Le plan "Marjolin" et ses suites

Le «plan Marjolin» et ses suites

L'année 1962 marque le passage de la première étape à la deuxième étape de transition vers la pleine réalisation du marché commun. À chaque étape doit être assignée un ensemble d'actions qui doivent être engagées et poursuivies concurramment1. Cette perspective favorise le renouvellement des propositions de la doctrine et des institutions de la Communauté économique européenne (CEE) en faveur de l'intégration économique monétaire. En outre, les circonstances économiques sont favorables.

Ainsi, en octobre 1962, le Parlement européen se prononce en faveur d'une politique monétaire commune qui remplace, à longue échéance, la politique coordonnée. Cette unification monétaire est envisagée comme une condition essentielle à la réalisation de l'unité économique et politique de l'Europe. Sa mise en œuvre suppose l'institution progressive d'une organisation fédérale des banques d'émissions de la CEE avec une institution centrale chargée de la politique monétaire communautaire2. En parallèle, les pratiques et politiques budgétaires nationales doivent être harmonisées et la Communauté doit se doter d'un budget économique afin de d'appuyer ses actions sur la conjoncture3.

Sept jours plus tard, la Commission, par la voix de son commissaire aux affaires économiques, Robert Marjolin, appelle, dans son memorandum sur le programme d'action de la Communauté pendant la deuxième étape (ou rapport «Marjolin»), à compléter l’union économique par une union monétaire caractérisée par une fixité des taux de change entre les monnaies européennes. La fin de la période de mise en place de l’union douanière et du marché commun (1er janvier 1970) est proposée pour l’établissement de l’union économique et monétaire (UEM)4. Les ministres des finances composeraient alors un centre unique de politique économique: ils décideraient notamment du volume global des budgets nationaux et du budget communautaire, ainsi que des conditions générales de financement de ces budgets. Son équivalent monétaire serait constitué d'un système bancaire de type fédéral avec pour organe centrale, un conseil des gouverneurs des instituts d'émission.

En vue d'atteindre cet objectif, la Commission suggère d'améliorer le dispositif des consultations sur les questions monétaires interne et externe, ainsi qu'en matière de politique conjoncturelle5. La libération des capitaux devrait être poursuivie, une sorte de «fonds européen» des balances des paiements créé6 et une politique régionale développée.

Le mémorandum de la Commission s'appuie sur l'effet d'entraînement (spill-over) propre au processus d'intégration économique organisé par le traité. La réalisation de telle étape, les progrès dans tel domaine exigent le passage à une étape complémentaire, des progrès dans des domaines connexes, sous peine de réduire les bénéfices obtenus. L'unité des marchés entraîne l'unité des économies7. La mise en œuvre de la politique agricole commune (PAC) est illustrative de cet enchaînement. L'unicité des prix garantis, l'un des fondements de la PAC acté en 1962, exige des taux de change fixes pour les monnaies des États membres. «Toute modification importante des taux provoquerait, dans les échanges entre des pays que ne protégera plus aucune barrière douanière, des bouleversements si profonds […] que le marché commun lui-même pourrait être mis en cause.» Or, cette fixité des taux de change est la définition même de l'union monétaire.

Un autre argument, contextuel cette fois, milite pour l'unification monétaire: la recherche d'une cohérence des positions européennes à l'échelle internationale. Les déficits continus des paiements des États-Unis et du Royaume-Unis obligent les États membres de la CEE à prendre une série de mesures pour contribuer à l'atténuation des déséquilibres (réévaluation du mark allemand et du florin néerlandais, achat de matériel d'armement américain, financement de 40% des tirages opérés sur le FMI et non remboursés par les pays déficitaires).

Dans des termes plus feutrés, le comité monétaire appelle à une synchronisation des politiques monétaires, ce qui exigerait une consultation préalable mutuelle avant toute prise de position sur les grandes lignes de la politique monétaire interne et externe8. Cette position appuie autant qu'elle rejoint les préconisations du rapport «Marjolin».

De fait, en 1963, la Commission expose dans le détail les modalités de collaboration monétaire et financière au sein de la Communauté économique européenne9. L'ambition est rabaissée par rapport au memorandum, la perspective d'une intégration monétaire rencontrant l'opposition des États membres10. Trois comités sont créés à sa suite par le Conseil: comité budgétaire11, comité de politique économique à moyen terme et comité des gouverneurs des banques centrales. Les représentants des gouvernement s'entendent également pour se consulter préalablement à toute modification des taux de change. Un programme commun de lutte contre l'inflation est adopté par le Conseil12.

Sous l'effet de la crise de la «chaise vide»13, la coordination des politiques monétaires et financières progresse peu malgré les innovations institutionnelles de 1964; et la libéralisation des capitaux est également au point mort. Tout au plus des habitudes de travail sont prises entre les services des ministères des finances et des banques centrales. Le Conseil recommande annuellement des lignes directrices en matière de politique conjoncturelle aux États membres. Face aux défis internes et externes auxquels sont confrontés la Communauté économique européenne et ses États membres, cette coopération pragmatique ne suffit pas: «les tâches de politique monétaire prennent un caractère d'urgence de plus en plus marqué»14.

1Article 8§1 du traité établissant la Communauté économique européenne.

2Parlement européen, Résolution du 17 octobre 1962 relative à la coordination des politiques monétaires dans le cadre de la CEE (rapport «Van Campen»), Journal officiel 62 du 12 novembre 1962, pp. 2664-2665.

3Résolution du Parlement européen du 17 octobre 1962 sur la coordination des politiques budgétaires et financières (rapport «Bousch»), Journal officiel 62 du 12 novembre 1962, pp. 2666-2667.

4Commission, Mémorandum sur le programme d’action de la Communauté pendant la deuxième étape, Bruxelles, 24 octobre 1962, p. 75-80.

5Commission, Mémorandum sur le programme de la Communauté pendant la deuxième étape, Bruxelles, 24 octobre 1962, parag. 95, p. 62. À cet effet, la Commission propose dans un premier temps une confrontation des budgets prévisionnels à l’automne, puis dans un deuxième temps, la confrontation des budgets pour l’année suivante. Seraient plus particulièrement concernés «les prévisions de recettes, de dépenses et de prêts des collectivités régionales et locales, ainsi que celles des organes responsables de la sécurité sociale et des autres organes publics ou semi-publics qui jouent un rôle important dans le cours de l’activité économique». Cette confrontation a été reprise dernièrement sous la forme du «semestre européen» établi lors de la révision de 2011 du Pacte de stabilité et de croissance.

6Les États membres s'engageraient à déclarer par avance les crédits maximaux qu'ils seraient prêts à ouvrir.

7Costant, J.-P., Deux années d'application du traité de Rome. Réflexions sur le sens de la Communauté économique européenne, Revue économique, 1960, vol. 11, n°5, p. 807.

8Comité monétaire, Cinquième rapport d'activité du comité monétaire, Bruxelles, 5 avril 1963, pp. 8-9.

9Communication de la Commission au Conseil sur la coopération monétaire et financière au sein de la Communauté économique européenne, II/COM(63) 216 final, Bruxelles, 19 juin 1963.

10Bussière, Éric, Dumoulin, Michel, et Schirmann, Sylvain, Chapitre 2. Le développement de l'intégration économique, dans Bossuat, Gérard et alii, (eds.), L'expérience européenne. 50 ans de construction de l'Europe 1957-2007. Actes du colloque international de Rome 2007, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, Baden-Baden, Nomos Verlag, 2010, spéc. p. 76.

11Décision (64/299/CEE) du Conseil, du 8 mai 1964, concernant la collaboration entre les services compétents des administrations des États membres dans le domaine de la politique budgétaire, Journal officiel 77 du 21 mai 1964, pp. 1205-1206.

12Recommandation (64/246/CEE) du Conseil du 15 avril 1964 adressé aux États membres au sujet des dispositions à prendre en vue du rétablissement de l'équilibre économique interne et externe de la Communauté, Journal officiel n°64 du 22 avril 1964, pp. 1029-1031.

13Du 1er juillet 1965 au 30 janvier 1966, la France n'envoie plus de représentants participer aux sessions du Conseil et de ses groupes de travail.

14Parlement européen, Rapport de Hans Dichgans fait au nom de la commission économique et financière du Parlement européen sur l'activité future de la Communauté dans le domaine de la politique monétaire et la création d'une union monétaire européenne, document 138, du 28 novembre 1966.

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