La adhesión de la España democrática al Consejo de Europa (1977)

L’adhésion de l’Espagne au Conseil de l’Europe


CARLOS LOPEZ



À la mort du dictateur Francisco Franco, le 20 novembre 1975, le roi Juan Carlos Ier lui succède comme chef de l’État espagnol. S’ouvre alors une période de transition au cours de laquelle les réformes progressives et les transformations du système politique espagnol vont permettre au pays de retrouver sa place dans l’environnement démocratique de l’Europe occidentale et d’accéder aux organisations d’intégration européenne: la Communauté européenne et le Conseil de l’Europe.


Comme on le sait, le Conseil de l’Europe avait maintenu une attitude critique et vigilante à l’égard du régime franquiste. Cette attitude s’était traduite par des relations aisées avec l’opposition démocratique et une série de déclarations et résolutions sur l’Espagne de Franco. Après le couronnement de Juan Carlos Ier, l’opposition dispose à Strasbourg d’une tribune depuis laquelle elle peut analyser les actions du gouvernement de Carlos Arias Navarro et critiquer son manque de volonté de démocratisation; en décembre 1975, José María Gil-Robles, Joaquín Ruiz-Giménez, Felipe González et d’autres militants antifranquistes sont reçus à l’Assemblée parlementaire. Le 18 décembre 1975, les membres de l’Assemblée parlementaire Guiseppe Reale, chrétien-démocrate italien, auteur de deux rapports sur l’Espagne depuis 1974, et Walther Hofer, libéral suisse, se réunissent avec le nouveau ministre espagnol des Affaires étrangères, José María de Areilza, dans le cadre des visites que celui-ci rend en Europe afin de faire connaître les intentions du gouvernement espagnol.


Le 29 janvier 1976, des délégations séparées des Cortes franquistes et de l’opposition démocratique comparaissent devant l’Assemblée parlementaire. Les représentants qui prennent la parole au nom des Cortes sont Manuel Escudero Rueda, Jesús Esparabé de Arteaga et Juan Pablo Martínez de Salinas. Les orateurs de l’opposition sont Fernando Álvarez de Miranda, Gabriel de Zubiaga, María Teresa de Borbón, Eugenio del Río, Ignacio Camuñas, Santiago Carrillo, Rafael Calvo Serer, José Vidal-Beneyto, Rodríguez de Aragón, Emmanuel Riera Clavillé, Antonio García Borrajo et Jesús de Leizaola. L’Assemblée débat également d’un troisième rapport sur l’Espagne présenté par Reale ainsi que d’un avis proposé par le rapporteur de la commission des affaires politiques, le travailliste britannique Dickson Mabon. En outre, elle évalue l’allocution télévisée donnée la veille par Arias Navarro. Selon Reale, 90 % des Espagnols désirent la démocratie mais le pouvoir des ultras reste fort et l’attitude de l’armée est une inconnue. La majorité des parlementaires ne perçoivent pas de changements significatifs dans le système politique espagnol et se méfient particulièrement d’Arias Navarro. Au terme des débats, l’Assemblée adopte la résolution n° 614, qui prend acte de la «volonté manifestée par le gouvernement espagnol de procéder à la réforme des institutions du pays», mais attire l’attention sur l’absence de mesures concrètes concernant la liberté d’association, de réunion et d’expression et rappelle les conditions indispensables pour l’adhésion de l’Espagne au Conseil: respect des droits de l’Homme, rétablissement de la liberté pour tous les courants politiques et élection d’institutions démocratiques par suffrage universel et secret.


Le changement de gouvernement et la nomination d’Adolfo Suárez à sa présidence en juillet 1976 sont accueillis avec optimisme par le Conseil de l’Europe. Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Marcelino Oreja, avait noué amitié avec Reale à l’occasion de la visite que celui-ci avait rendue en Espagne en 1974 en vue d’élaborer son premier rapport. Début juillet, le secrétaire général du Conseil, George Khan-Ackermann, se réunit avec divers ministres espagnols. En septembre, Reale et Hofer viennent à Madrid et Barcelone, accompagnés cette fois du socialiste français Claude Delorme et de Roger Massie, secrétaire de la commission politique de l’Assemblée parlementaire. Après s’être entretenus avec divers membres du gouvernement et de l’opposition, et avoir visité la rédaction de la revue Cambio 16, ces personnalités affirment percevoir en Espagne un nouveau climat politique qui leur permet d’espérer la tenue prochaine d’élections et l’adhésion immédiate de l’Espagne au Conseil de l’Europe. Entre-temps, le 22 septembre, le Portugal est admis au sein du Conseil.


Le 21 septembre, l’Assemblée débat du nouveau rapport Reale, qui cette fois constate la volonté de démocratisation du gouvernement et propose une résolution favorable aux travaux de celui-ci (Delorme, plus critique en principe, renonce à présenter son avis à la commission des Affaires politiques). Reale se félicite des efforts accomplis par le gouvernement espagnol, par exemple en ayant accordé l’amnistie (même s’il regrette qu’elle ne soit pas étendue à tous les prisonniers et exilés politiques), en ayant pris des contacts avec l’opposition et prévu pour bientôt un référendum sur la loi pour la réforme politique. En même temps, il critique les difficultés pour l’atteinte de la légalisation des partis, qui ne laissent aucune possibilité au Parti communiste espagnol (PCE). Après un débat dans lequel les parlementaires se montrent plutôt enclins à appuyer l’Espagne dans son processus de démocratisation, l’Assemblée adopte sa résolution n° 640, qui souligne que l’Espagne se trouve dans une phase irréversible de transition politique, qualifiée de «prédémocratique». En même temps, elle déplore le fait que les partis politiques et les syndicats ne puissent pas encore s’exprimer et s’organiser normalement. Ce même jour, un groupe de représentants de partis d’opposition, principalement de gauche et chrétiens-démocrates (en plus du PCE), signent à Strasbourg un manifeste dans lequel ils demandent plus de fermeté au Conseil de l’Europe dans son jugement du gouvernement de Suárez. Ils réclament aussi de façon résolue, au-delà de la tenue d’élections, la reconnaissance de tous les partis politiques, le rétablissement de tous les droits et libertés publiques (comme la liberté de presse et la liberté syndicale) et la participation des vraies forces politiques et sociales de l’État au processus électoral. La diplomatie espagnole s’emploie à éviter que les demandes de l’opposition ne modifient la résolution de l’Assemblée.


Durant les mois antérieurs aux élections, la question la plus brûlante est la légalisation du Parti communiste espagnol. Le mois d’avril 1977 voit la création, pour la première fois, d’un groupe communiste à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Dans ce contexte, Walther Hofer, dans un nouveau rapport, prie le gouvernement espagnol de procéder à la légalisation du PCE, ce qui sera chose faite pendant la semaine de Pâques.


Le 15 juin voit la tenue en Espagne des premières élections démocratiques depuis la dictature, avec la victoire de l’Union centre-démocratique d’Adolfo Suárez. Le Conseil de l’Europe exprime au gouvernement espagnol, par la voix de José Luis Messía (consul à Strasbourg de 1962 à 1970, ambassadeur spécial et observateur à Strasbourg depuis début 1976), ses félicitations pour avoir mené à bon terme le processus électoral. Commencent alors les démarches en vue de l’adhésion de l’Espagne. Une commission de parlementaires se réunit à Anvers du 6 au 9 juillet afin d’étudier la question. Par ailleurs, deux magistrats espagnols, Fernando Martínez Ruiz et José María Morenilla, sont envoyés à Strasbourg pour étudier les implications juridiques de l’adhésion.


Les membres de l’Assemblée Walther Hofer, Claude Delorme et Paul Channon (conservateur britannique qui remplace Giuseppe Reale) se rendent à Barcelone et Madrid du 12 au 18 septembre 1977. Après des entrevues avec le Roi, Adolfo Suárez et d’autres personnalités, ils rédigent pour l’Assemblée un rapport dans lequel ils décrivent les conditions normales qui ont régné pendant le processus électoral. Le 6 juillet, l’Assemblée adopte sa résolution n° 656, dans laquelle elle se félicite de la «maturité politique montrée par le peuple espagnol», elle prend acte du désir des partis représentés aux nouvelles Cortes de renforcer les liens avec les organisations de l’Europe occidentale, et charge son président d’inviter une délégation d’observateurs espagnols à participer à la prochaine session plénière de l’Assemblée en octobre.


La question à régler concernant l’adhésion immédiate de l’Espagne au Conseil de l’Europe est celle-ci: existe-t-il ou non l’exigence d’adopter au préalable une Constitution qui approuve et assure les principes et valeurs défendus par l’institution? Channon met cette question en évidence dans un nouveau rapport après avoir rendu une nouvelle visite en Espagne en septembre. Au moment où les Cortes, élues le 15 juin, acquièrent une nature constituante, il devient évident que la rédaction de la Constitution prendra des mois, voire des années. C’est pourquoi le chancelier autrichien Bruno Kreisky (compagnon de parti de Karl Czernetz, président de l’Assemblée parlementaire du Conseil) suggère à Marcelino Oreja de demander aux parlementaires espagnols d’accélérer le processus en adoptant par écrit l’engagement de respecter ces principes dans le texte final. Ainsi, le 8 octobre 1977, les représentants des groupes parlementaires du Congrès des députés (Leopoldo Calvo-Sotelo pour l’UCD, Felipe González pour le PSOE, Manuel Fraga pour l’Alliance populaire, Francisco Ramos Molins pour les socialistes catalans, Miquel Roca pour la Minorité basco-catalane, Santiago Carrillo pour le PCE et Raúl Morodo pour le Groupe mixte) émettent une déclaration formelle dans laquelle ils informent le Conseil de l’Europe de «leur ferme intention de garantir constitutionnellement la primauté du droit, le respect des idéaux consacrés par le statut du Conseil de l’Europe et en particulier les droits de l’Homme et les libertés fondamentales figurant dans la convention européenne signée à Rome le 4 novembre 1950». Avec cette décision, on espère «arriver au plus tôt à régler les questions formelles que pourrait poser l’adhésion immédiate de l’Espagne au statut du Conseil de l’Europe».


En réponse, le 12 octobre, l’Assemblée parlementaire adopte une dernière résolution sur l’Espagne, présentée par Hofer et Channon. Ce document clôture la période de transition espagnole car il affirme prendre acte avec satisfaction de la déclaration du 8 octobre et exprime l’espoir de voir sans délai l’adhésion de l’Espagne. De fait, à cette occasion, la résolution revêt la forme plus solennelle d’une recommandation (n° 820). Dans celle-ci, l’Assemblée recommande au Comité des ministres d’inviter sans délai l’Espagne à adhérer au Conseil de l’Europe. Cette session du Conseil a parmi ses invités une délégation de parlementaires espagnols, composée de Fernando Álvarez de Miranda (président du Congrès des députés), Antonio Fontán (président du Sénat), Felipe González, Santiago Carrillo, José Pedro Pérez Llorca, Federico Silva Muñoz, Juan Carlos Guerra Zunzunegui, Joaquín Satrústegui, Antón Canyellas, Miguel Unzueta, Josep Benet Morell, José Federico de Carvajal, Joaquín Muñoz Peirats et José María Suárez Núñez.


Le lendemain, le 13 octobre, le gouvernement espagnol, par l’intermédiaire de José Luis Messía, ambassadeur spécial et observateur à Strasbourg, présente au secrétaire général du Conseil de l’Europe, Georg Kahn-Ackermann, la demande d’adhésion officielle. Le 18 octobre, le Comité des ministres adopte la résolution n° 77 (32) dans laquelle, ayant pris note de la volonté de l’Espagne et de l’intention du gouvernement espagnol de signer la Convention européenne des droits de l’Homme, et vu l’avis favorable de l’Assemblée parlementaire, il invite l’Espagne à devenir membre. Le 30 octobre, Kahn-Ackermann rend une visite officielle en Espagne dans le but d’achever les préparatifs.


Le 16 et le 18 novembre, le Congrès et le Sénat espagnols adoptent à l’unanimité le projet de loi sur la ratification de l’instrument d’adhésion au statut du Conseil de l’Europe. L’entrée officielle de l’Espagne au Conseil de l’Europe s’effectue ainsi le 24 novembre 1977; ce jour, Marcelino Oreja remet au secrétaire général les instruments d’adhésion. Tout de suite après, Oreja signe, au nom de l’Espagne, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de 1950. Dans l’après-midi, il participe pour la première fois au Comité des ministres (réuni pour sa 61e session), qui, outre l’adhésion espagnole, va traiter de thèmes liés à la coopération européenne, de l’Acte d’Helsinki et de la pratique de la torture dans le monde.


Au cours des mois suivants, l’Espagne accomplit les formalités pour confirmer son statut de vingtième membre du Conseil de l’Europe. La délégation officielle des Cortes espagnoles à l’Assemblée de Strasbourg est désignée. Elle se compose de dix membres titulaires et dix suppléants (douze à partir de 1978), tous congressistes ou sénateurs, avec José Manuel Otero Madrigal (UCD) en qualité de président et Gregorio Peces Barba (PSOE) en tant que vice-président. Outre ces personnalités, sont membres de l’Assemblée José Pedro Pérez Llorca (UCD), Luis Yáñez Barnuevo (PSOE), Gregorio López Bravo (AP), Fernando Baeza (PSOE), Donato Fuejo Lago (Groupe mixte), Joaquín Satrústegui (PSI), José Luis López Henares (UCD), Alejandro Cilici Pellicer (Entesa), Ricardo León Herrero (UCD), Javier Arzallus (Minorité basque), Joaquín Muñoz Peirats (UCD), Manuel Marín (PSOE), José Federico de Carvajal (PSOE), Baldomero Fernández Calviño (UCD), Carlos Calatayud Maldonado (UCD), Gregorio López Raimundo (PSUC) et Antón Canyellas (Minorité catalane). Le 25 avril 1978, Eduardo García de Enterría devient le premier juge espagnol à la Cour européenne des droits de l’Homme, un poste qu’il occupera jusqu’en 1986. De plus, l’Espagne adhère peu à peu aux divers accords et traités favorisés par le Conseil de l’Europe, comme la Convention relative au statut juridique du travailleur migrant, la Convention européenne pour la répression du terrorisme ou la Charte sociale européenne. Le 8 octobre 1979, le roi Juan Carlos Ier est invité à s’adresser à l’Assemblée de Strasbourg. Dans son discours, il loue les valeurs de cette institution et la remercie de permettre à l’Espagne d’y accéder avant l’adoption de sa Constitution, qui finalement se réalisera en décembre 1978.


Depuis son adhésion, l’Espagne s’est montrée un membre actif et efficace du Conseil de l’Europe. Fin 2009, elle avait signé et ratifié 111 conventions et lancé le processus de ratification pour 18 autres. Le pays a également apporté des dirigeants aux institutions de Strasbourg, comme les présidents de l’Assemblée parlementaire José María de Areilza (1981-1983) et Miguel Ángel Martínez (1992-1996), le secrétaire général Marcelino Oreja (1984-1989) ou le premier commissaire aux droits de l’Homme, Álvaro Gil-Robles. Actuellement, l’Espagne apporte une contribution de 6,5 % au budget du Conseil de l’Europe.

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