Réactions de la Commission

Réactions de la Commission1


Consonances et dissonances avec le rapport Werner


«La relation entre la Commission et le groupe Werner a été complexe, mais elle était partie intégrante du fonctionnement du groupe Werner»2. Il s’agit de liens clairs et structurés entre organismes assez autonomes et, en même temps, de liens entre personnes, dont les affinités, complicités, orgueils et inimitiés transcendent le côté officiel. Le groupe ad hoc, recueillant finalement – après la désignation du Premier ministre luxembourgeois à sa présidence – des ressortissants des six pays communautaires, est composé des présidents des différents comités spécialisés de la Commission, ainsi que d’un représentant de la Commission3. Celle-ci assure également la coordination technique des travaux4. Parmi ces comités, celui des banquiers centraux est le plus indépendant en termes de réflexion et d’action en raison de l’autonomie que les banques centrales ont par rapport à leurs gouvernements. Les autres comités, issus d’une décision ne contenant aucun élément supranational5 et reflétant la collaboration entre les services compétents des administrations des États membres, restent assez imprégnés des positions et intérêts politiques nationaux. La Commission met en place un groupe de travail interdirections sur l’Union économique et monétaire6 auquel se joignent les directeurs et le secrétaire du comité monétaire, avec la mission d’alimenter en réflexion et en documentation le représentant de la Commission dans le groupe Werner. Par courtoisie et souci d’efficacité, le cabinet du vice-président Raymond Barre prête aussi main forte au comité d’experts, y compris pour des questions logistiques, financières et protocolaires7. La Commission est au courant, officiellement et officieusement, de ce qui se passe à l’intérieur du comité Werner.

L’alchimie des relations personnelles fait que Raymond Barre est proche de son compatriote Bernard Clappier ainsi que du baron belge Hubert Ansiaux et qu’il participe systématiquement, en sa qualité de vice-président de la Commission, aux travaux des deux comités qu’ils président. Il connaît bien Pierre Werner qu’il rencontre régulièrement depuis 1967 lors des réunions des ministres des Finances communautaires. Leur engagement européen est sans faille et leur dialogue en matière monétaire à l’aube des années 1970 renforce cette consonance8. Selon certaines sources9, c’est Raymond Barre qui aurait avancé le nom du Premier ministre luxembourgeois pour la présidence du groupe d’experts, laissant aux autres le soin de passer à l’action. Pour sa part, compte tenu de la longévité et de l’étendue de ses responsabilités politiques nationales, Pierre Werner entretient depuis longtemps des bons rapports avec ses partenaires – notamment belges (le ministre Snoy, le baron Ansiaux) et français (le ministre Giscard d’Estaing, Bernard Clappier), mais aussi allemands (le ministre Schiller, Johann Baptist Schöllhorn) – amenés à interagir avec le comité ad hoc. C’est d’ailleurs à l’unanimité qu’il a été finalement désigné comme président10.


La synergie entre le groupe Werner et la Commission est effective, en général sereine, mais émaillée de contradictions et de tensions. Aux membres du groupe Werner, la liberté de réfléchir durant sept mois en toute indépendance, mais à titre personnel, sur les grands axes menant à l’Union économique et monétaire; à la Commission, les contraintes de proposer et de faire valider des moyens d’actions qui satisfassent les sensibilités des Six et les procédures communautaires, en tenant compte du plan Werner ou pas. Cette conclusion ressort clairement de plusieurs interventions de Raymond Barre devant le Parlement européen. Lorsque les parlementaires se rangent du côté du rapport Werner pour défendre les objectifs et les priorités d’une Union économique et monétaire tels qu’ils y sont énoncés11, le vice-président de la Commission rétorque sévèrement: «Je voudrais redire au Parlement européen ce que j'ai dit depuis de nombreux mois – et je dirais depuis de nombreuses années au Parlement […] – ce ne sont pas les rapports, ce ne sont pas les plans, ce ne sont pas les déclarations d'intention qui comptent, ce sont les décisions. Et le but que poursuit la Commission, c'est d'obtenir un certain nombre de décisions […]. Des décisions irréversibles»12. «C’est à la Commission et au Conseil qu’incombe d’examiner quelles sont les meilleures méthodes pour aboutir aux décisions qui devront être prises en fin d'année [au sujet du plan par étapes]. À ce moment-là, la Commission fera les propositions qu’il est de son devoir de faire»13.


Ces propos reflètent en filigrane toute l’opposition entre la réflexion sur le long terme (une décennie) du rapport Werner qui, du fait du grand nombre d’impondérables, ne pouvait prévoir des mesures concrètes que dans sa première étape et «l’immédiateté» de l’existence et du raisonnement de l’exécutif communautaire, pour lequel le long terme est souvent synonyme avec la durée de son mandat. De surcroît, le plan Werner ébauche un minimum d’éléments indispensables à la définition d’une Union économique et monétaire complète. Les propositions de la Commission, moins ambitieuses et en retrait par rapport à celle du groupe ad hoc sont, en fait, une formalisation juridique (en une résolution et deux projets de décisions à être adoptés par le Conseil) de certaines suggestions provenant du plan Werner. L’intransigeance qui émane des déclarations de Raymond Barre est liée aussi à un autre facteur. Il s’agit de l’ambition la Commission européenne de redynamiser son action et de consolider sa position, tant dans la mise en œuvre des grands projets lancés par le sommet de La Haye que dans le rééquilibrage des rapports interinstitutionnels. Il est utile de rappeler que ce sommet avait été imaginé par son initiateur, le président Pompidou, comme exclusivement intergouvernemental, sans l’intervention des institutions communautaires. D’abord réticente, la Commission devient de plus en plus convaincue des enjeux majeurs pour la construction européenne qu’une telle conférence peut générer. Elle commence à agir, recueille le soutien des autres États membres et réussit à s’y impliquer activement14. Les décisions prises à La Haye ouvrent, pour la Commission, la perspective de peser sur des nombreux projets qui sont adoptés. C’est le cas notamment en matière de coopération économique et monétaire, dont la Commission est le laboratoire. Par conséquent, elle ne veut pas se contenter de gérer les affaires courantes et techniques, ni d’être réduite à une sorte de secrétariat général15. Il en est de même en matière institutionnelle, où la Commission, gardienne des traités, refuse de se laisser marginaliser et compte peser de toutes ses compétences communautaires dans le triangle décisionnel qu’elle forme avec le Conseil et le Parlement16.


Un autre aspect pourra décrypter davantage cette réaction sévère du vice-président de la Commission. Il s’agit des relations personnelles complexes entre Raymond Barre et Pierre Werner. Ils se connaissaient de longue date, se fréquentaient notamment dans les milieux européens (c’est Barre qui aurait proposé Werner à la présidence du comité d’experts) et se respectaient mutuellement. Pourtant et nonobstant leurs liens personnels sans faille poursuivis jusqu’à la fin de leurs vies (y compris sur le front de l’euro), à l’époque du rapport Werner ils n’échangent pas sur la problématique de fond de cette réflexion. Les archives familiales Pierre Werner ne nous ont rien révélé en ce sens. En plus, Barre se montre irrité chaque fois que les mérites du comité d’experts et de Werner sont mis en avant. C’est contradictoire et paradoxal. En guise d’explication, on ébauche l’hypothèse suivante: Raymond Barre appréciait beaucoup Pierre Werner, pour ses qualités humaines, pour son intelligence, pour son caractère et pour sa prudence, attribut qu’ils partageaient. Il admirait aussi sa carrière politique. Mais du point de vue de l’union économique et monétaire, leurs conceptions se situaient dans deux sphères différentes. La nature de sa personnalité, ainsi que sa longévité de presque trois décennies au plus haut de la vie politique d’un pays doté de grande stabilité faisaient que Pierre Werner se situait tout naturellement dans le long terme. Cet horizon ample invitait à la réflexion et aux projets d’avenir qui devenaient forcément réalité des années après. La perspective l’emportait sur le pragmatisme. Raymond Barre se situe du côté de ceux qui, dans leurs visions, privilégient le court et le moyen terme et mettent l’accent sur l’urgence de progresser. Par conséquent, les petits pas, mais des pas concrets, sont de mise. D’où une prudence accrue, un soin particulier pour les procédures et une ambition plus mesurée dans les objectifs et les démarches.


Après avoir pris officiellement connaissance du rapport Werner17, la Commission des C.E. soumet au Conseil, le 29 octobre 1970, ses propres propositions et deux projets de résolutions relatives à l’institution par étapes de l’Union économique et monétaire18.


Le contenu de ces documents est brièvement reflété ci-après.


La Commission considère que le plan Werner dégage les options fondamentales d'une Union économique et monétaire, en lui reconnaissant le mérite d’avoir apporté le progrès en matière d’affaires communautaires. En revanche, elle réaffirme que la réflexion des experts ne revêt aucun caractère contraignant19. La Commission adhère pourtant aux points-clés du plan par étapes, parmi lesquels figure la nécessité des progrès dans le domaine de l'unification politique20. L'achèvement de l'union économique et la réalisation de l'union monétaire doivent s'accompagner du transfert à l’échelon communautaire de certaines compétences incombant jusqu’alors au plan national. Un tel transfert devra pourtant se limiter à ce qui est nécessaire à la cohésion de l’unité et à l'efficacité de l'action communautaire. Les politiques décidées au niveau communautaire seront soumises au contrôle démocratique exercé par le Parlement européen, tout comme à des consultations régulières avec les partenaires sociaux. Sont envisagés deux organes supranationaux – un centre de décision pour la politique économique et un système communautaire des banques centrales –, indispensables à la maîtrise de la politique économique et monétaire à l'intérieur de l'union.


La Commission n’épargne pas les critiques envers le rapport Werner, qu’elle considère se limiter à des indications générales. De ce fait s’impose la réalisation ultérieure des études approfondies21. Un premier approfondissement devra se concentrer sur le système communautaire de banques centrales en charge de la gestion monétaire de l'union, en précisant sa nature et ses responsabilités propres. D’autre part, il faudra définir clairement ce que signifie la conduite de la politique économique et monétaire de l'union. Des précisions sur la nouvelle architecture institutionnelle s’imposent aussi. «La répartition des compétences entre les institutions communautaires d'une part, entre ces institutions et les autorités des États membres d'autre part, ne saurait être dès maintenant préjugée. Elle devra toutefois répondre à la nécessité d'assurer aux institutions de la Communauté une réelle efficacité et une assise démocratique valable»22.


Dans la mise en place de ces mesures, le rapport Werner préconise une certaine souplesse. Il ne détermine donc pas un calendrier précis pour l'ensemble des étapes prévues. C’est seulement la première étape qui est définie de manière plus concrète et détaillée. Ensuite, le chemin vers le point d'arrivée n’est ébauché que par des indications d’ordre général. Cette vision n’est empreinte ni de superficialité, ni de manque d’imagination ou de pragmatisme. Elle est le résultat d’une méthode de travail que le président Werner, puisant son inspiration dans la démarche d’édification du Marché commun, a proposée au groupe d’experts dès leur réunion préliminaire qui s’est déroulée le 11 mars 1970 au Luxembourg. Il s’agit de mettre en avant ce qui est prioritaire, de fournir des idées et des solutions pratiques pour atteindre les objectifs à court terme, tout en prenant en considération les pistes et les expériences qui pourraient s’avérer utiles à moyen et à plus long terme, même si cela n’était pas évident dans l’immédiat. C’est ainsi qu’il a incité ses collègues à rédiger dès le début, et tout au long des travaux, des notes décrivant les étapes et les mesures qu’ils envisageaient pour parvenir à l’objectif final23. C’est ainsi qu’il a été possible d’identifier les points d’accord et les zones de divergence entre diverses positions et de dégager in fine le consensus politique. À la lumière de ce principe, le groupe a inscrit dans le texte même du rapport sa volonté «de conserver une certaine souplesse pour faire face aux adaptations que l'expérience acquise au cours de la première étape pourra suggérer»24.


La Commission n’est pas du même avis et estime qu’une définition plus précise de ce qui suit la première étape aurait été nécessaire. Elle n’est pas sans comprendre l’approche du comité Werner. Ses travaux limités dans le temps (mars-octobre 1970) l’ont mis dans l’impossibilité de procéder à un examen approfondi de toutes les questions d’intérêt. Elle se montre néanmoins moins indulgente pour le fait que le comité d’experts «n’a pas considéré opportun d’aborder des suggestions formulées pour des étapes ultérieures par les documents déposés par les gouvernements ou par la communication de la Commission du 5 mars 1970».


Pour la première étape de trois ans, la Commission est sur la même longueur d’onde que le plan Werner. Il s’agit notamment des méthodes de coordination des politiques économiques à court terme et de la réduction progressive des marges de fluctuation entre les monnaies des pays membres. Ses réserves interviennent toutefois pour le laconisme avec lequel est décrite la transition vers le point d’arrivée. De ce fait, [(elle)… ne croit pas possible de formuler des observations détaillées sur cette brève partie du rapport Werner]25. Quant au Fonds européen de coopération monétaire si important pour le comité Werner (et proposé dès la première étape), le sujet est contourné par une formule diplomatique imbattable: «Cette très importante question mérite un plus ample examen, qui devrait être poursuivi sans retard sur la base du rapport du Comité des gouverneurs des banques centrales»26. Les réticences de la Commission ne sont pas seulement dues au caractère schématique des propos du comité Werner, mais surtout à une opposition d’approche avec le groupe d’experts. Sous l’impulsion de Raymond Barre, la Commission considère que la réduction des marges de fluctuation aurait occupé le centre des débats et forcément de la stratégie du plan par étapes, tandis qu’un fonds de stabilisation des changes n’était voué à intervenir que plus tard, après la mise en place des mécanismes appropriés. D’ailleurs, le vice-président de la Commission pointe du doigt que «[…] l'erreur du premier rapport Werner a été de mettre en avant l'élément annexe, c'est-à-dire le Fonds de stabilisation, et de mettre au second plan l'élément principal qui était la réduction des marges. Il était certain qu’un certain nombre d'États membres n'accepteraient pas, pour le plaisir d'en créer un, un fonds de stabilisation des changes. Je le déplore, pour ma part, parce que je crois qu'un fonds de stabilisation pourrait marquer une démarche plus assurée sur le plan monétaire. Mais les États membres sont comme ils sont. Nous devons tenir compte des opinions des uns et des autres»27. Ces propos ne sont pas une première. Ils ont été énoncés à maintes reprises, notamment à la réunion des ministres des Finances qui s’est tenue à Venise le 29 mai 1970, ainsi que lors des débats de la commission économique du Parlement européen (comme il a été mentionné antérieurement), mais jamais de manière aussi tranchante.


La Commission s’accorde avec le rapport Werner au sujet de l’inévitable adaptation du traité de Rome aux exigences de l’édification de l'Union économique et monétaire. Les ajustements nécessaires seront définis en fonction des progrès à réaliser et, de ce fait, la Commission s’engage à présenter, avant la fin de la première étape, les projets d'amendements qui s’imposent.


Compte tenu que «le rapport [Werner] fournit une contribution essentielle aux travaux que mènent les institutions de la Communauté pour fixer le plan par étapes prévu par les chefs d'État ou de gouvernement à La Haye», la Commission souligne que «[…] le terrain a été suffisamment déblayé peur que la Communauté engage, dès le début de 1971, le processus tendant à la réalisation progressive d'une union économique et monétaire»28. Elle recommande donc au Conseil d’adopter avant la fin de l’année 1970 une résolution sur l’institution par étapes d'une Union économique et monétaire dans le courant de la décennie 1970-1980. Par la même résolution, devra être institué pour la période 1971-1973 un programme d'action concernant la première étape, indissociable du processus complet de réalisation de l'Union économique et monétaire. Aux yeux de la Commission, deux autres décisions sont indispensables pour l’engagement politique de la Communauté. L'une cible le renforcement de la coordination des politiques économiques à court terme; l’autre a trait à l'intensification de la collaboration entre les banques centrales de la Communauté. Par ces décisions, le Conseil donnerait le coup d’envoi du programme d'action précité.


Marquée par les points-forts du rapport Werner, la première résolution de Commission se focalise sur la coordination des politiques économiques à court terme. Il est prévu que le Conseil consacre trois sessions par an à l'examen de la situation économique dans la Communauté, dans le but de dégager des orientations communes pour la politique économique à court terme des États membres29. Ce cycle d’analyses doit se finaliser par un rapport annuel sur la situation économique de la Communauté. Ses conclusions détermineront les grandes orientations pour l’année suivante, que les États membres suivront dans la mise en œuvre de leurs politiques économiques respectives. Les gouvernements soumettront ce rapport à leurs parlements nationaux pour débats et comme base pour l’adoption des budgets pour l’année suivante. Un tel mécanisme est propre à amorcer une véritable coordination des politiques budgétaires des États membres.


La deuxième résolution traite du resserrement de la collaboration entre les banques centrales, élément-clé de la première étape. Afin que leur concertation soit renforcée30, les banques centrales devront suivre des orientations convergentes en matière de politique de la monnaie et du crédit, définies sous l’impulsion du comité des gouverneurs31. Quant au Fonds européen de coopération monétaire, la Commission donne mandat au comité monétaire d’établir, ensemble avec le comité des gouverneurs des banques centrales, un rapport traitant de ses fonctions et son organisation, qui sera soumis à la Commission et au Conseil au plus tard le 30 juin 1972. Cette résolution contient une autre recommandation issue du plan Werner, liée à la solidarité monétaire européenne. La Communauté adoptera progressivement des positions communes dans les relations monétaires avec les pays tiers et dans les organisations internationales.


L’ensemble des actions de la première étape de trois ans devra être engagé à partir du 1er janvier 1971. En charge de la mise en place de la stratégie convenue, la Commission soumettra au Conseil avant le 1er mai 1973 une communication sur les progrès accomplis et sur les mesures à adopter au-delà de la première étape, y compris le projet de modification du traité au titre de son article 23632.


Les banquiers centraux sont les premiers à manifester leur mécontentement en constatant combien la Commission a aseptisé le rapport Werner. Dans la première réunion du Comité des gouverneurs des banques centrales, après la publication des propositions de la Commission, les débats font ressortir le désaccord. Le président de la Bundesbank Karl Klasen précise que s’il accepte pleinement le rapport du groupe Werner, il lui est impossible d’en faire autant pour les propositions de la Commission, qui, tout en affirmant des objectifs semblables, ne propose pas des vues identiques. Les membres italiens du Comité des gouverneurs estiment que les propositions de la Commission sont dépourvues de clarté et ne revêtent qu’une valeur symbolique. Ils sont d’avis qu’afin de progresser concrètement vers l’Union économique et monétaire, il conviendrait de mettre au point une réelle convergence du développement économique et de la coopération monétaire entre les partenaires33.


Ugo Mosca, directeur général des Affaires économiques et financières et membre du groupe ad hoc, répond à ces inquiétudes et signale qu’en réalité, il n’y a qu’une distinction de forme entre les deux documents. «La différence entre les documents tient essentiellement à une question de présentation due au fait que le groupe Werner rassemblait des personnalités très qualifiées qui ont toujours raisonné en termes fonctionnels, alors que la Commission s’est exprimée en termes correspondant aux nécessités juridiques et politiques»34.


Une comparaison synthétique entre le rapport Werner et les propositions de la Commission nous révèle une similitude de vues sur bon nombre des points forts, mais avec des nuances différentes. Il s’agit tout d’abord de la définition identique de l’objectif final et de l’affirmation du caractère irréversible de l’Union économique et monétaire, dont l’édification implique l’engagement politique des États membres. Dans ce processus, la première étape a un rôle décisif pour parvenir à une «communauté de stabilité et de croissance». Vient ensuite le principe de parallélisme entre le renforcement de la coordination des politiques économiques et celui de la coordination des politiques monétaires. Tandis que le groupe Werner insiste sur les politiques monétaires, y compris sur leurs incidences sociales35, la Commission prête moins d’attention à ce domaine et estime plus modestes les progrès nécessaires pour la première étape. La nécessité d’adapter le traité de Rome, surtout en préparation de la deuxième phase, apparaît évidente et le transfert des responsabilités du niveau national au plan communautaire impératif. Contrairement au rapport Werner, qui met en avant la construction institutionnelle et des nouveaux organes communautaires36, la Commission estime que ces transferts sont entièrement possibles dans le cadre des institutions existantes. Pourtant, il faudrait d’une part un réaménagement des compétences et des liaisons entre ces institutions et d’autre part entre celles-ci et les autorités nationales.


«Dans tous ces domaines, nous allons reprendre le travail sur le plan des relations entre la Commission et le Conseil, c'est-à-dire agir auprès du Conseil pour que des décisions précises soient prises dans ces divers domaines, car […] ce ne sont pas les rapports, ce ne sont pas les plans, ce ne sont pas les déclarations d'intention qui comptent, ce sont les décisions […]. Le but de la Commission, dans les prochains mois et surtout d'ici le Conseil de la fin de décembre, sera de faire prendre par le Conseil un certain nombre de décisions précises qui marqueront d'une façon très claire que nous nous acheminons de façon irréversible vers une meilleure organisation, économique, monétaire et financière de la Communauté»37.


Conformément au calendrier fixé par les chefs d’État ou de gouvernement, la date limite pour les décisions à prendre est le 31 décembre 1970.





1 Sauf mention contraire, tous les documents cités dans la présente étude ont comme source www.cvce.eu.

2 Cf. PAYE, Jean-Claude. Le rôle de la Commission des Communautés, 1967-1973. In Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construction européenne (1957-1978). Publication des Journées préparatoires qui se sont tenues à Bercy le 14 novembre 1997 et le 29 janvier 1998. Paris: Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, 2002, tome 2, p 120.

3 Le comité Werner réunit les présidents du comité monétaire (le Français Bernard Clappier), du Comité des gouverneurs des banques centrales (le Belge Hubert Ansiaux), du comité de politique économique à moyen terme (l’Allemand Johann Baptist Schöllhorn), du comité de politique conjoncturelle (le Néerlandais Gerard Brouwers) et du comité budgétaire (l’Italien Gaetano Stammati). La Commission est représentée par le directeur général des Affaires économiques, Ugo Mosca. Voir le chapitre 2 intitulé «Création et déroulement des travaux du comité Werner (mars-octobre 1970)».

4 Le secrétariat du comité Werner est géré par le Français Georges Morelli, fonctionnaire de la DG II de la Commission des CE.

5 Cf. Le contenu des propositions de la Commission européenne au Conseil des ministres en matière de coopération monétaire et financière au sein de la CEE: M. Marjolin souligne la signification et la portée, Agence Europe, n° 1590, Bruxelles 01.07.1963.

6 Note de la Commission n° 700225 du 26.01.1970.

7 Les archives familiales Pierre Werner montrent que le traitement aussi bien protocolaire que financier de tous les experts membres du comité ad hoc (membres pleins, suppléants, spécialistes associés) a été établi grâce au vice-président Raymond Barre, qui a proposé et obtenu les conditions nécessaires auprès de la Commission. Cf. Note réf. II-DG/AM.1f/13.III.1970, p. 0029, Archives historiques de la Commission européenne, Bruxelles.

8 Cf. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 047 intitulée Groupe Werner: Antécédents, préparatifs et réunions 1968-1970 et réf. PW 048 intitulée Intégration monétaire de l’Europe. Le Plan Werner: 1970.

9 Voir la section 2.1 intitulée «Désignation de Pierre Werner à la présidence du comité d’experts – trois versions».

10 Ibid.

11 Prises de position des députés Lange, Bousch (rapporteur pour le plan par étapes au sein de la Commission économique) et Springorum. Commission économique du Parlement européen. Réunion du 28-29.09.70 à Bruxelles. Procès-verbal de la réunion, cf. PE/II/PV/70-14, p. 9.

12 Intervention de Raymond Barre. Bande 218. Transcription. Commission économique du Parlement européen. Réunion du 28-29.09.70 à Bruxelles, p. 11. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048.

13 Ibid., p. 8.

14 La Commission, que les réticences françaises relèguent à un rôle secondaire et strictement technique, s’active et obtient le soutien des autres États membres pour prendre part au sommet. Dans cette perspective, elle définit sa propre vision sur le triptyque «achèvement-approfondissement-élargissement» et mène une réflexion pour compléter l’union douanière par la mise en place d’une union économique et monétaire, à laquelle Raymond Barre est intimement associé. Voir La Commission européenne, 1958-1972 Histoire et mémoires d´une institution (sous la direction de Michel Dumoulin), Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes, 2007. Le 22 juin 1970, à la veille de l’entrée en fonction du président Malfatti, le secrétaire général Emile Noël lui envoie une lettre dans laquelle il souligne les risques d’affaiblissement de la Commission, ainsi que la nécessité de redéfinir ses rapports avec le Conseil et avec le Coreper. «La critique de l’action de la Commission et la contestation de son rôle […] sont devenues plus aisées et elles ont été de plus en plus apparentes depuis 1967, dans le Conseil, dans le parlement, comme dans la presse européenne et internationale». Document cité par Marie-Thérèse Bitsch in Le développement de la Commission unique (1967-1972), p. 148.

15 Raymond Barre est ainsi en parfaite consonance avec le nouveau président de la Commission européenne, Franco Maria Malfatti, qui a clairement exprimé cet objectif dans son discours-programme qu’il a tenu le 15 septembre 1970 devant le Parlement européen. claration de Franco Maria Malfatti, président de la Commission européenne, prononcée devant le Parlement européen. Strasbourg, 15 septembre 1970. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes, 1970.

16 Ibid., pp. 142-148. Le 22 juin 1970, à la veille de l’entrée en fonction du président Malfatti, le secrétaire général Emile Noël lui envoie une lettre dans laquelle il souligne les risques d’affaiblissement de la Commission, ainsi que la nécessité de redéfinir ses rapports avec les institutions communautaires, tout d’abord avec le Conseil (et aussi avec le Coreper). «La critique de l’action de la Commission et la contestation de son rôle […] sont devenues plus aisées et elles ont été de plus en plus apparentes depuis 1967, dans le Conseil, dans le Parlement, comme dans la presse européenne et internationale». Document cité par Marie-Thérèse Bitsch in Le développement de la Commission unique (1967-1972).

17 Le rapport Werner prévoit la mise en place de l'Union économique et monétaire en deux principales étapes étalées sur dix ans (1971-1980) avec comme objectif final la convertibilité irréversible des monnaies des États membres, la libération totale des mouvements de capitaux et la fixation irrévocable des taux de change, voire le remplacement des monnaies nationales par une monnaie unique. La première étape est définie avec précision. Censée commencer au 1er janvier 1971 et durer trois ans, cette première étape vise à assurer que l’infrastructure économique soit appropriée et puisse préparer le terrain pour les progrès institutionnels. Les orientations de la politique économique et monétaire sont ainsi peu à peu définies en commun. Les relations de change entre les monnaies de la Communauté sont progressivement resserrées et l’amplification des fluctuations entre les pays membres en général contenue dans des limites relativement stables. Après le bilan de cette première étape et en accord avec des perspectives d’action concrètes démarre une deuxième étape, éventuellement après une phase de transition. Cette deuxième grande étape prévoit la poursuite des actions entreprises, mais de manière plus contraignante, menant à une fixation irrévocable des taux de change entre les différentes monnaies et, dans l’idéal, à une monnaie unique. Pour la préparation de l'étape finale, la création d’un mécanisme de solidarité monétaire entre les États membres est envisagée, à savoir la création d’un «Fonds européen de coopération monétaire» placé sous l'autorité des gouverneurs des banques centrales. Un conseil chargé de définir la politique macroéconomique des Six est institué. Sur le plan institutionnel, le rapport Werner préconise la création d'un «centre de décision pour la politique économique qui sera politiquement responsable devant un Parlement européen», ainsi que d’un «système communautaire de banques centrales». Cette construction institutionnelle nécessitant d’importants transferts de responsabilités des États vers la Communauté européenne implique une révision des traités. La consultation des partenaires sociaux pour toute décision importante en matière monétaire y est également contenue.

18 Communication et propositions de la Commission des Communautés européennes au Conseil relatives à l’institution par étapes de l’Union économique et monétaire, document COM(70)1250, 29.10.1970. In Journal officiel des Communautés européennes, annexe C 140 du 26 novembre 1970, supplément au bulletin 11/1970, Luxembourg, 11 novembre 1970, p. 1. (Document consulté le 10 octobre 2012.) Voir aussi: Télégramme de la représentation permanente de l’Italie auprès de la CEE au ministère italien des Affaires étrangères sur la position de la Commission des CE au sujet du rapport Werner (Bruxelles, 31 octobre 1970) . Source: Ministero degli Affari Esteri, Archivio Storico Diplomatico Italiano, Telegramma in arrivo, n. 46099/31.10.1970, vol. 34/1970 (Telegramma ordinario. In arivo. Economia/Politica/Stampa.).

19 Devant les membres de la commission économique du Parlement européen réunis les 28 et 29 septembre 1970, Raymond Barre tient à expliquer que de son point de vue, ni la réflexion du comité Werner, ni le fruit de son travail ne revêtent un caractère contraignant. Il définit ainsi le plan par étapes comme «[…] un ensemble d'observations formulées par des experts qui sont d'ailleurs considérés comme des experts indépendants. Le Conseil et la Commission sont tombés d'accord sur les présidents des comités parce que ces hommes connaissent bien les affaires communautaires, mais ils y siègent à titre personnel et le président Werner préside ce comité à titre personnel et non pas comme membre du Conseil, car nous avons beaucoup veillé, aussi bien du côté du Conseil que de la Commission, à ce que la répartition des pouvoirs au sein des institutions communautaires ne soit affectée en rien dans cette affaire».

20 Cet aspect est évoqué au point 15 du Communiqué final de la conférence des chefs d'État ou de gouvernement des 1er et décembre 1969 à La Haye, stipulant que les chefs d’État et de gouvernement «[…] ont chargé les ministres des Affaires étrangères d'étudier la meilleure manière de réaliser des progrès dans le domaine de l'unification politique, dans la perspective de l'élargissement. Les ministres feront des propositions à ce sujet avant la fin de juillet 1970». In Bulletin des Communautés européennes. Janvier 1970, n° 1, p. 12, pp. 15-17. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

21 Parmi les éléments considérés comme insuffisamment approfondis dans le rapport Werner figurent le marché des capitaux européens et certains aspects de la fiscalité, auxquels la Commission et Raymond Barre en particulier portaient un intérêt considérable. La Commission se déclare toutefois satisfaite des prévisions du rapport Werner au sujet de la réduction des marges (le régime spécifique des changes au cours de la première étape).

22 Ibid., p. 17.

23 Cf. notamment les notes manuscrites de Pierre Werner en préparation de l’ouverture des travaux du groupe Werner. On constate que ces notes contiennent diverses remarques au sujet des plans Snoy, Schiller, et Barre I (que la Belgique, l’Allemagne et la Commission ont présentés à la réunion des ministres des Finances le 24 février 1970), qui émaillent ainsi la position de Pierre Werner (qui a pris la forme du plan luxembourgeois, présenté à la même occasion). Ce document, dont la rédaction pourrait être localisée entre le 25 février et le 10 mars 1970, a été aussi à la base de son discours d’inauguration des travaux du comité Werner. Archives familiales Pierre Werner, carton réf. 047. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

24 Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner). Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au bulletin 11/1970, p. 1. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

25 Ibid., p. 4.

26 Ibid.

27 Intervention de Raymond Barre. Bande 218. Transcription, réunion du 28-29.09.70 à Bruxelles, p. 10. Commission économique du Parlement européen. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048.

28 Ibid., p. 5.

29 Conformément à ce calendrier sui generis, le premier examen devra avoir lieu dans le courant du mois de février, ayant pour objet de dresser le bilan de la politique économique suivie au cours de l'année écoulée et d'adapter celle relative à l'année en cours aux exigences de l'évolution économique. Un deuxième examen est envisagé pour le mois de juin. Il a pour objet, d’une part, de faire le point de la politique à poursuivre pour l'année en cours, et d’autre part de définir dans le cadre des budgets économiques préliminaires compatibles des orientations quantitatives pour les budgets publics de l'année suivante avant que les gouvernements des États membres n‘arrêtent définitivement les projets. Ces orientations concernent la variation du volume des budgets, l'ampleur des soldes et les modes de financement ou d'utilisation de ces derniers. Enfin, un troisième examen a lieu courant octobre. À cette occasion, le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, arrête un rapport annuel sur la situation économique de la Communauté permettant de fixer les orientations que chaque État membre devra respecter dans sa politique économique pour l'année suivante.

30 La Commission européenne met en évidence que pour maintenir en tout temps la cohérence des politiques des banques centrales en fonction de ces orientations convergentes, il est indispensable qu'aucune décision ou mesure s'en écartant ne puisse être mise en vigueur par une banque centrale sans une consultation préalable et obligatoire des autres banques centrales.

31 Dans ses réunions qui devront être tenues à intervalles réguliers, le Comité des gouverneurs – en tenant compte des lignes directrices fixées par le Conseil en matière de politique économique – fera en sorte que les banques centrales conviennent en commun des mesures à adopter en matière de conduite des politiques monétaires et du crédit. Le volet principal de ces mesures reviendra en matière de niveau des taux d'intérêt, d'évolution des liquidités bancaires et d'octroi de crédits aux secteurs privé et public.

32 Le contenu de l’article 236 du traité instituant la Communauté économique européenne (sixième partie, dispositions générales et finales) est le suivant: «Le gouvernement de tout État membre, ou la Commission, peut soumettre au Conseil des projets tendant à la révision du présent traité. Si le Conseil, après avoir consulté l'Assemblée et le cas échéant la Commission, émet un avis favorable à la réunion d'une conférence des représentants des gouvernements des États membres, celle-ci est convoquée par le président du Conseil en vue d'arrêter d'un commun accord les modifications à apporter au présent traité. Les amendements entreront en vigueur après avoir été ratifiés par tous les États membres en conformité de leurs règles constitutionnelles respectives».

33 Cf. Compte rendu de la quarante-quatrième session du Comité des gouverneurs des banques centrales. Bâle: 8 novembre 1970, BCE. Les représentants italiens au sein du Comité des gouverneurs qui prennent la parole à ce sujet sont Paolo Baffi, qui représente le gouverneur Guido Carli de la Banca d’Italia, et Rinaldo Ossola. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

34 Ibid., p. 4.

35 «L’évolution des revenus dans différents pays membres sera suivie et discutée au niveau communautaire avec la participation des partenaires sociaux». Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner). Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au bulletin 11/1970, p. 3.

36 «Le transfert de responsabilités représente un processus de signification politique fondamentale qui implique le développement de la coopération politique». Ibid., p. 1.

37 Ibid., p. 11.

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