTAN; interdiction d’installer, de stocker ou d’introduire des armements nucléaires sur le territoire espagnol; réduction progressive de la présence militaire américaine en Espagne. Finalement, malgré les sondages qui indiquaient le contraire, et avec une participation de 59,42 % d’électeurs, le «oui» l’emporte avec 52,5 % des voix, contre 39,8 % pour le «non»; le vote blanc obtient un chiffre supérieur à la normale (6,5 %), et le vote nul atteint 1,2 % des suffrages.


Avec ce résultat, l’Espagne confirme son maintien dans l’OTAN et Felipe González sauve son propre gouvernement. D’ailleurs, le PSOE remporte haut la main les élections législatives organisées quelques mois plus tard. De plus, Madrid parvient à renégocier de façon plus favorable à ses intérêts les accords de défense avec les États-Unis, renouvelés en 1988. Des années plus tard, en 1999, l’Espagne fait un pas de plus dans l’Alliance atlantique. Sous le gouvernement du Parti populaire présidé par José María Aznar, fort d’un large consensus parlementaire, le pays s’intègre à la structure militaire de l’OTAN. Les débats internes passionnés que l’adhésion de l’Espagne au traité de l’Atlantique nord avait suscités dans les années 1980 sont désormais bien loin.

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