Le cas de la Turquie

Le cas de la Turquie


En ce qui concerne l’élargissement de l’Union européenne, la Turquie constitue un cas particulier et la décision d’ouvrir avec elle des négociations d’adhésion suscite des réserves.


Certes la Turquie, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’était rapprochée du camp occidental en participant à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) créée en 1948 pour la répartition de l’aide américaine, au Conseil de l’Europe dès sa création en 1949 et à l’OTAN à partir de 1952. Après la Grèce en 1961, la Turquie signe le 12 septembre 1963 un accord d’association avec la Communauté économique européenne (CEE) - l’accord d’Ankara - qui prévoyait l’établissement graduel d’une union douanière des produits industriels et agricoles, la liberté de circulation et d’établissement des travailleurs, la libre circulation des services et l’application des règles communautaires de la concurrence. L’accord ne prévoit toutefois l’adhésion éventuelle de la Turquie à la Communauté européenne que lorsque la possibilité en serait examinée par les parties contractantes.


La France n’était pas d’emblée favorable à la signature d’un tel accord avec la Turquie. En effet, le général de Gaulle, président de la République française, espérait mettre sur pied une Union d’États pour une politique étrangère commune des six pays membres de la Communauté. A partir de l’échec de ce projet politique, il voyait moins d’inconvénients à associer la Turquie au Marché commun estimant notamment resserrer les rapports politiques de la Turquie avec la France. Mais, le revirement de la position française fait également partie d’un « marchandage » avec l’Allemagne. La France se déclare prête à accepter l’accord avec la Turquie à condition que l’Allemagne accepte la convention d’association avec les États africains et malgaches. Cette convention est signée à Yaoundé le 20 juillet 1963. A peine deux mois plus tard, la France est prête à signer l’accord commercial entre la Turquie et la CEE.


Depuis, la Communauté et la Turquie se sont considérablement rapprochées en consolidant leurs liens par la signature d’un protocole additionnel à l’accord commercial et d’un protocole financier le 23 novembre 1970. Ensuite, l’Union douanière entre la Communauté et la Turquie a pu être réalisée au 1er janvier 1996. En réalité, la Turquie fait avec la Communauté plus de la moitié de ses échanges extérieurs et son économie connaît une forte croissance. Sur le plan politique, en revanche, bien des problèmes se sont posés. En dépit de l’existence d’institutions représentatives, la tradition démocratique ne s’est pas vraiment implantée en Turquie, l’armée ayant dû intervenir périodiquement contre les gouvernements successifs pour faire respecter la laïcité de l’État instaurée en 1928 par Mustafa Kemal Atatürk. Les atteintes aux droits de l’homme sont restées nombreuses. Le Conseil de l’Europe les a dénoncées en 1982 et la Communauté européenne a suspendu alors ses relations avec Ankara. Le gouvernement turc n’a reconnu qu’en 1991 la réalité de la minorité kurde de douze millions d’habitants (soit 20% de la population) sans lui accorder de droits et en se contentant de la répression militaire du terrorisme pratiqué par le Parti des travailleurs kurdes (PKK). Enfin la Turquie n’a pas hésité à envahir le nord de l’île de Chypre en 1974 pour protéger la minorité turque lors du coup d’État militaire des nationalistes grecs à Nicosie, mais aussi pour y implanter des colons venus d’Anatolie et proclamer la République turque de Chypre du nord, qu’elle est la seule à reconnaître juridiquement.


Le problème de l’adhésion de la Turquie à la CEE se pose depuis 1987 avec sa candidature déposée le 14 avril. La Commission des Communautés européennes, dans son rapport du 18 décembre 1989, n’a pas alors remis en cause l’éligibilité de la Turquie à l’adhésion mais elle a jugé sa candidature prématurée. Elle précise en 1997, dans l’Agenda 2000, que la Turquie doit poursuivre son processus de démocratisation et de protection des droits de l’homme, établir des relations de bon voisinage avec la Grèce et rechercher un règlement équitable du problème chypriote.


Lorsque s’engage le processus du grand élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale et orientale, le Conseil européen d’Helsinki (10-11 décembre 1999) décide d’élargir la procédure de négociation d’adhésion aux douze pays candidats mais réserve le cas de la Turquie. Toutefois, cédant aux demandes pressantes du gouvernement d'Ankara, à l’insistance de certains pays dont la France et l’Allemagne et à l’attitude plus souple de la Grèce qui ne menace plus de veto l’entrée de la Turquie, puisque des négociations sont engagées à Chypre, le Conseil européen d’Helsinki accorde à la Turquie le statut de « pays candidat » avec les avantages financiers de la préadhésion sans pour autant fixer une date d’ouverture des négociations. Cette décision, prise sans véritable débat public sur le problème, est essentielle puisqu’elle consacre le droit de la Turquie d’être membre de l’Union européenne, son entrée effective ne dépendant plus que de son aptitude à remplir, comme les autres pays candidats, les « critères de Copenhague » (1993) visant le respect des droits de l’homme, le fonctionnement démocratique des institutions et l’ouverture à l’économie de marché. Le problème des frontières de l’Europe n’a pas été posé, ni celui de la cohésion de l’Union, alors que le document de Copenhague mentionne également comme condition « la capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration ».


La décision d’Helsinki satisfait les élites occidentalisées de Turquie. Mais un élément nouveau apparaît avec l’arrivée au pouvoir, à la suite des élections du 3 novembre 2002, du Parti de la justice et du développement (AKP – Adalet ve Kalkinma Partisi), de mouvance islamique, dont le chef Recep Tayyip Erdogan affirme toutefois vouloir respecter la laïcité et accélérer les réformes démocratiques pour mettre la Turquie en mesure d’entrer dans l'Union. Mais l’incertitude conduit le Conseil européen de Copenhague (12-13 décembre 2002), qui décide l’entrée dans l’Union des douze nouveaux membres en 2004 et 2007, à reporter sa décision sur l’adhésion turque à décembre 2004, à la vive déception d’Erdogan. Dès lors, les pressions turques vont se faire de plus en plus vives. D’autant qu’Erdogan justifie les réformes entreprises par les exigences de l’Union européenne.


Cependant, en Europe, le problème turc a commencé à faire débat. Les partisans de l’adhésion font valoir l’intérêt à aider les musulmans modérés en face des menaces de l’islamisme pour éviter la « guerre des civilisations » et l'intérêt de donner à une Union européenne comprenant la Turquie un rôle au Proche-Orient et de renforcer ainsi son poids international dans le règlement des conflits. Ce serait un atout géopolitique majeur. Mais les adversaires de l’adhésion répliquent en affirmant qu’il est certes nécessaire d’aider la Turquie mais que cela doit se faire dans le cadre d’un partenariat renforcé car son inclusion dans l’Union européenne peut accroître la suspicion des pays arabes à l’égard de l’ancien occupant turc démocratisé à l’occidentale. En outre, son inclusion dans l’Europe ne garantit pas que la Turquie puisse échapper au fondamentalisme. Enfin, l’Union aurait des frontières avec de nombreuses zones sensibles - Géorgie, Arménie, Iran, Irak, Syrie - qui poseraient des problèmes de voisinage. Le gain supposé de l’élargissement à la Turquie pourrait bien être aléatoire.


D’autre part, l’entrée de celle-ci aurait sûrement des conséquences très importantes pour l’Union européenne sur le plan financier (les aides à la Turquie s’ajoutant à celles destinées aux nouveaux membres d’Europe centrale et orientale) et surtout politique avec le poids en 2020 de 86 millions de Turcs, contre 82 d’Allemands, 63 millions de Français, 58 millions de Britanniques et 54 millions d’Italiens. Dans un cadre tel que celui établi par le projet de Constitution européenne, ou plus récemment, celui du traité de Lisbonne, qui prévoient une règle majoritaire basée sur l’importance de la population, les Turcs pèseraient d’un poids décisif sur l’adoption des lois et sur la prise des décisions. Pour certains, c’est l’identité européenne qui est en cause ainsi que l’homogénéité de l’Union, condition essentielle de son existence même.


Le 6 octobre 2004, la Commission rend public, son rapport sur les progrès de la Turquie vers l’adhésion. Le bilan est mitigé. Les réformes imposées à un rythme rapide par le gouvernement Erdogan, depuis 2002, figurent dans les textes mais leur mise en œuvre est insuffisante. La torture a été abolie mais elle est encore pratiquée en dépit de la multiplication des plaintes. La peine de mort a été abolie ainsi que les Cours de sûreté de l’État. Un nouveau code civil a été adopté et le code pénal réformé, mais les procureurs interprètent les réformes de façon restrictive. Les comportements n’évoluent que lentement. La situation des minorités s’est améliorée mais il y a encore de considérables restrictions à l’exercice des droits culturels. L’état d’urgence a été aboli dans les régions turques peuplées majoritairement par les Kurdes. Ceux-ci peuvent désormais utiliser leur langue dans l’enseignement et dans les émissions radiophoniques sous certaines conditions. Les droits des communautés religieuses non musulmanes, garantis en principe par la Constitution, sont loin d’être assurés. Des progrès sont faits dans le domaine des libertés civiles, mais les journalistes sont souvent l’objet de procédures judiciaires. Les discriminations subsistent. Enfin, les violences domestiques à l’égard des femmes restent un problème majeur (mariages forcés, polygamie, crimes d’honneur).


Au total, « l’application des réformes doit être consolidée et l’irréversibilité du processus confirmée sur une plus longue période » conclut la Commission qui recommande à cet effet un suivi attentif de la mise en place des réformes avec possibilité pour le Conseil de suspendre les négociations en cas de viol ou de mise entre parenthèses des critères sur les libertés et sur les droits de l’homme. « Aucun résultat ne peut être garanti à l’avance » affirme le président de la Commission Prodi (1999 – 2004). Quant à la date d’adhésion, la Commission l’estime impossible dans le cadre des perspectives budgétaires 2007-2013. C’est dans la période suivante que les incidences sur le budget commun pourront être mieux définies. L’aide à fournir à la Turquie devra être considérable, son PNB par habitant ne dépassant pas actuellement 28% de celui de l’Europe élargie.


Puisque l’on se place dans la seule perspective de l’adhésion, il est d’autant plus nécessaire que les critères soient respectés. Le processus de démocratisation devra être mené à bien. En cas de violation sérieuse et persistante des principes de liberté et des droits de l’homme, la Commission recommandera la suspension des négociations et le Conseil décidera à la majorité qualifiée. Cette clause ne figurait pas explicitement dans le processus d’élargissement de l’Union à l’Europe centrale et orientale. En matière économique, la Turquie devra être en mesure d’affronter la concurrence dans une économie de marché et devra transposer dans son droit interne les 80.000 pages de la législation européenne qui constituent l’acquis communautaire. Toutefois, il est prévu de négocier la durée des périodes de transition pour l’application des normes européennes et, surtout, d’instaurer des dérogations et même des clauses de sauvegarde permanentes proposées par la Commission (en particulier pour éviter l’afflux d’immigrés turcs et pour limiter les aides régionales et agricoles).


Enfin, un préalable a dû être accepté par la Turquie: la reconnaissance de la République de Chypre comme État membre de l’Union européenne. Après de longues discussions, la délégation turque n’a accepté qu’une reconnaissance de facto par la signature, avant l’ouverture des négociations, d’un accord adaptant le traité d’Union douanière Turquie-Union européenne à l’élargissement de celle-ci à dix nouveaux membres, dont Chypre.


En prenant acte des efforts de la Turquie, les chefs d’États ou de gouvernement, réunis en Conseil européen à Bruxelles le 16 et 17 décembre 2004, se prononcent en faveur de l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie à la date du 3 octobre 2005.


C’est donc en octobre 2005 que s’ouvre à Luxembourg le processus de « screening », un examen analytique de la législation turque au regard de l'acquis communautaire, constituant la phase de préparation des négociations d'adhésion. Le « screening » sert de base aux négociations bilatérales entre l'Union européenne et chacun des pays candidats et a pour objectif d'identifier les domaines de l'acquis dans lesquels des progrès doivent être réalisés afin que les législations des pays candidats soient compatibles avec les règles communautaires. Ces domaines sont répartis en chapitres qui sont négociés individuellement.


En juin 2006, les négociations du chapitre « sciences et recherche » sont closes après une évaluation positive. Mais, le 4 septembre de la même année, le Parlement européen vote un rapport selon lequel la Turquie n’aurait pas effectué les progrès suffisants dans les domaines de la liberté d’expression, des droits des minorités, de la corruption et de la violence contre les femmes. Le 8 novembre 2006, la Commission publie un rapport critique sur les progrès de la Turquie pour son adhésion. A la fin de la même année, l’avancement des négociations est compromis davantage lorsque la Turquie refuse d’appliquer le protocole additionnel de l’accord d’Ankara de juillet 2005 à Chypre. Le Conseil européen décide alors de ne pas ouvrir les négociations pour 8 chapitres et retient que les chapitres ouverts à la négociation ne pourront être clôturés avant l’application du protocole additionnel en question.


Depuis ce contentieux à propos de Chypre, les négociations ne se poursuivent que péniblement. En mars 2007, les négociations sur le chapitre « entreprises et industries » ont étés ouvertes suivi des chapitres « contrôle financier » et « statistiques » en juin 2007. Néanmoins, la suite des négociations d’adhésion s’annonce difficile.


Dans le cadre d’un élargissement éventuel de l’Union européenne à la République de Turquie, certaines personnalités politiques affirment leur opposition à l’adhésion de la Turquie. Cette objection s’est développée surtout à l’approche du Conseil européen (16 et 17 décembre 2004) relative à l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie. En France, Jacques Chirac, président de la République française de 1995 à 2007, très favorable à l’entrée de la Turquie, avait choisi pour la ratification du traité constitutionnel, au lieu de la voie parlementaire qui ne posait pas de problème, le recours au référendum qu’il espérait favorable et dont le succès conforterait sa position. Mais il s'est ensuite aperçu que l’adhésion turque, rejetée par la moitié des Français, risquait de renforcer le « non » à la Constitution dans son propre camp. D’où sa promesse de donner la parole aux Français par référendum pour toute adhésion future, y compris donc de celle de la Turquie, le traité une fois signé dans dix ou quinze ans, c’est-à-dire quand le processus serait achevé et qu’un veto tardif ouvrirait une crise grave. Il a néanmoins insisté sur la nécessité pour la Turquie de répondre parfaitement aux critères, particulièrement en matière de droits de l’homme. Nicolas Sarkozy, élu président de la République française en mai 2007, a fait part de ses réserves sur une éventuelle intégration de la Turquie dans l’Union européenne.


En Allemagne, la moitié de l’opinion se déclare hostile à une adhésion éventuelle de la Turquie. Alors que le gouvernement Schröder, composé de social-démocrates et de verts, soutenait la candidature turque, la chancelière Merkel doute des capacités de l’Union européenne à absorber la Turquie. A l’instar de Nicolas Sarkozy, Angela Merkel favorise l'établissement d'un « partenariat privilégié ». En Autriche, le gouvernement Schüssel (öVP), ainsi que le gouvernement de son successeur Gusenbauer (SPö), se sont prononcé contre une adhésion précoce de la Turquie à l’Union. Ainsi, leurs discours concordent avec l’hostilité de la quasi-totalité de l’opinion publique à un élargissement éventuel de l’Union à la Turquie. L'Autriche, comme la France, s'est engagé à tenir un référendum sur l'adhésion de la Turquie à l'UE. Aux Pays-Bas et au Danemark, officiellement favorables à l’admission, l’hostilité se développe également dans l’opinion.


En revanche, se montrent déterminés à faire entrer la Turquie dans l’Union européenne d’abord la Grande-Bretagne, surtout désireuse d’élargir le grand marché plus que de construire une Europe politique déjà rendue plus problématique par l’accroissement du nombre de membres. Le président des États-Unis Georges W. Bush a publiquement appuyé la candidature turque dans l’intérêt de l’Alliance atlantique. La Suède est également très favorable, ainsi que l’Espagne et l’Italie. En Grèce, le gouvernement tient à améliorer les rapports avec le voisin turc mais l’opinion est très partagée sur l’adhésion. La Pologne se méfie du fait que la Turquie, une fois accepté au sein du club européen, bénéficie de subventions massives et soit un pays beaucoup trop grand pour la capacité d’absorption de l’UE. Néanmoins, Varsovie a réitéré à plusieurs reprises son soutien à l’adhésion de la Turquie.

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