Le changement de paradigme économique

Le changement de paradigme économique

Ce souci de relancer la croissance économique par le renforcement et le développement du marché intérieur intervient aussi à un moment de rupture dans la conception du rôle de la puissance publique face aux marchés.

L'échec des politiques keynésiennes face à la crise économiques des années 1970 et au phénomène de stagflation valide a contrario la doctrine néolibérale développée depuis les années 1960 par «l’École de Chicago» (Milton Friedman) ou la Société du Mont Pélerin (Friedrich Hayek, Ludwig von Mises)1. Échec confirmé par les résultats modestes de la politique de relance menée par le président François Mitterrand à la suite immédiate de son élection entre 1981 et 1983. L'intervention immédiate des autorités publiques dans la sphère économique est dénoncée au profit d'une action sur l'environnement économique. Les gouvernements sont appelés à discipliner leurs finances publiques tout en réorientant leurs budgets en faveur des dépenses d'investissement, à contenir l'inflation, à abaisser le taux d'imposition tout en élargissant l'assiette fiscale, à libéraliser le commerce et les mouvements de capitaux, à privatiser l'économie, à supprimer les barrières réglementaires, etc.2 L'intervention publique n'est pas exclue: elle est voulue judicieuse3.

La réalisation du marché intérieur et la libéralisation croissante des marchés capitaux place sous tension les politiques monétaires nationales, ainsi que le formalise le quadrilatère des incompatibilités développé par Tommaso Padoa-Schioppa, alors directeur général pour les affaires économiques et monétaires à la Commission. Ultérieurement, il exercera les fonctions de directeur général adjoint de la Banca d'Italia et participera à ce titre au comité présidé par Jacques Delors chargé d'établir un projet par étapes vers l'union économique et monétaire4. Transposition à l'espace européen du triangle des incompatibilités de Robert Mundell, ce théorème souligne l'impossibilité pour un État de satisfaire simultanément les quatre objectifs de politique économique suivant: libération du commerce, mobilité intégrale des capitaux, stabilité des changes et autonomie de la politique monétaire5. La pleine réalisation de liberté de circulation des capitaux, y compris de ceux à court terme, accroît l'interconnexion des marchés, renforce le SME et force les États membres à coordonner leurs politiques économiques et monétaires et à libéraliser leurs services financiers, explique ainsi la Commission en mai 1986 dans son programme pour une libération des mouvements de capitaux dans la Communauté. Dès lors que les États membres s'engagent véritablement sur la voie du marché intérieur, il devient évident qu'ils devront reconsidérer l'autonomie de leur politique monétaire. Comme l'écrit Tommaso Padoa-Schioppa en 1988, «[i]n the long run, the only solution to the inconsistency is to complement the internal market with a monetary union.»6



Cette approche nouvelle anime la politique économique conduite par l'administration Reagan à partir de 1981, et prend pied en Europe au Royaume-Uni sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Elle structure les principes de bonne gouvernance promue par les institutions financières internationales: c'est le «consensus de Washington»7.

Reste la question du financement des investissements dans un environnement marqué par la modicité des progrès en matière de libre circulation des capitaux. En fait, la mise en œuvre lente et difficile de cette liberté au niveau de la Communauté économique européenne ne signifie pas que les États membres ne sollicitent pas les marchés de capitaux. Le contraire prévaut. La crise économique provoquée par les chocs pétroliers se traduit par une augmentation des dépenses publiques sous l'effet des stabilisateurs automatiques. En France comme en Allemagne, le ratio dette / PIB augmente de près de 15 points entre 1980 et 1987. Le souci des ménages de préserver leur niveau de vie conduit à une réduction de l'épargne disponible. Pour se financer, les entreprises comme les autorités publiques doivent emprunter non plus sur le marché local mais sur les marchés internationaux. Par exemple, le recours aux investisseurs étrangers (non-résidents) est amorcé par la France dès les années 19708 et poursuivi en 1981 par une réforme des produits financiers proposés par le Trésor9. Le résultat est significatif: entre 1986 et 1987, la part de dette publique négociable française détenue par des non-résidents passe de 6,9 milliards à 31,4 milliards de francs pour s’établir en 1992 à 594 milliards, soit 32 % de la dette mise sur le marché10. Au niveau communautaire, un plus grand accès aux marchés est favorisée à travers l'adoption d'une première directive limitée à certaines valeurs mobilières est adoptée en novembre 198611 et à une directive sur la libre circulation des capitaux en octobre 198712.

1Le néolibéralisme entre théorie et pratique. Entretien avec André Orléan, Cahiers philosophiques, 2e trimestre 2013, n°133, pp. 9-20.

2Williamson, John, A Short History of the Washington Consensus, Paper commissioned by Fundatión CIDOB for a conference « From the Washington Consensus towards a new global Governance », Barcelona, September 24-25, 2004. [online] http://www.iie.com/publications/papers/williamson0904-2.pdf. Consulté le 10 octobre 2013.

3Voir en cela la théorie de la croissance endogène ou de l'économie du savoir développée aux États-Unis notamment par Paul Romer (Increasing Returns and Long-Run Growth, The Journal of Political Economy, October 1986, vol. 94, n°5, pp. 1002-1037) et Robert Lucas (On the Mechanisms of Economic Growth, Journal of MonetaryEconomics, 1988, vol. 22, n°1, pp. 3-42).

4Sur l'influence de Tommaso Padoa-Schioppa dans les débats sur l'union économique et monétaire, voir: Maes, Ivo, Tommaso Padoa-Schioppa and the origins of the euro, Working Paper Document, National Bank of Belgium, March 2012, n°222. [online] url : http://www.nbb.be/doc/ts/publications/wp/wp222En.pdf. Consulté le 10 octobre 2013.

5Padoa-Schioppa, Tommaso, Capital Mobility: Why is the Treaty Not Implemented?, dans

Padoa-Schioppa, Tommaso, The Road to Monetary Union in Europe, Oxford: Clarendon Press, 1994.

6Padoa-Schioppa, Tommaso, Efficacité, stabilité, équité: une stratégie pour l'évolution du système économique de la Communauté européenne. Préface de Jacques Delors, Paris, Economica, 1988, p. 376 ; également: The Road to Monetary Union in Europe: The Emperor, the Kings, and the Genies, Oxford, Oxford University Press, 2000, pp. 101-102.

7Williamson, John, A Short History of the Washington Consensus, op. cité.

8Il s'agit de la loi n°73-7 du 3 janvier 1973, Journal officiel de la République française,

9Daniel, Jean-Marc, La dette de l’État est-elle insoutenable?, Revue de l’OFCE, 1994, vol. 49, n°49, p. 149-176.

10Sénat, Rapport législatif établi au nom de la commission des finances par Claude Belot, sur le projet de loi de finances pour 1996. Chapitre II – La dette publique, session 1995-1996, 1er décembre 1995, n°77.

11Directive (86/566/CEE) du Conseil du 17 novembre 1986 modifiant la première directive du 11 mai 1960 pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité, Journal officiel n°L 332 du 26 novembre 1986, p. 22.

12EC liberalisation proposal call for co-operation, The Australian Financial Review, 30 octobre 1987.

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