Colloques, conférences et séminaires

Jean-Claude Juncker

Conférence de Jean-Claude Juncker: L’Europe dans tous ses états (Luxembourg, 11 décembre 2006)


Monsieur le Recteur,

Monsieur le Doyen,

Monsieur le Professeur,

Messieurs les Professeurs,

Excellences,

Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs,

et pour beaucoup d’entre vous, très chers, voire chers amis, […]


ceux qui me présentent me poussent toujours à des remarques qui m’éloignent du sujet. Si vous dites, Monsieur le Recteur, que vous avez fait un jour l’éloge de [Jordi] Pujol, je vous crois capable de tout, et que donc vous puissiez faire le mien est assez normal. Puisque vous étiez gêné de devoir le faire, vous avez eu recours à des articles de presse allemands, parce que sans doute vous n’aimeriez pas vous exprimer en des termes aussi élogieux, dont normalement la presse allemande, contrairement à la luxembourgeoise, me gratifie. Je vous sais gré d’avoir exposé devant au moins quelques Luxembourgeois une des impressions que peuvent avoir des observateurs allemands. Si vous dites qu’un jour, j’aurais dit – ce dont je me crois capable – que je serais à 100% Luxembourgeois et à 100% Européen et que vous n’appréhenderiez pas dans son entièreté cette expression trop compliquée pour être simple, je vous dois une explication. Si je suis à 100% Luxembourgeois et à 100% Européen, c’est probablement que je suis à 130% Luxembourgeois et à 70% Européen, ce qui fait toujours 200, et je manie les deux volumes au gré des circonstances.


Je dois vous parler de l’Europe dans tous ses états. Lorsqu’on m’a demandé […] quel serait le sujet de ma conférence, j’ai choisi ce sujet-là. Mais à vrai dire, comme certains professeurs ont ce don particulier de corriger tout le monde et n’importe qui, j’avais plutôt pensé à une majuscule. Mais comme vous avez choisi de parler de l’Europe en minuscule, je vous accompagnerai sur ce chemin-là. Quel est l’état – minuscule – de l’Europe? Je crois qu’il y a en Europe plusieurs États – majuscule et, surtout, minuscules.


Il y a ceux qui disent que l’Europe n’est pas en crise. Vous observerez que ceux qui disent que l’Europe n’est pas en crise nous viennent surtout de Paris et de La Haye. Mais non pas des désormais 18 États membres qui ont ratifié le traité constitutionnel. Si j’étais Premier ministre français – sort que je ne souhaiterais pas à la république voisine, ni d’ailleurs au nord du Benelux si j’étais Premier ministre néerlandais –, je dirais sans doute que l’Europe n’est pas en crise, puisque je n’aimerais pas prendre sur mes épaules cette lourde responsabilité d’avoir interrompu un processus que nous croyions, lorsque nous l’observerions de plus loin, avoir été historique. Donc, je n’aimerais pas être le fauteur de trouble qui irait à l’encontre du mouvement de l’histoire.


Ceux qui sont Britanniques, Polonais, Suédois, Portugais et je n’ose pas en passer, puisqu’ils ne se sont pas exprimés jusqu’à ce jour, vous diront sans doute que l’Europe n’est pas en crise. Peut-être, doutant un peu de leurs propos forcenés, diraient-ils que l’Europe est en attente. Moi, Premier ministre d’un pays qui par référendum, tout comme nos très chers amis espagnols, a dit «oui» au traité constitutionnel, moi, je dis que nous sommes en crise. Et je le dis parce qu’un processus, celui dont je parlais, a été interrompu.


Pourquoi est-ce que l’Europe, je veux dire par là l’Union européenne – il faut bien distinguer le continent et l’Union européenne –, pourquoi est-ce que l’Union européenne est-elle en crise? Elle n’est pas en crise parce que nos amis français et néerlandais ont dit «non» et «nee», parce que cette double négation franco-néerlandaise à cette lourde interrogation de l’histoire contemporaine n’est pas à vrai dire à l’origine de la crise. Mais ce double «non» est plutôt révélateur d’une crise qui existait déjà lorsque les «conventionnels» – diplomates, parlementaires européens et nationaux et la conférence intergouvernementale par la suite, nos ministres des Affaires étrangères et chefs d’État ou de gouvernement enfin – ont essayé d’imaginer ce que pourrait être le futur de l’Europe. Déjà à ce moment-là, l’Europe était, je crois, profondément en crise.


Je pourrais dire, sans prendre trop de risques, que je l’avais pressenti. Il y a nombreux de mes discours qui indiquent entre les lignes, dans les sous-textes, comme disent les professeurs luxembourgeois qui ne croient jamais ce que le gouvernement met par écrit, qu’il y avait déjà cette crise. […] … j’ai souvent dit que l’Europe était en crise parce que nous avons omis un certain nombre d’applications de réflexes.


Pourquoi est-ce que l’Europe est en crise? Tout d’abord, et c’est révélateur, parce que le sens du consensus, le plaisir, l’érotisme de l’accord s’est perdu en Europe. Il fut un temps où nous étions 10. C’était à l’époque où je commençais ma vie européenne, et il y avait 10 États membres. Intimité, complicité, embuscades, embrassades, mais toujours accords. Puis j’ai vu arriver l’Espagne et le Portugal, grande arrivée en fait qui a complété l’Europe du côté sud, pays qui se sont arrimés à l’Europe. Deux pays ibériques qui, lorsque j’ai fait leur connaissance, étaient soumis aux pires des dictatures. Puis sont venus les Suédois, les Finlandais – Finlandais qui se sont comportés dès le premier jour comme un ancien État membre, comme un État membre fondateur – et l’Autriche, qui cherchait sa voie et qui la trouvera un jour. Puis nous sommes devenus 25, et nous serons à 27 à partir du 1er janvier. Lorsque nous étions 10, 12 ou 15, le fait de pouvoir nous mettre d’accord dans la difficulté, dans l’adversité des positions qui très souvent étaient contradictoires, pour ne pas dire conflictuelles, nous pensions, à cette période naïve mais belle de la construction européenne, que le fait de nous mettre d’accord avait une valeur en elle-même. Le fait que 15 États membres, ou plus tard 25, se mettent d’accord sur un continent comme le nôtre, caractérisé par de profondes déchirures que lui ont infligé le temps et le rythme du temps, nous paraissait toujours relever un peu du miracle politique. Même si nous n’étions jamais d’accord sur tout, le fait de nous être mis d’accord a déclenché l’enthousiasme, au moins chez ceux qui ont participé à l’accord.


J’ai constaté, lorsque nous nous sommes mis d’accord sur le traité constitutionnel, que cet enthousiasme-là peinait à prendre corps. Je n’attribue pas ce fait, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, à ce qui pourrait être aisément décrit comme étant une conséquence de l’élargissement récent. Parce que parmi les 15 de l’ancienne Union européenne, il y a un certain nombre d’États, voire de gouvernements, qui ne goûtent plus à ce plaisir de trouver un compromis. Ce n’est pas tellement l’affaire des nouveaux États membres, mais de celle de l’ensemble de l’Union européenne. Je m’interroge souvent sur la question de savoir pourquoi cette ambiguïté constructive, ce goût du compromis systématique n’emporte plus l’adhésion de tous. Et je l’attribue à un constat – pour moi ancien, pour d’autres plus récent – qui est que le consensus qui peut exister entre les gouvernements n’est plus un consensus prolongeable vers les peuples d’Europe.


Il fut un temps – les années 1950, les années 1960, les années 1970, les années 1980 avec quelques pauses, mais vers la fin des années 1990, oui – où les peuples d’Europe voulaient plus d’Europe. À chaque fois que les gouvernements entamaient, essayaient, initiaient, les opinions publiques, les peuples d’Europe disaient: «Ah non, c’est trop timide. Vous ne mettez pas assez d’Europe dans vos projets. Nous voulons plus d’Europe.»


Il fut un temps, lorsque j’étais jeune, à Belvaux, lorsque les gouvernements proposaient, les peuples d’Europe avaient l’impression de dire: «Dépêchez-vous, on n’a pas de temps à perdre. Ayez plus d’ambitions! Faites plus d’Europe!» Les gouvernements donnaient l’impression d’être récalcitrants par rapport au niveau d’attente qui était celui des peuples d’Europe. Cela a changé. Cela a dramatiquement changé, parce qu’aujourd’hui, vous avez en Europe deux camps, deux quartiers qui sont presque à égalité. Le premier quartier, j’en fais partie, dit, «Il nous faut plus d’Europe», et le deuxième quartier vous dit, «Quoique vous fassiez, il y a déjà trop d’Europe aujourd’hui».


Ce consensus de base, dont les Belges diraient qu’il est basique, n’existe plus. Autrefois, les peuples d’Europe voulaient toujours plus d’Europe, aujourd’hui, dès que vous dites Europe, le pôle numéro un vous dit, «Ce n’est pas assez», et le pôle numéro deux vous dit, «C’est trop, parce qu’il y en a déjà trop. Assez est assez». Telle est la réponse que vous jette à la figure la moitié de l’opinion publique européenne. L’opinion publique européenne, qui n’existe pas en tant que telle, puisque cela reste une addition d’opinions publiques nationales. Mais dans chaque pays, vous avez à peu près ce distinguo au niveau des opinions publiques. On a bien vu d’ailleurs chez nous, cela n’a pas été pour moi une très grande surprise, que 44% des Luxembourgeois ont dit «non» au traité constitutionnel, sans dire pourquoi, mais en fondant leur sentiment sur ce malaise fondamental que les opinions publiques entretiennent à l’égard de la construction européenne.


Si je dis donc que la crise dans laquelle nous sommes a été révélée par le double «non» franco-néerlandais et que ce double «non» franco-néerlandais n’est pas à l’origine de la crise européenne, puisqu’à l’origine de la crise européenne se trouvent ces deux camps de l’opinion publique qui se regardent en chiens de faïence, il faudra bien, si on veut préparer l’avenir, s’interroger sur le pourquoi de cet affrontement des deux quartiers dans nos opinions publiques. Et je crois qu’il y a plusieurs raisons à cela.


Tout d’abord, je crois que les hommes politiques dont je suis, les gouvernements, les gouvernants en fait, ont perdu l’habitude de tenir un discours aux peuples d’Europe qui fasse que les peuples d’Europe continuent à tomber amoureux ou à être amoureux de l’Europe. Si à chaque réunion de Bruxelles – et vous verrez cela demain, puisque nos ministres des Affaires étrangères se sont mis d’accord sur la Turquie, ce qui fait que demain, vous découvrirez les grands désaccords, puisque les uns auront gagné et les autres auront perdu –, si à chaque grand moment de la construction européenne ou si à chaque phase intermédiaire de la construction artisanale de celle-ci, ceux qui participent à la codécision européenne expliquent à leur opinion publique soit qu’ils ont gagné et donc mis en pièces les argumentaires des autres, soit qu’ils n’ont pas pu convaincre les autres, parce que les autres étaient insuffisamment intelligents et érudits pour comprendre le point de vue qui ne l’a pas emporté. Il ne faut pas faire le surpris, lorsqu’aux yeux de beaucoup d’Européens, l’Europe ressemble plus à un théâtre d’affrontements entre les intérêts nationaux des uns et des autres qu’à un lieu de rencontre et de formation de compromis qui cherche à dégager de la multitude des débats européens, qui sont nationaux par essence, l’intérêt commun européen.


L’Europe, c’est la machine à fabriquer l’intérêt commun européen. Et nous expliquons trop souvent à ceux qui nous observent et nous expliquons trop souvent à nos mandants nationaux que soit nous gagnons, soit nous perdons. Or en Europe, on ne gagne pas, on ne perd pas. On construit l’intérêt commun européen. Nous n’avons jamais réussi au cours de 20 dernières années à rapatrier la notion d’intérêt commun européen au cœur des citoyens européens. À vrai dire, ceux qui nous dirigent, parlent mal de l’Europe, vilipendent l’Europe, critiquent l’Europe, attribuent à l’Europe tous les maux que la société nationale peut générer. Tous les efforts qu’on demande à une communauté nationale en fait doivent être endossés par l’Union européenne. Comme si l’Union européenne était un corps et un monstre neutre, comme si elle n’était pas constituée par tant de membres nationaux qui contribuent à la formation de sa volonté collective!


Ensuite, nous avons désappris aux Européens la fierté de l’Europe. C’est ce qui m’enrage le plus, à vrai dire. L’Europe a été capable des pires choses et elle est devenue capable des choses les plus belles. Elle est admirée pour cela à travers la planète entière. Ah, qu’il est beau d’être Européen lorsque vous n’êtes pas en Europe! Lorsque je suis en Asie, lorsque je suis en Afrique, lorsque je suis dans les pays du Caucase, dans l’ancienne Union soviétique, lorsque je suis en Moldavie – d’ailleurs je n’ai pas visité tous ces pays, mais je vous expose mes prochains déplacements –, cette admiration pour l’Europe est énorme. L’effervescence pour l’Europe peut être palpable, les yeux se font brillants lorsque les autres, qui ne connaissent pas la cohésion continentale, vous parlent de l’Europe. Et à mon retour, je découvre cette médiocrité, je découvre cette désaffection de l’Europe qui est celle qui caractérise les sentiments de la plupart des Européens.


Pourquoi est-ce que les Européens ne sont plus fiers de l’Europe? Mais parce que nous avons omis de les rendre fiers de l’Europe. Parmi les grands projets européens figurait et figurera toujours pour moi, pas pour le plus grand nombre, cette vocation pacificatrice de l’Europe. N’est-ce pas?, on n’échappe pas à l’histoire de sa famille, ni aux biographies qui nous sont léguées par nos parents et nos grands-parents. J’ai tout de même été éduqué par mon père qui, sans trop m’en parler, m’a parlé quand même de temps à autre de la guerre. Mon père était, parce qu’il a dû l’être, soldat allemand, alors qu’il n’avait rien à faire avec ces types-là. Hitler l’a enrôlé de force dans l’armée allemande, et mon père, à l’âge de 18 ans, a fait deux voyages: le premier de Dahl à Wiltz, ce qui représente une distance de cinq kilomètres, et le deuxième de Dahl en Russie, parce qu’on l’a obligé à devenir soldat allemand, à porter un uniforme qui n’était pas le sien et à combattre ceux qui étaient en train de libérer son pays. Alors moi, je ne suis pas prêt d’oublier cela. L’Europe reste d’abord l’instrument de ceux qui, après la guerre, ont voulu traduire en programme politique cette phrase de toutes les après-guerres: plus jamais la guerre. C’est la première fois dans l’histoire de l’Europe que ceux qui ont dû faire la guerre, que ceux qui sont rentrés des champs de bataille, que ceux qui sont rentrés des camps de concentration se sont dits: plus jamais ça!


Et nous, qui sommes jeunes, qui avons grandi au soleil, qui n’avons connu aucune crise comparable à celle qu’ont dû traverser nos parents et nos grands-parents, nous pensons que ce problème est résolu à tout jamais, que la paix relève de l’évidence. La paix, et surtout pas en Europe, n’est jamais évidente! Jamais évidente. Il est tout de même incroyable de voir que les Européens d’aujourd’hui, ceux qui sont allés voter au référendum, ceux qui ont critiqué ceci et cela – et tout cela est critiquable en fait –, il est tout de même impressionnant de voir la faculté d’oubli des générations présentes.


Il y a 10 ans, il y avait la guerre en Bosnie. Il y a 10 ans, on tirait dans les rues de Sarajevo. Il y a 10 ans, des collines de Sarajevo, on tirait dans les cuisines pour tuer les femmes qui étaient en train de cuisiner ou qui dans la chambre à coucher étaient en train d’allaiter leurs enfants. 10 ans! Il y a 7 ans, nous avions la guerre du Kosovo avec ce terrible cortège funèbre, avec les camps de concentration, avec les viols, avec le massacre des enfants. Et on nous dit aujourd’hui qu’il ne faut plus parler en Europe de la guerre et de la paix! Alors qu’au beau milieu de l’Europe, à une heure et demie de distance d’avion de Luxembourg, on tuait comme on tuait dans les années 1940.


Donc, je maintiens que le terrible débat entre la guerre et la paix restera pour toujours un sujet européen. Et si les jeunes, me dit-on, ne veulent plus l’entendre, je m’en fous, ils doivent l’entendre, ils doivent l’écouter pour se rendre compte de l’Europe telle qu’elle a été, de l’Europe telle qu’elle est et de l’Europe telle qu’elle doit rester. Le fait que nous considérions aujourd’hui que la paix relève de l’évidence élémentaire est un argument insuffisant pour prêcher la cause du non-discours pacifique en Europe.


La planète entière nous admire pour avoir fait de l’Europe un continent de paix, parce que les non-Européens, me semble-t-il, connaissent mieux l’histoire de l’Europe que les Européens eux-mêmes. Parce qu’ils savent que nous avons toujours été le continent du déchirement, des fractures, des fragilités, des tendances lourdes, le continent qui n’a jamais pointé dans la direction de la paix, mais qui a toujours eu recours à l’hostilité des armes pour régler ses conflits, alors qu’aujourd’hui, nous réglons nos conflits – si conflit il y a, et Dieu sait qu’il y en a, des conflits – par des moyens pacifiques, non pas diplomatiques, mais d’intégration politique.


Nous n’avons pas appris aux Européens à être fiers de leur réussite économique. Le marché intérieur, déjà inscrit dans les traités de Rome, dont nous fêterons bientôt le 50e anniversaire, a connu une véritable renaissance, il faudrait dire naissance, au moment où mon maître Jacques Delors était président de la Commission européenne, qui a lancé le grand marché en 1985 avec comme idée que la date ultime de son parachèvement serait le 1er janvier 1993. «L’Europe 1992», tel était le slogan qui mobilisait foules et acteurs pendant la deuxième moitié des années 1980. Nous sommes devenus le plus grand marché intérieur du monde. Nous avons aujourd’hui sur ce marché intérieur, qui est un grand marché, le plus grand marché qui existe, 450 millions de consommateurs qui ont vu disparaître entre les marchés cloisonnés des États membres les entraves techniques, les entraves commerciales, tous les éléments qui rendaient la compétition en Europe artificielle. On a remplacé l’artificiel par le naturel des compétences et des affrontements directs.


Enfin, tout n’est pas parfait dans ce marché intérieur. Il doit être complété. Regardez le marché de l’énergie! Nous sommes installés les deux pieds dans le ridicule, puisque la politique énergétique européenne n’existe pas. Nous affrontons le président russe, ce que nous avons fait récemment en Finlande, à 27. Vous voyez l’impression que cela doit lui faire, lorsque 27 Premiers ministres l’admonestent et lui disent comment il faut faire les choses, au lieu qu’un seul Européen, au nom de tous, puisse dire ce qu’il en est de la sécurité de l’alimentation énergétique, de l’organisation des marchés de l’énergie entre la Russie et l’Union européenne. J’ai eu une réunion mardi passé avec le président du Kazakhstan pour parler énergie. Je lui ai expliqué les besoins du Luxembourg en 2015. Il était très poli, parce qu’il a pris cela au sérieux. Mais moi, je ne l’ai pas pris au sérieux, parce que je voudrais que nous puissions discuter avec nos grands fournisseurs en tant qu’entité européenne, au lieu de devoir nous subdiviser en provinces énergétiques qui n’impressionnent personne et dont aucune entité régionale, fût-elle allemande ou française ou britannique, n’a la masse critique pour pouvoir imposer ses vues à ceux qui demain nous garantiront l’approvisionnement énergétique.


Regardez la désintégration des marchés financiers en Europe! Il faudra que nous mettions la main à la pâte, pour m’exprimer un peu trop simplement, à l’intégration poussée des marchés financiers européens.


Regardez cet énorme déficit social de la construction du marché intérieur! Comment est-il possible qu’en Europe, nous éliminions toutes les entraves, nous réduisions à leur plus simple expression, pour lui avoir enlevé toutes ses barrières artificielles, la compétition et donc la compétitivité directe entre les sous-groupes de l’économie européenne et que nous ne réfléchissions pas un seul instant au nécessaire complément social de cette construction mercantile qu’est le marché intérieur?


Que nous ayons harmonisé la fiscalité indirecte, tant au niveau de la taxe sur la valeur ajoutée qu’au niveau des droits d’accises, que nous ayons, en les coordonnant, presque harmonisé les régimes d’imposition de la fiscalité de l’épargne, que nous ayons harmonisés dans la mesure du possible et en étant loin du résultat à atteindre, la fiscalité des entreprises, puisque nous nous sommes mis d’accord sur un code de conduite contre la concurrence fiscale déloyale, que nous éliminions donc toutes les entraves ou presque, mais que nous ne soyons pas à même de nous mettre d’accord sur des règles élémentaires en matière de droit du travail européen, en matière de protection des salariés contre le licenciement, en matière de réglementation des contrats de travail dits atypiques et qui, aujourd’hui, sont en train de devenir typiques, puisque le contrat de travail à durée indéterminée, sauf dans le cas du Luxembourg, est devenu dans presque tous les pays de l’Union européenne un contrat de travail atypique, puisqu’il a été remplacé par les contrats de travail intérimaire ou par des contrats de travail à durée déterminée, ce qui fait manifester les jeunes du Luxembourg, alors que toutes les générations devraient manifester dans tous les autres pays de l’Union européenne. Voila un élément insensé, parce que d’interprétation trop courte de notre action collective en Europe.


Nous avons été incapables d’enthousiasmer les Européens pour la monnaie unique, l’euro. Il est tout de même remarquable que la planète entière nous applaudisse d’avoir fusionné jusqu’à ce jour treize de nos monnaies nationales en une monnaie unique et que nous ne soyons pas contents, fiers, satisfaits de cette extraordinaire performance qui cherche son égal n’importe où, puisqu’aucune partie du monde, aucune parcelle du globe n’a été capable de fusionner, comme nous l’avons fait, ses monnaies.


À vrai dire, lorsque j’ai signé le 7 février 1992 le traité de Maastricht, on se moquait de nous. On disait, voilà la bande de naïfs qui pense que l’on pourrait, le jour venu, suite au processus déclenché ce jour-là, rassembler en une expression monétaire unique tant de diversité économique, monétaire ou socionationale. Je suis d’ailleurs le seul signataire du traité Maastricht qui soit toujours ministre des Finances. Donc l’euro et moi, nous sommes les seuls survivants du traité de Maastricht! […]


Personne ne nous croyait capables de cela. Les professeurs d’université, mon cher recteur, toutes facultés confondues, donc toute illumination rassemblée, ne nous croyaient pas capables de faire cela. Surtout la partie allemande du professorat européen, qui d’ailleurs est devenue très silencieuse. Curieux que les professeurs, à partir d’un certain moment, se taisent. C’est rare dans l’histoire de la science exacte. Mais l’économie, je dois vous dire, n’est pas une science exacte, alors que la physique, bien sûr, en est une. Ce qui fait d’ailleurs qu’un éminent physicien, Monsieur Solana, se verra attribuer le prix Charlemagne, parce qu’on aime faire suivre un autre scientifique à celui qui parle de l’art politique comme s’il s’agissait d’une science exacte, ce qui n’est pas, à vrai dire, le cas.


Les Américains ne pensaient pas que nous serions capables de faire la monnaie unique. Je me rappellerai toujours, je l’ai déjà raconté ici, je crois, un entretien que j’ai eu avec le président Clinton en août 1995. Il m’a dit: «Parlez-moi de l’Europe.» J’ai sorti mon histoire sur l’euro et tout ça. Et après trois minutes, il me coupe et dit: «Non, je voulais vous interroger sur la Turquie.» Et Rubin, qui était son secrétaire d’État au trésor, m’interrompit après trois ou quatre minutes pour me dire: «Non, non, parlez-moi un peu du marché intérieur et tout ça.» Et une année plus tard, de retour à Washington, je reçois un coup de téléphone du ministre des Finances américain qui me dit: «Il y a une année, vous m’avez parlé de cette monnaie unique. Est-ce que nous pourrions nous revoir ce soir pour en discuter?» C’était un samedi. Prenant conscience de mon importance historique soudaine, je lui dis: «Non, j’ai autre chose à faire ce soir.» Et donc, on s’est vu le dimanche matin à la Treasury pour un petit-déjeuner, pour parler de l’euro qui, à l’époque, ne s’appelait pas encore ainsi. Donc, les Américains ont été les premiers à comprendre que quelque chose était en train de bouger en Europe. Et nous l’avons fait.


Si nous ne l’avions pas fait, que serait-il advenu de l’économie européenne et de ses monnaies nationales et de ses subdivisions archaïques économico-nationales? Enfin, nous étions dans le système monétaire européen. J’ai été ministre des Finances, je le suis devenu en 1989. J’ai dû me rendre à Bruxelles tous les trois, quatre ou six mois pour procéder à un réalignement entre les monnaies nationales européennes qui étaient corsetées dans le système européen. À chaque fois que se passait un évènement, les monnaies européennes entraient en guerre entre elles. Nous perdions des parts de marché et d’autres gagnaient des parts de marché. Mais il n’y avait pas de raison objective, parce que non fondamentale, pour ces réajustements monétaires. Mais que serait-il advenu de nos monnaies nationales après la crise financière latino-américaine, celle qui frappa la Russie, celle de l’Asie du Sud-Est? Que serait-il arrivé à nos monnaies après le 11 septembre 2001? Que seraient devenues les monnaies européennes pendant la guerre du Kosovo? Que seraient devenues les monnaies nationales pendant la guerre des Balkans – Bosnie, Kosovo et autres –, qui était la première guerre en Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale? Que serait-il arrivé à nos monnaies nationales pendant la guerre de l’Iraq? Quel aurait été le sort du franc français et du florin néerlandais après le «non» français et le «nee» néerlandais? Et que serait devenu dans tout cela ce pauvre franc luxembourgeois qui était belge? S’imaginer les peines qu’aurait dû traverser l’économie européenne s’il n’y avait pas eu l’euro, essayer pendant un moment de s’imaginer les retassements qui se seraient faits contre la force des règles du marché compétitif suite à tous ces évènements illustre à dessein, et dessin à l’appui, l’énorme anarchie, le chaos monétaire qui aurait été celui de l’Europe.


Ce qui me porte à vous parler de l’élargissement, duquel les Européens ne sont pas fiers. Les Européens ressentent le marché intérieur comme une menace. Et les Européens de l’Ouest, dont les épreuves de l’après-guerre étaient peu nombreuses, ressentent l’élargissement comme une autre menace, comme si les Européens de l’Ouest avaient toujours besoin d’une menace. L’Europe s’est construite pendant de longues décennies grâce aux instruments qu’on a inventés pour lutter contre l’angoisse. Il y avait l’Union soviétique qui était ressentie comme une menace. Il y avait la guerre, au début, après la Deuxième Guerre mondiale, qui était ressentie comme une menace. Aujourd’hui, les menaces terribles ont disparu, bien qu’il ne faille pas négliger les menaces des guerres asymétriques que nous traversons à l’heure où nous sommes. Et donc, on essaie de s’imaginer d’autres menaces pour mieux pouvoir cultiver son identité nationale. On estime donc que l’élargissement ou que l’adhésion des nouveaux États membres est une menace. J’en attribue la responsabilité aux hommes politiques, parce que nous n’avons pas su maintenir en vie cet enthousiasme qui fut celui qui a accompagné la chute du mur de Berlin. Si au 1er janvier 1990, vous aviez demandé à n’importe quel Européen si, oui ou non, il était d’accord pour que les pays qui n’étaient pas encore nés de l’ancien bloc de l’Europe centrale et de l’Est rejoignent l’Union européenne, le «oui» aurait été massif. Il a été massif pendant de très longues années, jusqu’au jour où les hommes politiques ont commencé à expliquer aux citoyens que, oui, il y avait menace, que les hordes de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est envahiraient nos marchés de l’emploi, nous prendraient notre travail et notre pain, et qu’il faudrait cacher les enfants, parce que les hordes presque mongoles dévoreraient tout ce qu’il y a en Europe occidentale. Ce jour-là, nous avons commencé à parler de l’élargissement plus en des termes d’angoisse et de peur, et donc négatifs.


Nous n’avons jamais expliqué à ceux qui doutaient déjà s’ils pouvaient continuer à nous faire confiance les raisons profondes de cet élargissement qui est tout à l’honneur de l’Europe. Sait-on – et le dit-on? – que depuis le 1er janvier 1990, il y a eu en Europe, au sein de l’Europe et à la périphérie immédiate de l’Europe, naissance de 23 nouveaux États? Est-ce que les Européens sont conscients du fait que sur leur continent et à la périphérie directe de leur continent, on a vu naître 23 nouveaux sujets de droit international? Sait-on que sur les huit États membres venant de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est, qui sont devenus membres de l’Union européenne au 1er janvier 2004, six n’existaient pas encore au 1er janvier 1991? Six sur huit n’existaient pas en tant qu’entités étatiques!


Il y a eu naissance de 23 nouveaux États – je dis 23, parce que le Monténégro est venu s’ajouter à la liste un peu plus tard. Je mettrais d’ailleurs en garde l’Europe contre cette naissance de micro-États si je n’étais pas Luxembourgeois. Voyant arriver cette floraison de nouveaux États membres, quel était le choix de l’Europe? Est-ce qu’on aurait dû laisser à leur propre sort, à leur propre imagination, à leur propre talent ces nouveaux sujets de droit international qui, très rapidement, se seraient affrontés entre eux et avec les autres, puisqu’ils avaient tant de problèmes ethniques, tant de problèmes de minorités, tant de problèmes de frontières non résolus? N’a-t-il pas été plus intelligent, parce qu’ils le demandaient, de leur aménager une entrée dans la sphère de solidarité éprouvée et expérimentée de l’Union européenne? L’ex-Yougoslavie s’est décomposée en plusieurs entités, la Tchécoslovaquie s’est divisée en deux. L’Allemagne s’est réunifiée, mouvement dans l’autre sens. Si on avait laissé tout cela en l’état, si on avait laissé faire l’histoire comme elle a toujours fait en Europe, c’est-à-dire résoudre tous ses problèmes par les moyens classiques qui n’étaient ni diplomatiques ni d’inspiration pacifique, le continent européen serait le continent du plus grand chaos.


Sans l’addition de ces deux éléments, l’euro, qui nous a protégés contre les chocs externes et qui a annulé quant à ses effets les conflits internes, et l’élargissement, qui a fait que ces conflits qui étaient inscrits en perspective, si on avait laissé se développer ces nouvelles autonomies, ces nouvelles indépendances, ces nouveaux regains de souveraineté, quel serait l’état de l’Europe aujourd’hui après les éléments dont je vous ai dit qu’ils auraient influé négativement sur la croissance économique, sur l’état de nos situations économiques et sur le parcours de nos monnaies? Et si on n’avait pas l’élargissement, que serait devenu le continent européen s’il n’avait pas eu cette mainmise ordonnatrice librement acceptée par les nouveaux pays de l’Union européenne?


Or dans le monde, on admire l’Europe, parce que l’Europe a su remplacer la guerre par la paix. On admire l’Europe, parce que nous avons pu fusionner nos monnaies. On admire l’Europe, parce que de nos marchés segmentés, nous avons pu faire un marché intérieur. On admire l’Europe, parce que nous avons réussi à rapprocher et à se faire réconcilier dans la paix la géographie et l’histoire européennes qui, suite à un décret funeste de l’histoire de l’après-guerre, avait donné l’impression qu’à tout jamais, l’Europe serait scindée en deux parties irréconciliables.


Donc, les succès européens sont nombreux. Chose curieuse, les autres s’en aperçoivent, nous, nous avons de la peine à voir les résultats de nos succès collectifs, parce qu’on n’aime pas parler de succès collectifs, puisque la plupart des gouvernements aiment donner l’impression que c’est eux les forgerons du destin de leur nation et n’aiment pas accréditer l’idée qu’ils forgent le destin de leur pays en communauté et faisant preuve de solidarité avec d’autres gouvernements et avec d’autres pays. Il n’est donc pas étonnant, après avoir organisé, constaté, recueilli tant de succès et en dépit de cette impressionnante collection, après avoir continué à dire du mal de l’Europe et à décrire l’Europe comme le monstre qui menacerait dans leur existence les identités nationales, il n’est pas étonnant qu’au moins deux pays aient dit «non» par voie référendaire au traité constitutionnel.


Vous me demanderez: et le traité constitutionnel dans tout cela, qu’est-ce qu’on en fera? Mais je crois que tout d’abord, il faut respecter ceux qui ont dit «non». Bien que j’aie beaucoup de difficultés à me retrouver dans l’aspect hétéroclite du camp du «non» et en France et aux Pays-Bas. Aux Pays-Bas, où j’ai suivi le débat référendaire, on considère que les Français ont dit «non» pour les mêmes raisons qui ont fait que les Néerlandais ont dit «non». Et en France, on pense que les Néerlandais finalement n’ont fait que suivre l’argumentaire du camp du «non» français. Rien n’est plus faux que cela! Si le «non» français et le «non» néerlandais devaient se mettre d’accord sur un traité, tous les autres diraient «non», y compris les Néerlandais et les Français. Il n’est déjà pas facile de comprendre la psychologie de son propre peuple, plus difficile encore est-il de comprendre la psychologie des autres.


Il faut aussi respecter ceux qui ont dit «oui». Nous avons 18 pays qui ont dit «oui», dont deux par référendum, l’Espagne et le Luxembourg. Il n’est tout de même pas acceptable que nos amis français et néerlandais considèrent que nous devrions nous mettre à la hauteur de leurs ambitions qu’ils n’arrivent pas à qualifier quant à leur étendue ou à leur masse critique. Il n’est surtout pas acceptable que ceux qui ne se sont pas prononcés – les Suédois, les Britanniques, nos amis portugais et d’autres – nous expliquent aujourd’hui comment il faut faire. Ce n’est pas acceptable. Il y a là rupture de confiance intégrale. Nous signons un traité à 27, deux disent «non», 18 disent «oui» et les autres nous dicteraient la marche à suivre? Eux qui n’ont même pas osé ni demander à leur Parlement ni demander à leur opinion publique par voie de suffrage universel, donc des référendums, quelle serait l’appréciation de leurs concitoyens sur le texte que nous avons signé! Il y a une règle: lorsqu’on signe un texte, on l’exécute. Si ceux qui sont responsables d’autoriser un gouvernement à exécuter un texte ne sont pas demandeurs de leur avis, c’est le libre choix du gouvernement, mais je ne le trouve pas très gentleman-like. C’est une règle: il faut soumettre à ratification les textes qu’on a signés. Mais qu’on ne nous rebatte pas les oreilles avec des bons conseils qui viennent de Lisbonne ou de Stockholm ou d’ailleurs ! Les uns ont dit «non», les autres ont dit «oui», et que ceux qui n’ont rien dit ne s’immiscent dans le débat que si on leur donne la parole, après avoir insisté lourdement sur la prise de parole. N’ont pas voix au chapitre, au début de la réflexion sur la poursuite du processus constitutionnel, ceux qui n’ont rien dit et qui donc doivent se taire. D’autres ont pris, en des circonstances très difficiles, à vrai dire dangereuses, un certain nombre de risques pour soumettre ce texte à l’approbation populaire. Et je n’accepte pas que ceux qui n’ont pas eu ce courage élémentaire, donc le courage de leur signature, nous expliquent aujourd’hui ce qu’il faudrait que nous fassions.


Alors je lis, comme vous, que l’Europe aurait besoin d’autres projets que celui qui est constitutionnel. C’est vrai. Je n’aime pas trop cette expression qu’il nous faut maintenant l’Europe des résultats, mais c’est vrai. Il faut parachever le marché intérieur en lui adjoignant cette dimension sociale qui lui fait défaut. Il faut davantage construire sous forme de décisions l’espace de liberté et de justice, donc tout ce qui relève du secteur de la justice et des affaires intérieures: lutte contre le crime organisé, lutte contre le terrorisme international, lutte contre le crime transfrontalier. On parle beaucoup de l’Europe des citoyens, mais l’Europe des citoyens est là, dans les droits que l’Union européenne doit offrir pour les consolider, puisque l’État national est trop faible pour le faire, pour assurer la liberté, la justice et la sécurité. Il faudra construire davantage l’Europe judiciaire qui n’existe pas vraiment, non seulement en matière de droit pénal, ce qui est essentiel, mais aussi en matière de droit civil. Régler d’une façon typiquement européenne les conflits de loi transfrontaliers, notamment ceux qui concernent le droit de la famille, au sujet duquel je suis d’accord pour dire qu’il est d’essence nationale. Mais tout de même, les divorces transfrontaliers, ça existe, surtout au Luxembourg d’ailleurs, puisqu’il y a beaucoup de mariages transfrontaliers. Nous ne sommes pas au Vatican, donc nous ne considérons pas de tels engagements comme définitivement indissolubles. Donc, le divorce, ça existe, et par conséquent, il faudra que nous réglions au-delà des textes internationaux d’une façon plus proprement et spécifiquement européenne toutes ces questions qui relèvent du conflit des lois.


Je vous ai dit sur quels points il faudrait que nous parachevions le marché intérieur. Et la même remarque s’applique à l’union monétaire, où la coordination des politiques économiques doit être renforcée. Le dialogue entre le pôle économique et le pôle monétaire doit être mieux structuré et mieux organisé. Et la représentation extérieure de la monnaie unique et de la zone euro doit être davantage musclée, pour que nous puissions mieux peser sur les grands choix monétaires et économiques de la triade économique et au-delà de l’universalité économico-monétaire.


Je voudrais que nous commencions à caresser d’autres rêves, ce dont nous sommes devenus un peu incapables, n’est-ce pas? Je crois que les jeunes qui se désintéressent de l’Europe, qui se détournent de l’Europe, qui n’aiment pas trop l’Europe, parce qu’ils ne voient pas en quoi l’Europe peut leur être utile – sauf si on fermait pendant six mois les frontières, ce qu’il faudrait faire un jour pour faire renaître ce sentiment d’être cloisonné. J’ai encore vécu cette période où lorsque nous allions à Trèves ou à Athus ou à Arlon, nous passions une heure et demie devant les postes de frontière. Il faudrait réintroduire pour un bref moment les postes de frontière, surtout pour les Lorrains qui ont voté massivement «non» au référendum, pour qu’ils puissent goûter au plaisir condescendant des barrières aux postes de frontière. Je crois que si on veut réapprendre le goût de l’Europe aux Européens, il faudra leur parler de choses sérieuses.


Le changement climatique est un problème européen. Une politique commune de l’énergie et surtout le volet extérieur de la politique énergétique: il n’y a pas de diplomatie moderne sans dimension énergétique, sinon d’ici 20 ans, nous serions énergiquement perdus. Il faudra que nous fassions mieux ressentir les ambitions qui doivent être celles de l’Europe en matière de politique extérieure et de sécurité commune. Il faudra que nous nous intéressions aux problèmes des autres. Nous avons parfois, très souvent, cette idée de l’Europe que le projet européen aurait été fait pour l’Europe et que nous aurions en fait accompli tout ce que nous devions faire. Or l’Europe est un projet pour le monde. Je n’ai jamais conçu le projet européen comme devant se restreindre quant à son application territoriale à la seule Europe! Le combat pour la démocratie, le combat pour les droits de l’Homme, le combat pour les libertés privées et publiques, c’est un combat universel que l’Europe doit promouvoir et activement et énergiquement à travers la planète entière. Nous nous désintéressons, mais alors absolument, des problèmes vitaux des autres.


Prenez l’Afrique, dont nous disons dans nos poèmes que les Africains sont nos cousins! Qu’est-ce que l’Europe fait pour l’Afrique? Je ne dirais pas rien, mais en tout cas pas assez. Il est vrai que l’Union européenne elle-même représente à peu près 56% de tous les fonds publics qui sont investis – puisque c’est un réel investissement – dans l’aide à la coopération. Mais nous sommes loin du compte. Il y a cinq pays à travers le monde qui attribuent plus de 0,7% de leur produit intérieur brut, donc de leur richesse nationale, aux politiques de coopération. Tous sont des petits pays: la Norvège, le Danemark, la Suède, les Pays-Bas et le Luxembourg. Ce sont les pays que j’appelle toujours le G0,7, alors que dans les G7, réunions auxquelles je participe en tant que président de l’Eurogroupe – ce qui est une petite performance pour un ministre des Finances luxembourgeois que d’être là avec les grands décideurs de la planète – aucun, aucun n’attribue ne fût-ce que la moitié des sommes que ces petits pays consacrent. Et c’est une bien malheureuse expression de l’aide à la coopération.


Tant que trouvent la mort 25.000 enfants chaque jour, par famine, par malnutrition, l’Europe n’est pas au bout de ses peines. C’est un problème européen. Il y a en Afrique aujourd’hui 900 millions d’Africains. Dans 30 ans, dans 40 ans, ils seront 1,5 milliards. La moitié d’entre eux âgés de moins de 25 ans. C’est un problème qui ne doit pas nous intéresser? Mais non! C’est un grand projet européen que d’éradiquer au cours des 30 premières années du siècle qui vient de s’ouvrir la pauvreté, la malnutrition, la mort injuste de ceux qui n’ont jamais eu aucune chance et qui n’ont pas de lueur d’espoir, sauf celle qui est représentée par l’Europe, parce que les Africains savent que les seuls à être de leur côté, s’ils le veulent vraiment, et ils le veulent lorsqu’ils le peuvent et ils le peuvent lorsqu’ils le veulent, ce sont les Européens.


Alors dans ce traité constitutionnel qui a décrit non seulement un mode de gouvernement pour l’Union européenne, mais aussi un niveau d’ambitions pour l’Union européenne, il ne faut pas baisser les bras devant la difficulté de la tâche. Je lis souvent que le choix est entre la première et la deuxième, et la troisième partie, parce que, dit-on, chez nous, les 44% qui ont dit «non» ne se seraient pas retrouvés dans cette troisième partie. Les Français et les Néerlandais n’auraient pas aimé cette troisième partie. Mais ils n’ont pas lu cette troisième partie! Et ceux qui aujourd’hui nous disent qu’on peut oublier cette troisième partie n’ont pas lu cette troisième partie! Parce que cette troisième partie, bien sûr, reflète les politiques telles qu’elles sont, le droit positif européen, mais elle ajoute aussi aux dimensions qui sont, des dimensions qui doivent être. Nous trouvons dans cette troisième partie une base légale pour la politique de l’énergie. Nous trouvons dans cette troisième partie toutes les bases légales qu’il nous faut en matière de justice et affaires intérieures, y compris l’élimination des trois piliers qui, aujourd’hui, font tant de malheur au niveau de la rapidité du processus décisionnel. Nous trouvons dans cette troisième partie des éléments qui demain nous permettront de décider à majorité qualifiée, là où aujourd’hui nous sommes encore obligés de devoir décider à l’unanimité. Donc, le choix n’est pas entre la première, la deuxième et la troisième partie, le choix est entre les grands équilibres qui sillonnent les trois parties du traité constitutionnel qui a été soumis à ratification. La première partie qui concerne l’arrangement institutionnel, judicieusement ordonnancé, la deuxième partie qui concerne la Charte des droits fondamentaux et la troisième qui concerne les anciennes politiques conjuguées au mode de leur expression nouvelle et en perspective.


D’ailleurs, je suis tout de même étonné de voir le calme des philosophes, des écrivains, des sculpteurs, des peintres, des cinéastes lorsqu’on évoque, sans que personne ne dise rien, la perspective qu’on éliminerait maintenant dans un nouveau grand traité […] la deuxième partie qui porte sur la Charte des droits fondamentaux. Il est tout de même incroyable que nous ayons l’arrogance, la condescendance d’expliquer à la planète entière comment elle doit fonctionner, comment doivent être réglés les problèmes dans chaque secteur de l’Afrique ou de l’Asie, et que nous soyons prêts aujourd’hui à abandonner la Charte des droits fondamentaux sur laquelle les Européens se sont mis d’accord! Le cortège, le canon des règles essentielles, vitales de l’Europe, qui exprime au monde entier l’essence du modèle européen. Voilà que certains disent: «Bon, on n’a pas aimé la troisième partie, pourquoi est-ce qu’on emmerderait les peuples avec la deuxième partie? Essayons d’évacuer la première partie, sans demander leur avis aux peuples d’Europe.» Non! Ce n’est pas acceptable, cette façon de ne pas vouloir accuser de réelles avancées européennes. Mais cette Charte des droits fondamentaux, justiciable, plaidable, invocable devant les cours européennes et nationales, est un acquis de la négociation continentale au sujet duquel je ne suis pas d’accord qu’on le fasse passer à la trappe parce qu’on n’aime pas les débats difficiles.


Donc, je dis que le nouveau compromis, dont je sais qu’il ne sera pas la réécriture exacte du traité tel qu’il est, mais doit être un grand traité, doit réaliser la somme entre les équilibres rassemblés en la première, en la deuxième et en la troisième partie. Sinon nous n’aurons pas d’accord. Je prends l’exemple du Luxembourg, qui est toujours un mauvais exemple, enfin, au moins, on le comprend. Nous avons renoncé dans cette première partie au droit d’avoir toujours un commissaire. Les Luxembourgeois n’aiment pas trop, parce qu’ils aimeraient bien avoir un Luxembourgeois ou une Luxembourgeoise à la Commission, pour des raisons obscures, mais en fait des raisons de dignité nationale, parce qu’on veut être traité comme des grands. C’est aussi simple que cela. Maintenant, nous renonçons à ce droit tout comme les grands ensembles en Europe. Pourquoi? Mais parce que nous obtenons dans la troisième partie une codécision en matière de politique étrangère, une codécision en matière de politique qui concerne la liberté, la sécurité et la justice, et parce que nous savons que de par notre propre force, nous ne serons jamais un interlocuteur crédible aux yeux de ceux qui, demain, nous fourniront l’énergie, mais que nous serons co-sérieux avec tous les autres Européens. Par conséquent, nous pouvons renoncer à un droit que nous exerçons depuis 1952, fondation de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, parce que nous obtenons en termes de souveraineté accrue, en abandonnant une souveraineté factice, artificielle, un plus qui sera des plus remarquables, lorsque cette souveraineté collectivement organisée et rassemblée s’exercera suivant les nouvelles règles du traité imaginé. Donc, imposer aux petits États membres, aux États membres de taille moyenne, de nouvelles règles en matière de composition de la Commission, de nouvelles règles en matière de majorité qualifiée lorsqu’il s’agit pour le Conseil de décider à majorité qualifiée et pour le Parlement de co-décider, tout en leur refusant les nombreux apports qualitatifs que nous réserve la troisième partie du traité, est un leurre. Des négociations au sujet desquelles je ne cesse de m’étonner. C’est d’une naïveté grave que de penser que nous puissions avoir un mini-traité qui se limiterait à réarranger le jeu institutionnel européen.


Donc, l’affaire n’est pas jouée, l’affaire n’est pas simple et l’affaire n’est pas réglée. Il faut, après cette période de réflexion qui a été au début une véritable sieste institutionnelle, mais qui s’est transformée maintenant en floraison de projets dont la plupart sont strictement inconciliables les uns avec les autres, nous concentrer sur l’essentiel.


Je dirais avec Spinoza, pour vous faire plaisir, qu’il ne faut pas se détourner des difficultés, parce que, disait le même, les choses excellentes sont aussi difficiles que rares. L’Europe est une chose excellente, et donc rare, et donc difficile.


Merci.

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