Le rapport final
Le rapport final
Avalisé lors de la réunion des ministres des Finances de Venise, le rapport intermédiaire est ensuite débattu, les 8 et 9 juin, par le conseil des ministres des Finances, lequel approuve la poursuite des travaux du groupe Werner1.
Sur la base du rapport intermédiaire, ainsi que suite à l’approfondissement de certains axes thématiques spécifiques, les experts travaillent au rapport final auquel ils consacrèrent six réunions, qui se déroulent entre le 24 juin et le 7 octobre 19702.
Point d’arrivée de l’UEM et aspects institutionnels
Basé sur la structure et la méthode du rapport intermédiaire (point de départ, point d’arrivée, voies et mesures pour lier les deux points), le rapport final présente une image plus complète de la réflexion sur l’union économique et monétaire, avec éclairages, solutions et moyens pratiques nouveaux.
Si l’évaluation du point de départ reste similaire à ce qui a été relevé dans le rapport intermédiaire, le point d’arrivée – l’union économique et monétaire – est défini de manière détaillée. Sept sont ses principales caractéristiques:
une convertibilité réciproque totale et irréversible des monnaies communautaires, sans fluctuation de cours et avec des rapports de parités immuables. À la fin du processus, ces monnaies pourront être remplacées par une monnaie commune unique.
la création de liquidités dans l'ensemble de la zone et la politique monétaire et du crédit doivent être menées de manière centralisée.
la politique monétaire à l'égard du monde extérieur sera du ressort communautaire.
seront, également, du ressort communautaire les données essentielles de l'ensemble des budgets publics et, en particulier, pour la variation de leur volume, l'ampleur des soldes et les modes de financement ou d'utilisation de ces derniers.
les politiques des États membres à l'égard du marché des capitaux seront unifiées.
les politiques régionales et structurelles ne seraient plus exclusivement du ressort des pays membres.
une consultation systématique et continue des partenaires sociaux sera assurée au niveau communautaire.
Notons que dans la perspective de l’introduction d’une monnaie commune et d’une solidarité monétaire sur la scène internationale, et afin d’étayer davantage les mesures de la première étape, le comité des gouverneurs des banques centrales émet un avis technique sur des sujets monétaires spécifiques. Cet avis, qui garde son caractère de document individuel, fait partie intégrante du rapport final.
La mise en place de l’union économique et monétaire exige des réformes institutionnelles, concrétisées par la création ou la transformation de certains organes communautaires auxquels devront être transférées des attributions exercées jusqu’alors par les autorités nationales. L’accomplissement de cet objectif nécessiterait le développement progressif de la coopération politique, pour laquelle «l’union économique et monétaire s’avère ainsi comme un ferment pour le développement de l'union politique dont elle ne pourra, à la longue, se passer»3.
Le groupe Werner n’a pas entendu formuler des propositions détaillées en matière de construction institutionnelle (tel que précisé, d’ailleurs, dès le début de ses travaux). Il affirme pourtant la nécessité d’une mise en place impérative que deux organes supranationaux jugés indispensables à la maîtrise de la politique économique et monétaire de l'union: un centre de décision pour la politique économique et un système communautaire des banques centrales.
Le centre de décision pour la politique économique agit dans l’intérêt communautaire en exerçant de façon indépendante une influence décisive sur la politique économique générale de la Communauté. Il devra ainsi être en mesure d'influencer les budgets, dès lors que le rôle du budget communautaire comme instrument conjoncturel serait insuffisant4. Il sera également en charge des modifications de parité de la monnaie unique ou de l'ensemble des monnaies nationales. Pour assurer le lien avec la politique économique générale, sa responsabilité s'étendra aux autres domaines de la politique économique et sociale qui auront été transférés au niveau communautaire. Le groupe Werner estime que le transfert à l'échelon communautaire des pouvoirs exercés jusque-là par les instances nationales ira de pair avec le transfert de la responsabilité parlementaire correspondante, du plan national au plan communautaire. Le centre de décision de la politique économique sera politiquement responsable devant un Parlement européen, qui devra être doté d'un statut correspondant à l'extension des missions communautaires, non seulement du point vue de l'ampleur de ses attributions, mais aussi eu égard au mode d'élection de ses membres.
Le deuxième organe communautaire indispensable serait un système communautaire des banques centrales. Dans sa mise en place, une structure similaire au «Federal Reserve System» des États-Unis pourrait servir de source d’inspiration. Cette institution communautaire sera habilitée à prendre des décisions de politique monétaire interne relatives à la liquidité, aux taux d’intérêt, à l’octroi de prêts aux secteurs public et privé. En matière de politique monétaire externe, elle sera compétente pour les interventions sur les marchés des changes et pour la gestion des réserves monétaires de la Communauté.
Au vu des transferts d’attributions nationales au niveau communautaire, le groupe Werner relève quelques problèmes politiques liés aux rapports entre le centre de décision de la politique économique et le système communautaire de banques centrales, ainsi qu’aux relations entre les organes communautaires et les autorités nationales. La conclusion est que «tout en sauvegardant les responsabilités propres de chacun, il faudra garantir que l'organe communautaire compétent pour la politique économique et celui traitant des problèmes monétaires poursuivent les mêmes objectifs.»5.
Éléments clés de la première étape vers l’UEM
Censée commencer au 1er janvier 1971, la première étape est prévue pour trois ans.
L’une des premières actions clés c’est le renforcement de la coordination des politiques économiques. La définition en commun des orientations fondamentales de la politique économique et monétaire sera appuyée par le développement d’un système d’information rapide et efficace entre les pays membres. La coordination des politiques économiques signifie nécessairement une contrainte, dont la mise en place sera progressive. Les mécanismes et les institutions nécessaires seront implémentés et fonctionneront sur la base des dispositions actuelles du traité. Cependant, les décisions prises devraient déjà s'inscrire dans le processus d'évolution qui devait déboucher sur la structure prévue pour la fin du plan par étapes.
En matière de procédure, la coordination des politiques économiques doit s'articuler sur au moins trois examens annuels approfondis de la situation économique dans la Communauté, avec une périodicité trimestrielle. Des orientations communes seront dégagées suite à des consultations de politique économique à moyen terme, de politique conjoncturelle, de politique budgétaire et de politique monétaire. Les procédures de consultation seront renforcées par leur caractère préalable et obligatoire.
Le Conseil des ministres, la Commission de la C.E.E. ainsi que le comité des gouverneurs des banques centrales sont les organes clés communautaires chargés de la coordination des politiques économiques. Le Conseil des ministres sera l'organe central de décision pour la politique économique générale. La Commission de la C.E.E. devra assumer des responsabilités importantes. Dans le cadre des compétences conférées par les traités elle soumettra au Conseil des ministres toutes propositions utiles. La Commission sera en charge des contacts avec les administrations nationales compétentes. Le comité des gouverneurs des banques centrales aura un rôle primordial pour les questions de politique monétaire, internes et externes. Les compétences du comité et la fréquence de ses réunions seront adaptées afin d'assurer la préparation des aspects monétaires des réunions du Conseil des ministres, concernant plus particulièrement la définition des orientations générales, de la politique monétaire et du crédit dans la Communauté.
En matière de coordination des politiques économiques un acte plus formel prendra forme annuellement. Il s’agit d’un «rapport annuel sur la situation économique dans la Communauté», transmis au Parlement européen, au Comité économique et social et aux gouvernements des États membres. Ce rapport est censé être discuté dans les parlements nationaux afin que ces organes puissent en tenir compte lors de l’élaboration des projets de budget. Une procédure analogue sera mise en place pour les objectifs quantitatifs communautaires à moyen terme.
La concertation avec les partenaires sociaux et leur association à la préparation de la politique économique communautaire est considérée comme un élément assurant le succès de la réalisation de l'union économique et monétaire6. Des procédures de concertation régulière entre la Commission de la C.E.E. et les partenaires sociaux seront mises en place dès la première étape.
Le groupe Werner met l’accent sur les efforts en vue de la coordination et de l'harmonisation des politiques budgétaires. En fonction de la situation économique de chaque pays, des orientations quantitatives seront indiquées pour les principaux éléments des budgets publics, notamment les recettes et les dépenses globales, la répartition de ces dernières entre investissement et consommation, le sens et l'ampleur du solde, avec un soin particulier pour les modes de financement des déficits ou d'utilisation des excédents.
En matière de politique fiscale, l’accent sera mis sur les impôts indirects. Le système de la taxe sur la valeur ajoutée sera généralisé et un rapprochement des taux adopté. Quant aux impôts directs, il faudra harmoniser les impôts susceptibles d'avoir une influence directe sur les mouvements de capitaux à l'intérieur de la Communauté (les intérêts provenant des valeurs mobilières et les dividendes).
En matière de libération des mouvements de capitaux à l'intérieur du Marché commun (restée en deçà des objectifs fixés dans le traité), le groupe Werner préconise des actions dans deux directions: l'abolition des obstacles aux mouvements des capitaux et une coordination des politiques à l'égard des marchés financiers. À l'introduction en bourse des valeurs mobilières provenant des autres pays membres l’égalité de traitement sera garantie.
Les orientations générales de la politique monétaire et de la politique du crédit seront définies en commun et les instruments de politique monétaire et du crédit dans les pays membres progressivement harmonisés. La coordination des politiques intérieures respectives de la monnaie et du crédit sera assurée à travers des consultations obligatoires préalables au sein du comité des gouverneurs des banques centrales. L'harmonisation des instruments de la politique monétaire garantira l’efficacité de la coordination et le soutien mutuel des politiques monétaires.
L’intensification de la coopération monétaire extérieure est inhérente à la mise en place de l'union économique et monétaire. La solidarité entre les pays membres dans la détermination des parités de change se concrétisera par un renforcement des procédures de consultation en la matière. Une unité de représentation de la Communauté auprès du FMI et des autres organisations financières internationales sera graduellement mise en place. Progressivement, la Communauté adoptera des positions communes dans les relations monétaires avec les pays tiers et les organisations internationales. Dans les relations de change entre États membres, la Communauté ne devrait en aucun cas se prévaloir de dispositions permettant un assouplissement du système international des changes. En cette matière, le groupe Werner considère indispensable la réalisation d’une étude approfondie sur les conditions de création et de fonctionnement du fonds européen de coopération monétaire (traité par le chapitre VI du rapport) destiné à assurer la transition nécessaire vers le système communautaire des banques centrales prévu pour la phase finale, et d’en définir les statuts.
Des dispositions institutionnelles visant à compléter le traité, devront prendre corps. Conformément aux procédures prévues à l'article 236 du traité de Rome, une conférence intergouvernementale sera saisie des propositions élaborées. Convoquée avant la fin de la première étape, cette conférence fera partie de procédures engagées pour établir les bases juridiques nécessaires à la transition vers la réalisation complète de l'union économique et monétaire.
Sur la base d’un bilan mesurant les progrès réalisés dans tous les domaines, le Conseil des ministres établira un nouveau programme d'action contenant des mesures à entreprendre sur la base du traité, ainsi que d'autres mesures dont la réalisation devrait attendre la révision du traité.
La transition vers le point d’arrivée
Le groupe Werner défini les grandes lignes de la phase ultérieure à la première étape.
Les experts préconisent une coordination plus poussée des politiques nationales, suivie de leur harmonisation par l'adoption de directives ou de décisions communes et, in fine, par le transfert de responsabilités des autorités nationales aux autorités communautaires. Au fur et à mesure de ces progrès, des instruments communautaires émergent pour prendre la relève ou compléter l'action des instruments nationaux.
La coordination des politiques économiques et monétaires, dont les éléments fondamentaux auraient été mis en place, est renforcée par la prise en compte toujours plus intense de l'intérêt commun, avec la politique conjoncturelle comme premier domaine d’application. Pour ce faire sont à identifier les oppositions et les lignes de convergences des politiques nationales et ce afin de définir des stratégies pour un optimum communautaire. Ce paramètre n’est pas une simple juxtaposition des optimums nationaux. Parallèlement, les orientations générales de la politique économique deviendront de plus en plus contraignantes et l’harmonisation des politiques monétaire et budgétaire, plus poussée.
Les programmes de politique économique à moyen terme seront centrés de plus en plus sur des objectifs communautaires. Les instruments de politique budgétaire développés au cours de la première étape seront progressivement appliqués en commun. La suppression des obstacles de nature diverse, l'harmonisation des structures financières et l'interpénétration progressive des marchés nationaux permettront d'aboutir à un véritable marché commun des capitaux.
En matière d’équilibre global sont envisagées des actions communautaires liées essentiellement à la politique régionale et à la politique de l'emploi, dont la réalisation est facilitée par l'accroissement des interventions financières au niveau communautaire. Des orientations communautaires en matière de politique industrielle, de politique des transports, de l'énergie, du logement et de l'aménagement du territoire sont également de mise.
Dans le domaine monétaire, le groupe Werner préconise le renforcement des liens intracommunautaires. La transition vers l'union économique et monétaire est ainsi facilitée. La libre circulation des facteurs de production et des transferts financiers des secteurs public et privé conduisent vers un équilibre entre les économies des États membres.
Au cours de la deuxième étape, les progrès déjà enregistrés en matière de convergence des politiques économiques et monétaires permettront aux États membres de ne plus recourir de façon autonome à l'instrument de modification de la parité. Au moment du passage au stade final, les modifications autonomes de parité seront totalement exclues.
Pour la préparation de l'étape finale, un «fonds européen de coopération monétaire» placé sous l'autorité des gouverneurs des banques centrales, devra prendre forme. Si les techniques d'intervention sur les marchés de changes prévues pour la première étape fonctionnaient normalement et si une convergence suffisante des politiques économiques était effective, ce fonds pourra émerger dès la première étape. Au cours de la deuxième étape son implémentation est impérative. Il devra absorber les mécanismes de soutien monétaire à court terme et de concours financier à moyen terme. Au fur et à mesure des progrès vers l'union économique et monétaire, ce fonds deviendrait graduellement un organe de gestion des réserves au niveau communautaire pour s'intégrer, au stade final, dans le système communautaire des banques centrales qui sera alors créé. En outre, l'intensification de l’harmonisation des instruments de politique monétaire facilitera le renforcement de la politique communautaire dans ce domaine.
Conclusion
Le 8 octobre 1970, le président Pierre Werner présente publiquement le rapport final établi par son groupe et pour lequel il peut dégager, in extremis, le consensus de toutes les forces en place.
Le document est l’expression d’un plan d’ensemble pour la création d’une Union économique et monétaire en trois étapes, conçues sur le principe du «parallélisme effectif»7. Ce principe s’applique dans trois domaines: parallélisme entre les progrès de la convergence des politiques économiques et l’accroissement des contraintes monétaires; parallélisme entre les contraintes monétaires et le transfert des compétences à la Communauté en matière de politique économique (politique monétaire et de crédit); parallélisme entre le développement des compétences communautaires et le développement correspondant d’institutions européennes efficaces (renforcement du rôle du Parlement européen, de la Commission et du système des banques centrales).
La première étape doit ainsi voir un effort de coordination et d’harmonisation des politiques budgétaires comme une limitation – à titre expérimental – des fluctuations des cours entre les monnaies communautaires.
Institutionnellement, le rapport Werner préconise, pour l’étape finale, la mise en place d’un centre de décision pour la politique économique politiquement responsable devant un Parlement européen élu par suffrage universel, ainsi que d’un système communautaire des banques centrales.
Pour le comité Werner, l’Union économique et monétaire paraît un objectif réalisable dans le courant de la présente décennie. La fixation irrévocable des rapports de parité ou, mieux encore, la «monnaie unique» sont censées couronner le processus pour 1980.
«Jusqu'à l’époque de ce rapport, qui est indissolublement lié à la conférence de La Haye, les États membres avaient conservé la perspective d'une union économique, en tout cas d'un marché commun, qu'ils jugeaient réalisables moyennant le recours, en matière monétaire, à la seule coordination de leurs politiques; à partir de la conférence de la Haye et du rapport Werner, ils ont admis que l'union économique ne pourrait se faire si l'on ne réalisait pas progressivement l'union monétaire.»8.
1 «En vue de la mise en œuvre de ses décisions et de façon à faire préciser, aussi rapidement que possible, certains aspects institutionnels et techniques des accords intervenus, le Conseil invita le groupe ad hoc présidé par M. Werner à lui présenter son rapport final au début du mois de septembre 1970. Il a précisé son mandat en le chargeant en particulier de l’élaboration concrète des modalités pratiques de la première étape». Cf. Communiqué rédigé par la présidence belge à l’issue du Conseil des ministres, Luxembourg, 8-9 juin 1970. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048, intitulée «Intégration monétaire de l’Europe. Le Plan Werner: 1970».
2 Voir la section 3.1. «Création et travaux du comité Werner (mars-octobre 1970)».
3 Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner). Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au Bulletin 11/1970, p. 12.
4Le rôle du centre de décision est jugé particulièrement significatif, notamment en ce qui concerne le niveau et le sens des soldes ainsi que les méthodes de financement des déficits ou d'utilisation des excédents.
5 Ibid., p. 14.
6 «[…] il convient que les grandes orientations de la politique économique ne soient adoptées qu'après les avoir consultées». Cf. Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner), Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au Bulletin 11/1970, p. 19.
7 TIETMEYER, Hans. L’union économique et monétaire au centre du débat politique. In Hefte, Cologne: Institut für Wirtschaftspolitik, n° 1/1971.
8ANSIAUX (Baron), Hubert et DESSART, Michel. Dossier pour l'histoire de l'Europe monétaire 1958-1973. Bruxelles: Michel Dessart (éd.), 1975, p. 1.