Le "serpent" monétaire européen
Le «serpent monétaire» européen
À l'initiative du président Pompidou, les Six États membres conviennent de réduire les marges de fluctuation instantanée entre leurs monnaies à ±2,25 % lors de la réunion du Conseil du 21 mars 19721. Ce double système d'encadrement des fluctuations des monnaies européennes entre elles et par rapport au dollar dessine ainsi l'image, passée à la postérité, d'«un serpent se déplaçant dans un tunnel». Ce dispositif doit être effectif au plus tard le 1er juillet 1972. Il répond à la préoccupation des Européens de stabiliser le cours de leurs monnaies afin d'assurer le bon fonctionnement du marché commun et plus particulièrement de son volet agricole. Comme l'explique la Commission dès janvier 1972,
«Au cas où, en effet, les pays de la Communauté adopteraient des marges de fluctuation de plus ou moins 2,25 % à l'égard de toutes les monnaies, y compris celles de leurs partenaires de la Communauté, la variation de rapports de change entre deux monnaies de la Communauté pourrait atteindre 9 % si les interventions des banques centrales sur le marché des changes continuaient à se faire par l'intermédiaire du dollar. Une telle situation consacrerait le rôle central du dollar dans les relations monétaires intracommunautaires. De surcroît, elle affecterait les conditions de la concurrence dans les échanges de produits industriels et de services, désorganiserait le fonctionnement du marché commun agricole et ferait obstacle à la convergence des politiques économiques qui requièrent le fonctionnement équilibré de la Communauté aussi bien que la réalisation progressive de l'union économique et monétaire.»2
Le rétrécissement des marges intracommunautaires que ce dispositif propose, est la mise en œuvre de l'une des préconisations du «rapport Werner» pour l'établissement de l'union économique et monétaire. L'écart instantané entre deux monnaies demeure supérieur à ce qui prévalait avant la crise de 1971. Il est temporaire. La résolution du 21 mars 1972 indique à cet effet que «l'objectif à plus long terme demeure l'élimination de toute marge de fluctuation entre les monnaies de la Communauté.»
Les modalités pratiques d'intervention des banques centrales pour maintenir les cours des monnaies dans les marges font l'objet d'un accord entre les banquiers centraux signés à Bâle le 10 avril 1972. Il entre en vigueur quatorze jours plus tard. Alors que le processus d'adhésion à la CEE est en cours, la livre sterling, la livre irlandaise et la couronne danoise rejoignent le serpent le 1er mai 1972.
Le système est fragile: chaque banque centrale participante est responsable du maintien de sa monnaie dans les marges convenues par des interventions soit en monnaies communautaires, soit en dollars3. Le dispositif financier de coopération monétaire prévu dans la résolution du 22 mars 1971, le Fonds de coopération monétaire, demeure en cours d'examen4. Tout au plus, une banque centrale peut-elle obtenir des facilités de crédit à court terme d'un montant illimité pour financer ses interventions en devises de la part des autres banques centrales de la Communauté. En outre, au cas où les difficultés sont liées à un déséquilibre de la balance des paiements, le mécanisme de soutien à moyen terme adopté en mars 1971 peut être activé. Quelque soit le dispositif financier sollicité, les crédits doivent être remboursés avec intérêt par la vente d'or, la cession de droits de tirage spéciaux ou l'utilisation de ses réserves auprès du FMI. Les pays tiers peuvent s'y associer sans pouvoir bénéficier des dispositifs de soutiens financiers établis dans le cadre de la Communauté.
Le système est également bancal. L'accord du Smithsonian Institute sur lequel il repose oblige implicitement les banques centrales à soutenir le dollar, sous peine pour les monnaies européennes de s'apprécier5 avec pour conséquence une perte de compétitivité économique.
Le serpent débute officiellement avec l'entrée en vigueur de l'accord entre les banques centrales des États membres de la Communauté le 24 avril 1972. Les six monnaies communautaires sont rejointes le 1er mai 1972 par les monnaies des trois futurs États membres, le Royaume-Uni, l'Irlande, le Danemark et la Norvège. Dès l'été 1972, les difficultés apparaissent. Les marchés doutent de la pertinence des réalignements de parité opérés par l'accord de Washington. Les mauvaises performances économiques et sociales du Royaume-Uni nourrissent des mouvements spéculatifs. Le 23 juin, Londres annonce le flottement temporaire de sa monnaie: la livre sterling sort du serpent et du tunnel. La livre irlandaise est entraînée à sa suite, compte tenu des relations monétaires entre les deux pays. Quelques jours plus tard, la couronne danoise quitte aussi le serpent mais reste dans le tunnel. En dérogation à l'accord de Bâle d'avril, la Banque centrale d'Italie est autorisée à intervenir en dollars et non en monnaies communautaires pour maintenir le cours de la lire dans la marge de ±2,25 %. Le mark, dont le statut de monnaie forte est croissant, fait aussi l'objet d'attaques: les autorités allemandes ferment à nouveau les marchés, un contrôle des capitaux à court terme est rétabli. Pour lever tout doute sur la pérennité du serpent, le Conseil, ainsi que le comité des gouverneurs des banques centrales, réitèrent pendant l'été leur ferme volonté de respecter l'accord de Washington et de poursuivre l'application de l'accord européen de rétrécissement des marges entre les monnaies communautaires.
Au début de l'année 1973, les attaques spéculatives contre le dollar continuent et obligent les autorités européennes à intervenir massivement sur les marchés. L'achat de dollars accroît les volumes des liquidités sur les marchés européens et alimente l'inflation domestique. Les États-Unis interviennent massivement des marks pour soutenir le dollar, sans effet, ce qui les obligent à dévaluer le dollar de 10 % le 12 février en augmentant le prix officiel de l'or de 38 dollars l'once à 42,22 dollars. Confrontée à de mauvaises performances économiques, l'Italie suspend ses interventions sur le marché des devises le 13 février6. La spéculation ne réduit pas. La liaison opérée par le «serpent monétaire» entre les monnaies européennes et le cours du dollar contraignent les banques centrales de la Communauté à continuer d'intervenir sur les marchés des devises. Le 1er mars, la Bundesbank acquière 3,7 milliards de dollars (montant inégalé à ce jour) et la Banque de France 580 millions de dollars en à peine 90 minutes! Les marchés européens sont fermés le 4 mars et le 12 mars, la Belgique, la France, l'Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas décident de laisser leurs monnaies flotter conjointement par rapport au dollar7. Le serpent est maintenu mais il sort du tunnel. L'objectif d'unification monétaire est cependant atteint: le Royaume-Uni, l'Irlande et l'Italie pratiquent un flottement autonome. Leurs monnaies ne réintègrent pas le serpent par la suite. L’acte de décès du système monétaire international est prononcé lors de la conférence de la Jamaïque de janvier 1976: la généralisation des changes flottants y est officiellement reconnue par le comité intérimaire du FMI.
1Résolution du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres, du 21 mars 1972, relative à l'application de la résolution du 22 mars 1971 concernant la réalisation par étapes de l'union économique et monétaire dans la Communauté, Journal officiel n°C 38 du 18 avril 1972, pp. 3-4. L'écart est, certes, supérieur à celui prévalant avant le flottement du mark le 9 mai 1971 (1,5 %) mais il paraît plus sage compte tenu des tensions sur les marchés. En outre, un tel écart évite une discrimination au profit du dollar, à savoir il limite l'appréciation globale des monnaies européennes par rapport à la monnaie américaine.
2Communication de la Commission au Conseil sur l'organisation des relations monétaires et financières au sein de la Communauté, Bruxelles, 12 janvier 1972, COM(72) 50, Bull. CE 1-1972, p. 27.
3Les interventions en monnaies communautaires sont réservées à la préservation des marges intracommunautaires et celles en dollars à la préservation des marges définies dans l'accord du Smithsonian Institute.
4Le Conseil invite le comité monétaire et le comité des gouverneurs des banques centrales à lui remettre un rapport sur le Fonds de coopération monétaire la veille du jour où les marges de fluctuation réduites entre les monnaies européennes doit entrer en vigueur!
5Leboutte, René, Histoire économique et sociale de la construction européenne, Bruxelles, Bern, Berlin, etc.: Peter Lang, 2008, p. 234.
6Spaventa, Luigi, The 'Rules of the Games' and the Italian Case, Recherches économiques de Louvain, 1974, vol. 40, n°3, pp. 237-250. Pour réduire les entrées de capitaux, le pays avait déjà instauré depuis le 23 janvier un double marché des changes.
7Bordo, Michael D., Humpage, Owen, F., et Schwartz, Anna, J., U.S. Intervention and the Early Dollar Float : 1973-1981, Federal Reserve Bank of Cleveland Working Paper, Cleveland, décembre 2010, n°10/23.