Le contre-choc pétrolier

Le «contre-choc pétrolier»

À la suite du réajustement de mars 1983, le système monétaire européen connaît une période de stabilité. A l'exception des ajustements opérés en janvier 1987 pour satisfaire aux engagements des accords du Louvre, aucune modification majeure des parités n'intervient jusqu'en septembre 1992. La participation de la peseta au système monétaire européen à partir de 1989 et de l'escudo en 1992 se réalise sans difficulté particulière. La volatilité des cours des monnaies européennes participantes est réduite par rapport à la décennie précédente et en-deçà de celle des monnaies des autres pays de l'OCDE1. L'ancrage des politiques monétaires des États participants au SME sur la politique de la Bundesbank se traduit par une réduction des différentiels d'inflation entre les pays. Les taux d'intérêt à court terme convergent fortement à sa suite. En revanche, les performances en termes d'endettement ou de compétitivité demeurent assez disparates. Sur le plan institutionnel, hormis les deux premiers réalignements intervenus en 1979, les modifications de parité sont décidées d'un commun accord, rompant ainsi avec les dévaluations ou réévaluations unilatérales des années 1970.

La réalisation de l'objectif de «stabilité monétaire» par le SME bénéficie aussi d'une stabilité juridique de son fonctionnement. Certains ajustements sont opérés mais visent à améliorer l'existant plus qu'à introduire des modifications substantielles.

Ainsi, en 1984, à l'occasion de sa première révision, l'ECU voit sa composition changée avec l'ajout de la drachme2. L'année suivante, il est convenu entre les États membres des Communautés économiques européennes et les futurs nouveaux membres que sont l'Espagne et le Portugal, que la prise en compte de leurs monnaies, la peseta et l'escudo, dans la composition de l'ECU pourra intervenir à leur demande mais seulement lors du prochain exercice de révision3 prévu pour septembre 1989. Cette limitation tend à éviter que l'ECU se compose d'un nombre excessif de monnaies qui ne participent pas au SME4.

La politique de douce négligence américaine

Le retournement de l'orientation de politique économique aux États-Unis en 1985 va obliger les Européens à introduire des améliorations dans le fonctionnement du SME. Dès sa prise de fonction en janvier 1981, l'administration Reagan annonce qu'elle n'interviendra plus sur le marché des changes pour stabiliser le dollar, hors circonstances exceptionnelles: c'est la politique de «douce négligence» ou «"benign neglect" exchange rate policy». Les taux d'intérêt élevés pratiqués par la Federal Reserve Bank pour juguler l'inflation attirent les capitaux et poussent le cours du dollar à la hausse. La monnaie américaine s'apprécie entre 70 % et 90 % par rapport aux autres monnaies5. Cette circonstance, liée à une politique budgétaire laxiste, creuse le déficit commercial américain. Dès le sommet du G7 de Versailles de juin 1982, les pays européens et le Japon s'en inquiètent et appellent à une action coordonnée des banques centrales, sans effet. Un groupe de travail est néanmoins constitué pour examiner la question des interventions sur les marchés des devises6. La réélection de Ronald Reagan en novembre 1984, le renouvellement de la direction du Trésor qui s'ensuit, ainsi que les critiques de plus en plus forte au sein du camp du Président contre les effets négatifs du dollar sur les exportateurs américains, donnent lieu à un changement de politique en faveur d'une dépréciation du dollar. Beaucoup à Washington jugent que le déficit américain résulte pour partie des politiques commerciales et de change déloyales des autres pays du G7. Ceux-ci acceptent d'apporter leur soutien.

À la fois pour mettre fin à ce qu'ils considèrent comme un «troisième choc pétrolier» (i.e. les prix pétroliers sont facturés en dollars). A la fois par crainte d'éventuelles mesures protectionnistes de la part des États-Unis. La France désire aussi que «l'atterrissage du dollar» se fasse en douceur et demeure sous contrôle7: la dépréciation du dollar risque de se traduire par un report des capitaux sur le deutsche mark et par son appréciation par rapport aux autres monnaies du SME. Les autorités allemandes ont déjà consenties à une réévaluation de 37 % du mark par rapport au franc entre 1981 et 1983 et il est peu probable qu'elles en acceptent une nouvelle. Comme il est observé, «The Bundesbank has generally managed the deutsche mark's value against the dollar while leaving to its EC and EFTA trading partners the primary onu for maintaining intra-European exchange rate stability.»8 La coopération monétaire internationale est donc essentielle à la France pour garantir la stabilité du franc dans le SME9.

L'accord du Plaza

Le 27 février 1985, une première intervention concertée des banques centrales du Groupe des Dix sur le marché des changes permet de placer le dollar sur une pente descendante. Pour maintenir la tendance à la baisse du dollar tout en la contrôlant, les membres du Groupe des Cinq (États-Unis, Allemagne, Japon, France et Royaume-Uni) s'engagent, lors de leur réunion à l'hôtel Plaza de New York le 22 septembre 1985, à adopter une série de mesures individuelles de politique économique, basées sur la maîtrise de l'inflation, la convergence économique et l'intensification de leur coopération monétaire. C'est l'accord du Plaza. Au niveau européen, le 12 mars 1985, le comité des gouverneurs des banques centrales de la Communauté économique européenne approuve une série de mesures portant modification du SME. Envisagées dans le cadre de la procédure d'adaptation quinquennale du SME, ces évolutions forment aussi une réponse au contexte international et à l'instabilité du dollar. Les qualités monétaires de l'ECU sont améliorées en vue d'en favoriser l'emploi – et de réduire celle du dollar – lors des interventions au sein du SME.

Les tensions au sein du SME

La vente massive de dollars par les banques centrales sur les marchés de devises pendant l'automne 1985 et le printemps 1986 contribue au recul du dollar, celui perd 30 % par rapport au yen et 20 % par rapport au deutsche mark. Le refus des États-Unis de ralentir la chute de leur monnaie ainsi que celui de la Bundesbank d'abaisser ses taux directeurs ont pour effet de placer le franc français à nouveau sous tension. Cet état est aggravé par le relâchement budgétaire, le glissement de l'inflation et la perspective des premières élections générales à affronter par le gouvernement socialiste. Sous la pression des marchés, Paris est contraint à la dévaluation de sa monnaie de 3 % le 6 avril 1986. La politique du «franc stable» conduite depuis 1983 est remise en cause.

Confrontés à un déficit commercial persistant (200 milliards de dollars, les États-Unis entendent entretenir la baisse du dollar jusqu'à la stabilisation du déficit et la réduction de l'excédent commercial de ses partenaires. L'autre solution préconisée par l'administration Reagan serait que l'Allemagne et le Japon en particulier relancent leur consommation et adoptent à cet effet une politique monétaire accommodante à travers la baisse de leurs taux directeurs. L’œil sur l'inflation, la Bundesbank refuse10. Il est aussi objecté qu'une part des difficultés américaines réside dans l'important déficit public financé par un recours aux marchés, lequel accroît le déficit de la balance des paiements.

La situation monétaire internationale attise les tensions au sein du SME et entre les partenaires. L'appréciation du mark entraîne les autres monnaies vers leurs cours-planchers même si les fondamentaux économiques sont satisfaisants. Le souci de préserver la stabilité monétaire européenne amène les Européens à témoigner d'une solidarité nouvelle à l'égard de l'extérieur. Lors de leur réunion de Gleneagles (Écosse), préparatoire de l'assemblée annuelle du FMI, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales prennent position en faveur d'un arrêt de la baisse du dollar11. Sans succès. Le passage du cours du dollar sous la barre de deux deutsche mark en décembre 1986 rend de plus en plus probable un nouveau réalignement des parités au sein du SME. Les interventions des banques centrales française, italienne, irlandaise pour soutenir leurs monnaies face au mark demeurent sans grand effet, les marchés anticipent une prochaine modification des parités. Les autorités allemandes demeurent assez passives. La Bundesbank a manqué ses objectifs de maîtrise de l'inflation pour l'année 1986-8712: toute baisse des directeurs est proscrite. Quant à une réévaluation, le ministre des Finances, Gerhard Stoltenberg, l'exclut: cela dégraderait encore plus la compétitivité allemande déjà affectée par l'appréciation continue du mark par rapport au dollar. En outre, le pays connaît des élections générales le 25 janvier. De guerre lasse, la France laisse, brièvement, sa monnaie atteindre et franchir son cours-plancher par rapport au deutsche mark13. Toute dévaluation du franc est estimant que la faiblesse de leur monnaie est la conséquence de l'appréciation du mark. Convoqués en urgence pour le 11 janvier, le conseil des ministres des finances valide la position de la France aux termes de deux jours de débat et acte le principe d'une réévaluation du mark et du florin de 3 %, ainsi que du franc luxembourgeois de 2 %. Le gouvernement allemand se range aussi (surtout) aux arguments de sa banque centrale inquiète de l'impact inflationniste de l'entrée massive de capitaux en Allemagne.

L'accord du Louvre

La réévaluation donne du temps aux monnaies européennes mais laisse entière la question du rapport entre celles-ci et le dollar. À l'initiative de la France, les représentants du Canada, de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, du Japon, du Royaume-Uni et des États-Unis se réunissent à Paris le 22 février 1987 pour renforcer leur coordination. C'est l'accord du Louvre. La déclaration adoptée à l'issue de la réunion14 recommande implicitement la mise en place et la défense de zones cibles pour la parité entre le dollar et le mark d'une part (rapport de USD 1 : DM 1.77-1.87), et le dollar et le yen d'autre part (rapport de USD 1 : JPY 137-147)15. Au niveau européen, les réflexions s'engagent pour renforcer le SME. Un accord est obtenu à Nyborg en septembre 1987: il prévoit une amélioration de la coordination des politiques économiques et monétaires et une modification des modalités du soutien monétaire à très court terme. L'objectif est d'assurer que la charge des interventions intra-marginales soit mieux réparties entre les pays à «monnaies fortes» et ceux à «monnaies faibles». Ces différentes mesures visent à ralentirent les phénomènes spéculatifs responsables de l'instabilité du SME.

L'échec de l'accord du Louvre

Pour être efficace, la coordination internationale appelle l'adoption de mesures nationales cohérentes entre les pays. Des prises de paroles de responsables américains comme européens16 laissent à penser que les zones-cibles ne seront pas respectées et que le dollar continuera à baisser. Les déclarations du nouveau président de la Federal Reserve Bank, Alan Greenspan, à propos du caractère sur-évalué du dollar, l'inactivité de cette même banque pour protéger le dollar sur les marchés et le relèvement de ses taux directeurs par la Bundesbank ravivent les tensions monétaires au début du mois de septembre 1987. Les mauvais chiffres du commerce extérieur et du déficit public des États-Unis contrastent avec l'envolée des valeurs à la bourse de New-York. L'inactivité de la Federal Reserve bank pour soutenir le dollar fait de plus en plus douter les investisseurs de l'effectivité de l'accord du Louvre. «Everyone [the signatories of the Louvre accord] has worked well together so far but this is only because it suits them. At the end of the day, each nation will look to its own interests», résume un banquier privé allemand17. Le 18 octobre, le secrétaire d’État au Trésor, James A. Baker III, indique qu'il laisse filer le dollar par rapport au mark, en réaction au maintien de ses taux directeurs par la Bundesbank. Le 19 octobre, les investisseurs liquident une partie de leurs positions en dollars: la bourse de New-York s'effondre et entraîne à sa suite les bourses européennes. Le cours du dollar se stabilise le lendemain après que les membres du Groupe des Sept réaffirment leur volonté de stabiliser les taux de change. Les États-Unis s'engagent dans une réduction de leur déficit public. En novembre 1987, la Bundesbank décide d'abaisser d'un demi point son principal taux directeur. La situation est délicate pour la banque centrale allemande coincée entre la stabilisation des prix internes et la stabilisation externe de la valeur du mark par rapport aux monnaies de ses principaux partenaires, les États-Unis d'un côté, et les Européens de l'autre.

La crise de l'année 1987 marque la victoire des marchés financiers sur un modèle de coopération monétaire européenne et international obsolète. Près de dix ans après sa création, le SME n'a pas été renforcé contrairement à ce que le Conseil européen de décembre 1978 prévoyait, alors même que les marchés de capitaux connaissaient une double transformation dans le sens de leur globalisation: sur le plan réglementaire, la suppression des contrôles de change et des restrictions aux échanges; sur le plan technologique, le développement de la télématique et de l'informatique. Comme le décrit le gouverneur de la Banque de France, Jacques de Larosière, en 1987,

«Il est important désormais de suivre de très près tout ce qui peut traduire une amélioration de la convergence des politiques économiques. Dans un monde où les marchés s'interpénètrent largement, où les instruments financiers se sont multipliés, où la possibilité d'intervenir sur les cours et sur les taux d'intérêt sont devenues innombrables, où l'informatique fait qu'à chaque instant toute spéculation ou tout mouvement est possible, où les mouvements de capitaux sont presque sans limitation... […] On ne peut plus, dans une économie mondiale dont les ballants sont aussi puissants, se contenter d'une convergence insuffisante en ce qui concerne les politiques économiques et les politiques monétaires.»18

Entre 1987 et 1992, le SME connaît une période de stabilité. Aucun réalignement n'intervient. La situation demeure cependant précaire. L'accord de Bâle-Nyborg ne résout ni la question de l'hégémonie de fait du mark – et, par voie incidente, de la Bundesbank – dans le SME ni la question de la solidarité monétaire face aux monnaies tierces. Les appels en faveur d'une approche européenne et d'une union monétaire se multiplient.

1Commission, Directorate General Economic and Financial Affairs, The EMS: Ten Years of Progress in European Monetary Co-operation, Brussels, mars 1979, p. 4.

2Règlement (CEE) n°2626/84 du Conseil, du 15 septembre 1984, modifiant l'article 1er du règlement (CEE) n°3180/78, modifiant la valeur de l'unité de compte utilisée par le Fonds européen de coopération monétaire, Journal officiel n°L 247 du 16 septembre 1984, p. 1.

3Déclaration commune relative à l'inclusion de la peseta et de l'escudo dans l'Ecu, annexée à l'Acte final du 12 juin 1985, Journal officiel n°L 302 du 15 novembre 1985, p. 484.

4Louis, Jean-Victor, From EMS to monetary union, Luxembourg, OPOCE, 1990, p. 21.

5Henning, C. Randall , and Destler, I. M., From Neglect to Activism: American Politics and the 1985 Plaza Accord, Journal of Public Policy, Jul.-Dec. 1988, vol. 8, n°3/4, p. 321.

6Kenen, Peter B., Exchange Rate Management : What Role for Intervention ?, The American Economic Review, May 1987, vol. 77, n°2, pp.194-199.

7Feiertag, Olivier, La France, le dollar et l'Europe (1981-1989). Aux origines globales de l'euro, Histoire@Politique. Politique, culture, société, janvier-avril 2013, n°19. [online] url: http://www.histoire-politique.fr. Consulté le 10 octobre 2013.

8Andrews, David M., Capital mobility and monetary adjustment in Western Europe, 1973-1991, Policy Sciences, 1994, vol. 27, p. 429.

9Dyson, Kenneth, Featherstone, Kevin, The Road to Maastricht, Oxford : Oxford University Press, 2003, p. 159 ; Dyson, Kenneth, La France, l'Union économique et monétaire et la construction européenne: renforcer l'exécutif, transformer l'État, Politiques et management public, 1997, vol. 15, n°3, p. 60.

10La question d'une possible baisse des taux est l'occasion d'un vif débat au sein de la Bundesbank. Son président Karl-Otto Pöhl avait pris des engagements pour une baisse coordonnée des taux avec son homologue américain, Paul Volcker. Le reste du directoire de la Bundesbank s'y oppose.

11Europeans may prop the dollar, The New York Times, 22 septembre 1986.

12Gros, Daniel, Thygesen, Niels, Le SME: performances et perspectives, Revue de l'OFCE, 1988, n°24, p. 60.

13Le 7 janvier 1987 avant la cloture de la bourse de Paris.

14L'Italie ne se joint pas à la déclaration commune.

15L'idée de zones cibles est portée par la France depuis le début 1983, étant exposée pour la première fois par François Mitterrand dans son appel du 9 mai 1983 sur la refonte du système monétaire mondial. Elle est relancée par le ministre des Finances, Edouard Balladur, en juin 1986.

16Pour l'anecdote, Jacques Delors cherchera, en vain, à faire corriger le procès-verbal de son audition devant la commission des affaires économiques et monétaires de septembre 1987: il avait alors expliqué aux parlementaires qu'il s'attendait encore à une baisse du dollar.

17«German Bankers see limits to G7 dollar cooperation», dans Reuters, 1er octobre 1987.

18Cité par Feiertag, Olivier, La France, le dollar et l'Europe (1981-1989)..., op. cité, p. 12.

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