Le rôle de Pierre Werner dans l’élaboration et l’adoption du rapport
Le rôle de Pierre Werner dans l’élaboration et l’adoption du rapport
Fort de son mandat que le Conseil des ministres entérine le 6 mars 1970, Pierre Werner commence sa mission de président du groupe ad hoc en charge d’explorer les possibilités de progrès vers une union économique et monétaire par étapes.
Fruit de sept mois de travail et résultat de nombreux controverses, tractations et retournements de situation, ainsi que d’un compromis obtenu a minima, le rapport Werner – qui propose un schéma évolutif en trois étapes sur dix ans conduisant à la création d’une Union économique et monétaire – est présenté publiquement le 8 octobre 1970 au Luxembourg.
L’action de Pierre Werner dans la coordination du groupe d’experts est doublée par une contribution personnelle de substance sur la méthode et sur le fond du plan par étapes.
a) Sur la méthode de travail
C’est ainsi que lors de la réunion préliminaire du groupe en date du 11 mars 1970, Pierre Werner fournit à ses collègues les grandes lignes de son approche sur un plan qui pourra conduire à la monnaie unique. Il fournit un aperçu comparatif des propositions avancées par les gouvernements allemand1, belge2, luxembourgeois3 et par la Commission4, en relevant leurs principales étapes, avec les zones de consensus et de désaccords constatés, dont deux points essentiels qui sont la mise en commun des réserves des Six et la création d’une banque centrale communautaire. C’est une approche que la Commission des CE s’appropriera entièrement et qui imprégnera par la suite toutes ses actions liées au plan par étapes5.
Dans le même esprit, Pierre Werner institue l’établissement, à la fin de chaque réunion, d’une synthèse évolutive, une sorte d’«inventaire», résumant les idées contenues dans les différents documents de travail ou communiquées dans les débats. Élaborée par la présidence en collaboration avec le secrétariat, cette synthèse est soumise aux experts à chaque réunion suivante, servant ainsi de base dans l’élaboration du plan par étapes et dans la négociation.
b) Sur le fond du rapport
Sur le fond du rapport, Pierre Werner propose une méthode du plan par étapes, basée sur un point de départ, un point d’arrivée souhaité et des voies possibles pour lier les deux points. Le comité d’experts adhère à cette méthode. Il s’agit en fait de la vision «du plan luxembourgeois en cinq points pour une union monétaire» que Pierre Werner avait présentée le 26 janvier 1968 à la tribune d’Europaforum à Sarrebruck6 et qui avait suscité, à l’époque, un accueil favorable dans les milieux politiques et publics européens.
Après avoir assumé la médiation décisive pour rapprocher les points de vue divergents au sein du comité et pour obtenir un accord autour du rapport intérimaire (22 mai 1970), Pierre Werner propose les lignes d’approfondissement des travaux. Six axes sont considérées prioritaires, dont les aspects institutionnels, des instruments efficaces pour la coordination en matière de politique conjoncturelle et de politique économique à moyen terme, et des instruments de coordination budgétaire. Un autre axe consistait en l’harmonisation générale des instruments de la politique monétaire et de la politique de crédit. Pour ce qui est des règles de change, il est précisément stipulé de procéder à la «consultation des gouverneurs des banques centrales». Toutes ces propositions se retrouvent dans la décision du Conseil concernant l’approfondissement des travaux du groupe, et finalement dans le rapport Werner.
Notons également que profondément imprégné par le modèle luxembourgeois d’économie sociale de marché, Pierre Werner propose ensuite, lors du Conseil du 9 juillet 1970, «de consulter les partenaires sociaux en cas de décision monétaire importante». Le rapport Delors, élaboré sous la coordination d’un promoteur reconnu de l’Europe sociale, ne contiendra plus cette exigence.
c) Sur le principe du parallélisme du rapport
Les travaux du comité Werner sont animés par le débat d’idées liées à la monnaie comme vecteur d’intégration. À qui revient la priorité: à l'unification monétaire ou à l'harmonisation des politiques économiques? Sur ce terrain, les «économistes» (Allemagne, Pays-Bas) s’opposent aux «monétaristes» (France, Belgique et partiellement l’Italie).
Le résultat final de cette confrontation – qui constitue la colonne de résistance du rapport Werner – sera le principe d’équilibre entre ces deux courants, ainsi que la nécessité d’un parallélisme effectif entre le processus de coordination et de la convergence des politiques économiques et monétaires des États membres. «Notre ambition était de briser définitivement le cercle vicieux des préalables économiques et politiques. Entre l’opinion qui considère l’union monétaire comme le couronnement de l’intégration européenne et celle qui en ferait le moteur quasi tout puissant, nous avons essayé de tracer une ligne médiane. Je pense que les propositions sont dans la ligne des traités existants, qu’elles tendent précisément à assurer la réalisation de la plénitude de leurs objectifs. Aussi pour la première étape, pouvons-nous faire une grande partie du chemin sans modification des traités. Toutefois, une forte volonté politique doit accompagner ce processus tout au long de sa réalisation»7.
Pierre Werner s’investit avec objectivité dans l’obtention de ce résultat final équilibré, et ce, malgré ses convictions antérieures plus proches des thèses monétaristes8. Mais, à partir de septembre 1968 il focalise de plus en plus sa conception sur la nécessité d’une intégration politique plus poussée et d’un parallélisme entre la coordination des politiques économiques et l’intégration monétaire, se plaçant ainsi sur une position médiane dans la controverse entre les courants monétaristes et économistes. «Mon ébauche de plan […] reçut une publicité non soupçonnée en Europe et ailleurs, comme venant d’un membre du Conseil des Ministres et répondant aux anxiétés de l’heure. Mais je n’étais plus seul à préconiser une action […] les propositions du professeur Triffin […] articulaient l’intégration monétaire avec la réforme du système monétaire international» 9. Werner se situe ainsi en concordance avec les idées de Robert Triffin, avec lequel il échange beaucoup, aussi bien au sein du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe10 présidé par Jean Monnet, que dans le cadre des travaux du plan par étapes. En effet, Triffin envisage d’abord une unité de compte européenne indépendante du dollar et convertible en monnaies européennes, suivie de la création d’une autorité monétaire européenne et ensuite, d’une politique monétaire commune.
d) Sur la dimension internationale de la question
Pierre Werner a aussi œuvré en faveur de la dimension extérieure de l’UEM, supposée par le plan par étapes. Les archives privées montrent aussi qu’au cours de la période 1969-1970, Pierre Werner avait des contacts réguliers avec les autorités fédérales et politiques américaines et entretenait de bonnes relations avec les milieux financiers d’outre-Atlantique. Les banquiers luxembourgeois particulièrement présents aux États-Unis, ainsi que ses liens avec les ambassadeurs des États-Unis au Luxembourg lui offre autant d’opportunités pour recueillir les éléments qui l’intéressaient en tant que président du comité ad hoc. Les réunions annuelles du FMI, auxquelles il participe comme gouverneur pour le Luxembourg, et les nombreuses occasions protocolaires y associées permettent aux membres du comité Werner et aux ministres des Finances des Six de s’entretenir de manière informelle avec leurs collègues américains et internationaux et de tester leur perception sur divers aspects du plan par étapes. Pierre Werner rencontre à plusieurs reprises le président du FMI, Pierre-Paul Schweitzer, qu’il avait déjà consulté sur l’identité monétaire européenne, ainsi que le président du Federal Reserve Board, M. Burns, dans le dialogue avec lequel la problématique européenne était de mise.
Une idée qui revient constamment, c’est la consolidation de la future identité monétaire et la solidarité européenne en faisant parler les Six d’une voix commune dans les organisations financières internationales revenant constamment.
Pierre Werner s’implique directement dans la rédaction de la version anglaise du rapport, ainsi que dans sa diffusion dans le monde académique et politique anglophone, notamment en Grande-Bretagne, et ce à travers des conférences et des débats avec le Premier ministre britannique Edward Heath.
e) Consolidation du rôle du Comité des gouverneurs des banques centrales
Pierre Werner a beaucoup œuvré à l’émergence de l’avis technique du Comité des gouverneurs des banques centrales relatif à la politique monétaire commune, ainsi qu’à la mise davantage en valeur de ce comité comme autorité monétaire communautaire en puissance. Il est de même pour le FECOM, tel que les travaux d’élaboration du rapport Werner le montrent.
L’avis des banquiers centraux peut également être considéré comme le résultat de la convergence de vues sur l’architecture et les priorités de l’UEM que partagent Pierre Werner et le baron Hubert Ansiaux, gouverneur de la Banque nationale de Belgique et président du Comité des gouverneurs. L’union monétaire entre le Luxembourg et la Belgique faisait que les deux hommes furent de proches de longue date. Au sein du comité Werner, leur collaboration avait déjà porté ses fruits pour équilibrer les débats11.
Faisant partie intégrante du rapport Werner, l’avis technique met en exergue aussi bien le gradualisme que l’irréversibilité de l’union économique et monétaire et appui ainsi la colonne de résistance du plan par étapes.
Des années plus tard, dans le contexte de l’élaboration du rapport Delors, le Comité des gouverneurs, qui fut amené à assumer le rôle essentiel, conclut que «jusqu'à l’époque du rapport Werner […], les États membres avaient conservé la perspective d'une union économique, en tout cas d'un marché commun, qu'ils jugeaient réalisables moyennant le recours, en matière monétaire, à la seule coordination de leurs politiques; à partir du rapport Werner, ils ont admis que l'union économique ne pourrait se faire si l'on ne réalisait pas progressivement l'union monétaire»12.
f) Obtention du consensus
Pierre Werner assume la médiation décisive pour rapprocher les points de vue divergents au sein du comité d’experts («économistes» versus «monétaristes») et pour obtenir un accord autour du plan par étapes (rapport intermédiaire et rapport final).
Durant les travaux, il se montre particulièrement actif au sein du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (comité Monnet). Les échanges publics et confidentiels avec Jean Monnet sont très intenses à partir de mai 1970, dès que les contours du rapport intérimaire se dessinent. Les deux hommes se concertent beaucoup au sujet des réseaux d’influences à activer, notamment en Allemagne et aux Pays-Bas, ces deux pays étant les plus réticents à une position commune au Conseil des ministres de la C.E.E. Les bons offices que Monnet exerce auprès de Willy Brandt finissent par porter leurs fruits, tout comme les démarches du baron belge Snoy et d’Oppuers – appuyé par Triffin – auprès du ministre des Finances, Witteveen. Des archives inédites nous ont permis de révéler les relations étroites de Pierre Werner avec les membres belges (Hubert Ansiaux) et français (Bernard Clappier) de son groupe, qui ont contribué de manière significative au contenu et à l’obtention du consensus autour du rapport final.
1Stufenplan zur Verwirklichung der Wirtschafts- und Währungsunion in der EWG (Bonn, 22. Januar 1970). In Tagesnachrichten des Bundesministeriums für Wirtschaft, 27.2.1970, n° 6122. Reproduit également TIETMEYER, Hans. Währungsstabilität für Europa. Beiträge, Reden und Dokumente zur europäischen Währungsintegration aus vier Jahrzehnten. Baden-Baden: Nomos, 1996, pp. 88-94.
2Un plan de solidarité monétaire européenne en trois étapes 1971-1977. Ministère des Finances, Bruxelles, le 27 janvier 1970.
3WERNER, Pierre. L’Europe en route vers l’Union monétaire. In Bulletin de documentation, n° 1 du 28 février 1970, 26e année. Luxembourg: Service information et presse, ministère d’État du Grand-Duché de Luxembourg, 28 février 1970, pp. 5-12.
4Communication de la Commission au Conseil au sujet de l’élaboration d’un plan par étapes vers une union économique et monétaire 1970, supplément du Bulletin des CE, Bruxelles, n° 3/mars 1970.
5La Commission de la C.E.E. institue, par la note n° 700225/26.01.1970, un groupe de travail interdirections sur l’union économique et monétaire, «chargé d’effectuer les travaux nécessaires pour alimenter en réflexion et en documentation le représentant de la Commission dans le groupe Werner». Les directeurs et le secrétaire du comité monétaire y sont associés. Le 18 mars 1970 ce groupe réalise, pour le volet documentaire du groupe Werner, une comparaison entre les quatre plans par étapes vers une union économique et monétaire – les plans gouvernementaux allemand, belge et luxembourgeois et le plan de la Commission – rendus publics en février 1970. Voir Jeu de tableaux synoptiques concernant les quatre plans par étapes vers une union économique et monétaire: plan Werner, plan Schiller, plan belge et plan C.C.E, 18 mars 1970. Commission des Communautés européennes/Direction générale des Affaires économiques et financières/Groupe de travail sur l’union économique et monétaire. In Archives familiales Pierre Werner. (Document consulté le 10 octobre 2012.) Repris in «Common Fate. Common Future. A Documentary History of Monetary and Financial Cooperation», 1947-1974. CVCE-Huygens ING. La Haye: DIERIKX, Marc (éd.), 2012, pp. 123-136.
6WERNER, Pierre. Perspectives de la Politique Financière et Monétaire Européenne. In Bulletin de documentation, n° 2, 26 janvier 1968, 24e année. Luxembourg: Service information et presse, ministère d’État, Grand-Duché de Luxembourg, 26 janvier 1968, pp. 1-8.
7Déclaration de Pierre Werner au Conseil des ministres. Luxembourg: 26 octobre 1970. In Bulletin de documentation (dir. de publication). Luxembourg: Service information et presse, ministère d'État, 26.10.1970, n° 6, 26e année.
8Voir notamment WERNER, Pierre. Perspectives de la Politique Financière et Monétaire Européenne. In Bulletin de documentation, n° 2, 26 janvier 1968, 24e année. Luxembourg: Service information et presse, ministère d’État, Grand-Duché de Luxembourg, 26 janvier 1968, pp. 1-8.
9WERNER, Pierre. Exposé fait à Rotterdam par Pierre Werner, Président du gouvernement, Ministre du Trésor à la réunion du Conseil des Ministres des Finances des C.E., 10 septembre 1968. In Bulletin de documentation, n° 8, septembre 1968, 24e année. Luxembourg: Service information et presse, ministère d’État, Grand-Duché de Luxembourg, septembre 1968, pp. 5-11.
10Le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (connu aussi sous le nom de comité Monnet), fondé le 13 octobre 1955 par Jean Monnet, groupait les forces syndicales et politiques des six pays de la Communauté (représentant plus de dix millions de travailleurs syndiqués). Le comité tient sa première session à Paris, le 18 janvier 1956. Son objectif primordial était de faire aboutir les traités du Marché commun et d'Euratom. Les traités signés à Rome le 25 mars 1957 furent votés par les six parlements la même année.
11Lors de la réunion du comité Werner d’avril 1970, les débats opposant économistes et monétaristes sont animés, stimulés notamment par un document allemand exigeant de donner la priorité à l’harmonisation économique et budgétaire. Jugeant la vision allemande trop sévère et trop peu différenciée, Pierre Werner réoriente alors les débats en lançant, en contrepartie, la piste du fonds de stabilisation des changes. C’est le baron Ansiaux qui étaye le fonctionnement de ce fonds, avec une mise en exergue de la problématique de la stabilisation des cours entre les monnaies communautaires, ainsi que sur les DTS.
12Baron Ansiaux et Michel Dessart. Dossier pour l'histoire de l'Europe monétaire 1958-1973. Bruxelles: Michel Dessart (éd.), 1975, p. 1.