Émergence du projet d'une union économique et monétaire

Émergence du projet d’une union économique et monétaire


Le sommet de La Haye (1er-2 décembre 1969) décide d’explorer les possibilités de progrès vers une union économique et monétaire par étape. Un comité ad hoc composé d’experts est constitué et, suite à la demande du Conseil des CE, Pierre Werner est choisi pour le présider. La réflexion de ce groupe d’études qui commence le 20 mars 1970 aboutit au rapport Werner présenté officiellement à Luxembourg le 8 octobre 1970.


Dans cette décision du sommet de La Haye, le mémorandum Barre1, que le vice-président de la Commission européenne avait présenté le 12 février 1969, sert de base, ainsi que de travaux préparatoires.


Ce document (connu aussi sous le nom de premier plan Barre2) préconise l’intégration croissante des économies et la nécessité d’une convergence des politiques économiques et d’une coopération monétaire et propose d’approfondir l’action communautaire sur plusieurs axes. Le premier axe vise la convergence des orientations de politique économique à moyen terme (en particulier en matière de production, d’emploi, de salaires et de balance des paiements). Le deuxième stipule la coordination des politiques économiques à court terme, de sorte que les économies puissent évoluer conformément aux objectifs à moyen terme. Un mécanisme de «consultations préalables obligatoires sur les politiques à court terme», ainsi qu’un système d’indicateurs d’«alerte précoce» sont proposés. Le troisième axe envisage la mise en place des instruments de politique monétaire européenne. Pour une solidarité monétaire réelle, il est préconisé un mécanisme de soutien monétaire à court terme, qui doit aller de pair avec une assistance financière à moyen terme.


«Le plan Barre se caractérise par une association particulière de conceptions allemandes et françaises traditionnelles, concernant notamment la convergence des orientations nationales à moyen terme. […] À ce niveau, l’analyse à moyen terme d’inspiration française est appliquée à la notion allemande de convergence économique»3.


Entre le sommet de La Haye et le début des travaux du comité Werner, plusieurs gouvernements ont présenté des propositions pour la mise en œuvre de l’union économique et monétaire. C’est ainsi que voient le jour les mémorandums belge (le plan Snoy), allemand (le plan Schiller) et luxembourgeois (connu sous le nom du premier plan Werner)4.


Le plan monétaire allemand (plan Schiller)5

La position officielle allemande sur l’intégration monétaire est rendue publique dans le mémorandum que le ministre de l’Économie Karl Schiller6 présente le 12 février 1970.


Ce plan prévoit la réalisation d’une union économique et monétaire en quatre étapes d’une durée non définie, mais dont la phase finale devait débuter en 1978. Les deux premières étapes (1970-1975) sont les plus importantes, ayant pour objectifs la réalisation de l’harmonisation de la politique économique, monétaire et fiscale ainsi que la mise en place d’un système d’assistance à moyen terme en cas de déséquilibre grave des balances des paiements. C’est seulement au cours de la troisième étape, lorsque les économies européennes convergent vers des objectifs communs, que des éléments communautaires doivent être progressivement réalisés. Il s’agit notamment de la réduction des marges de fluctuation entre les monnaies concernées, des changements de parité soumis à l’accord des partenaires et de la mise en place du Fonds de réserve européen.


Le passage d’une étape à l’autre est conditionné par la réalisation effective de l’essentiel des mesures prévues à l’échelon précédent. Le but final – la fixation définitive des taux de change, voire l’introduction d’une unité monétaire européenne, ainsi que la transformation du comité des gouverneurs en Banque centrale européenne – n’est que vaguement esquissé, sans indications de modalités de réalisation, ni de calendrier.


Le plan monétaire belge (plan Snoy)7

Le plan belge fut élaboré sous l’impulsion de Jean-Charles Snoy et d’Oppuers8, ministre des Finances de l’époque.


Comportant trois étapes censées débuter en 1971, ce plan, qui se veut une proposition souple et susceptible de modifications, donne des pistes pour la réalisation d’une union monétaire pour 1977.


La première étape (1971-1973) concerne cinq points, dont trois sont repris du plan Barre. Le premier a trait à la coordination des politiques économiques à moyen et à court terme, sur la base des décisions du Conseil, prises éventuellement à la majorité qualifiée. Le deuxième touche à la nécessité de n’admettre que par accord commun toute variation de la parité monétaire officielle vis-à-vis des pays de la Communauté.


Le troisième point vise la mise en place d’un concours mutuel par l’instauration d’un système de crédit automatique à court terme. Dès cette première étape est attendue une attitude commune des Six dans les organisations monétaires internationales. Sa définition incombe au Conseil, qui devra décider à la majorité qualifiée.


La deuxième étape (1973-1975) prévoit quatre actions prioritaires: la convergence des politiques économiques des partenaires à moyen et à court terme (sous le contrôle des institutions communautaires), la suppression de la marge de fluctuation des monnaies et des cotations uniformisées vis-à-vis du dollar, la révision des crédits automatiques à court terme et la définition d’une valeur monétaire commune dans chacun des espaces monétaires de la Communauté.


La troisième étape (1975-1977) doit conduire à l’union monétaire européenne. Durant cette phase finale, une politique européenne unique devra être adoptée et appliquée sans exception pour les objectifs économiques à moyen et à court terme. Un système bancaire communautaire analogue à un système fédéral de réserve (à l’instar de l’US Federal Reserve System) sera mis en place, réunissant les banques centrales des pays membres. Ce système, en charge des politiques de crédit et de change de la Communauté, sera placé sous le contrôle du Conseil des ministres (qui statuera, en cette matière, à la majorité qualifiée).


Le plan monétaire luxembourgeois (le «premier» plan Werner)

Le document luxembourgeois intitulé «L’union monétaire par étapes – esquisse d’un plan d’action»9, repose sur l’exposé fait par Pierre Werner à Sarrebruck le 26 janvier 1968, ainsi que sur les principales avancées de la Commission (le mémorandum Barre) et les lignes directrices établies par le Conseil des ministres.


Le plan luxembourgeois prévoit sept étapes réparties sur une période de 7 à 10 ans, dont l’ordre et la dynamique peuvent être changés selon les données économiques ou financières de l’évolution de la conjoncture.


La première étape (considérée «en cours de réalisation» en 1970) a pour but d’instituer une consultation réciproque et obligatoire sur certaines opérations à caractère monétaire ou d’économie générale. Il faudrait tendre également vers «des actions concertées, conçues à titre préventif», notamment dans le cadre des relations monétaires internationales10. Une affectation «partiellement communautaire des droits de tirage spéciaux sur le FMI» est également préconisée comme un «premier pas en vue de la création d’un fonds de réserve».


Au cours de la deuxième étape est envisagé un mécanisme de réduction des taux de change entre partenaires. Sa fonction est d’assurer une évolution de plus en plus synchronisée des cours des monnaies des Six par rapport au dollar. Cette étape est également consacrée à la définition des instruments de création et de circulation monétaire, c’est-à-dire des instruments de crédit admis ou utilisés par les banques centrales. Une concertation des volumes et des procédés de crédit des banques centrales, ainsi que des orientations générales des politiques budgétaires seront de mise.


La troisième étape est caractérisée par la définition d’une unité de compte européenne, dont l’usage resterait d’abord facultatif et pragmatique pour promouvoir la fixité des parités des monnaies nationales. L’unité de compte européenne sera graduellement introduite à l’usage privé, avec des conséquences positives sur la mentalité européenne et sur l’opinion publique en général.


Dans la quatrième étape, les changements de parité feront l’objet des procédures d’approbation communautaires, suivant des modes de vote à définir.


La cinquième étape signifie l’unification des concours à court et moyen terme entre les partenaires communautaires, ainsi que la mise en place d’un organisme communautaire (un fonds de coopération monétaire européen) géré par un organisme directeur à définir. Cet organisme tiendra ses comptes en unité de compte européenne. La définition du fonctionnement de l’organisme de concours mutuel précité incombe à la Commission, sur proposition des instances compétentes, à savoir les banques centrales des partenaires et le comité monétaire.


La sixième étape marque l’extension du fonds de coopération monétaire européen à certaines catégories de crédit à court terme consenties par la Communauté dans le cadre des relations monétaires internationales. Ceci sera en mesure d’accélérer l’harmonisation des politiques économiques des Six. De ce fait, les partenaires auront un poids accru dans les négociations monétaires internationales. Ce fonds pourra également servir d’instrument de financement dans le cadre d’accords commerciaux communautaires.


Dans la septième et dernière étape, le fonds de coopération monétaire européen sera transformé en un fonds de réserve européen. «Conformément au plan du professeur Triffin, patronné par le comité Monnet, les banques centrales détiendraient sous forme de dépôts une proportion déterminée de leurs réserves monétaires globales […]. Les dépôts seraient libellés en unité de compte européenne […]. La définition et l’usage de cette unité de compte nous rapprochent de l’ultime étape, à savoir la centralisation définitive de la politique monétaire et la substitution d’une monnaie européenne, de compte et de circulation, aux monnaies nationales. Cela ne se fera sans doute qu’en fonction d’une intégration politique plus poussée.»11


Le 18 mars 1970, la Commission des Communautés européennes réalise un comparatif entre les propositions avancées dans les quatre plans monétaires précités concernant la coordination des politiques économiques, le marché des capitaux, le domaine fiscal et le domaine monétaire12. Un tableau synoptique synthétique général, présentant l’ensemble des actions à entreprendre dans les divers domaines, a également été élaboré.


Dans ces quatre plans monétaires, le nombre, la durée et la succession des étapes diffèrent, mais deux phases fondamentales sont partout présentes: une phase préparatoire, dont la fin est considérée en 1975 et une phase finale, pendant laquelle les structures communautaires essentielles pour le bon fonctionnement d’une union économique et monétaire verront le jour.


L’optique des quatre plans est différente, mais la Commission définit deux positions repère: d’une part le plan Werner, qui constitue l’approche «la plus purement monétaire» et, d’autre part, le plan Schiller qui met le plus fortement l’accent sur le rôle des actions à entreprendre dans les divers domaines de la politique économique. Les autres plans présentent des caractéristiques intermédiaires. Aucun des divers plans ne traite de manière détaillée les problèmes qui se poseront simultanément du fait de l’élargissement de la Communauté.

1Mémorandum de la Commission au Conseil sur la coordination des politiques économiques et la coopération monétaire au sein de la Communauté, présenté le 12 février 1969 dans le supplément du Bulletin CEE n° 3/1969.

2Est connu sous le nom du premier plan Barre, le document confidentiel élaboré sous l’impulsion de Raymond Barre (vice-président en charge des questions économiques et financières) et présenté le 28 février 1968 à Rome, lors de la réunion des ministres des Finances européens. Ce plan, empreint d’une approche prudente et pragmatique propose notamment d’obliger les États membres à ne faire aucun changement dans les parités des monnaies, sauf par un accord préalable, de procéder à la suppression des marges de fluctuation, ainsi qu’à la mise en place d’un système d’assistance mutuelle. Une concertation des positions au sein des institutions monétaires internationales est également prévue, tout comme la définition d’une unité de compte devant être utilisée dans toutes les actions de la Communauté ayant besoin d’un dénominateur commun.

3Voir MAES, Ivo. Projets d’intégration monétaire à la Commission européenne. In BUSSIERE, Eric, DUMOULIN, Michel (dir.). Milieux économiques et intégration européenne en Europe occidentale au XXe siècle.Arras: Artois Presses Université, 1998. pp. 35-50. Cit. p. 42.

4Ayant pris les noms de leurs promoteurs, en l’occurrence les ministres en charge des Finances des pays respectifs, ces trois positions gouvernementales ont été analysées lors de la réunion du Conseil des ministres des Finances, qui s’est déroulée à Paris le 24 février 1970.

5Publié initialement dans Tagesnachrichten des Bundesministeriums für Wirtschaft, 27.2.1970, n° 6122, le rapport allemand a été reproduit in TIETMEYER, Hans. Währungsstabilität für Europa. Beiträge, Reden und Dokumente zur europäischen Währungsintegration aus vier Jahrzehnten. Baden-Baden: Nomos, 1996, pp. 88-94. Voir aussi: Stufenplan zur Verwirklichung der Wirtschafts- und Währungsunion in der EWG (Bonn, 22. Januar 1970). (Document consulté le 12 décembre 2013.)

6SCHILLER, Karl August Fritz (1911-1994): Universitaire et homme politique allemand social-démocrate. Sénateur pour les Affaires économiques du Land de Berlin (1961-1965); député social-démocrate au Bundestag (1965-1972); ministre des Affaires économiques (1966-1971); instigateur d'une loi sur la stabilisation et la croissance de l'Économie (1967); ministre des Affaires économiques et des Finances (1971-1972).

7Un plan de solidarité monétaire européenne en trois étapes 1971-1977. Ministère des Finances, Bruxelles, le 27 janvier 1970. (Document consulté le 12 décembre 2013.)

8SNOY et D'OPPUERS, Jean-Charles (1907-1991): Comte, homme politique belge, membre du Parti social chrétien. En tant que secrétaire général du ministère des Affaires économiques de Belgique, il présida notamment la délégation belge lors de la conférence intergouvernementale pour le Marché commun et l'Euratom. Il fut l'un des négociateurs et signataires du traité de Rome le 25 mars 1957. Élu député à la Chambre des représentants en mai 1968, il devint, la même année, ministre des Finances dans le gouvernement Eyskens-Cools, poste qu'il occupa jusqu'en 1972.

9WERNER, Pierre. L'Europe en route vers l'Union Monétaire. In Bulletin de documentation, n° 1 du 28 février 1970, 26e année. Luxembourg: Service Information et Presse, ministère d‟État du Grand-Duché de Luxembourg, 28 février 1970, pp. 5-12. (Document consulté le 12 décembre 2013.)

10Il s’agit, en l’occurrence, du fonctionnement général du système monétaire international, du recours d’un pays de la Communauté aux ressources mobilisables dans le cadre des accords internationaux, par exemple le FMI, ou même de la participation d’un ou de plusieurs États à d’importantes actions de soutien monétaire au profit des pays tiers.

11WERNER, Pierre. L’Europe en route. Ibid., p. 11.

12Jeu de tableaux synoptiques concernant les quatre plans par étapes vers une union économique et monétaire: plan Werner, plan Schiller, plan belge et plan CCE, 18 mars 1970. Commission des Communautés européennes/Direction générale des Affaires économiques et financières/Groupe de travail sur l’union économique et monétaire. In Archives familiales Pierre Werner. (Document consulté le 10 décembre 2013.) Repris in Common Fate. Common Future. A Documentary History of Monetary and Financial Cooperation, 1947-1974. CVCE-Huygens ING. La Haye: DIERIKX, Marc (éd.), 2012, pp. 123-136.

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