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Le Pool vert


Dans les années cinquante, la situation agricole en Europe occidentale connaît de grandes disparités et soulève d'importantes questions techniques autant que politiques et sociales. Face à une Amérique agricole puissante et très bien organisée, l'Europe est en effet confrontée à une mosaïque d'agricultures nationales parfois concurrentes. L'enjeu est donc de constituer un espace agricole européen compétitif à l'échelle mondiale et de parer du même coup à tout risque de pénurie liée aux frictions internationales. Ainsi, par exemple, le déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950 entraîne une détérioration des courants d'échanges commerciaux mondiaux qui affecte également les produits agricoles et les denrées alimentaires. Par ailleurs, la constitution, en Europe et aux États-Unis, d'importants stocks stratégiques fait aussitôt grimper les prix de ces produits, ce qui risque d'aggraver davantage le déficit de la balance des paiements des pays européens. Pour l'Europe, il s'agit donc de réduire ses importations payées en dollars par un accroissement et une réorganisation conjointe des productions agricoles intérieures.


Mais deux conceptions idéologiques s'opposent durablement. Certains responsables européens sont en effet tentés par une intégration rapide des marchés agricoles alors que d'autres sont davantage favorables à une coopération plus souple dans des structures européennes. Déjà l'Organisation européenne de coopération économique (OECE), l'Assemblée du Conseil de l'Europe et le Mouvement européen se sont exprimés en faveur de la création progressive d'un marché unique des produits agricoles en Europe. Plus ou moins inspirés par le projet de «pool noir» du charbon et de l'acier lancé par Robert Schuman en mai 1950, différents projets de «pool vert» voient alors le jour. Les Pays-Bas et la France, pays exportateurs très favorables à une unification économique de l'Europe, sont bien décidés à aller de l'avant.


En juin 1950, l'ancien ministre français de l’Agriculture, Pierre Pflimlin, présente au parlement français un projet qui vise à créer un organisme européen pour mieux écouler la production européenne et pour stabiliser les prix des produits agricoles. Mais par ce projet de structure agricole européenne, la France cherche aussi à assurer de nouveaux débouchés à certains de ses produits en surproduction (blé, beurre, vin, sucre…) alors que se profile déjà la fin de l'aide Marshall. Redevenu ministre de l'Agriculture en juillet de la même année, Pflimlin développe son projet devant ses collègues du gouvernement. Il souhaite instaurer un véritable marché commun agricole, sans droits de douane ni contingentements, ouvert à d'autres pays que les six déjà engagés dans les négociations du Plan Schuman. Il envisage aussi la création d'une Haute Autorité agricole aux pouvoirs clairement délimités par un traité. Bien qu'intéressé, le gouvernement français préfère toutefois se concentrer sur le projet de pool charbon-acier avant de s'engager pleinement dans un vaste plan réservé au domaine agricole.


Entre-temps, Pflimlin affine son projet en collaboration étroite avec son homologue néerlandais, Sicco Mansholt, qui prône lui aussi l'établissement d'une Communauté agricole européenne assorti d'une période transitoire. Mais les responsables français restent divisés quant au caractère supranational de l'institution envisagée et quant à l'opportunité d'ouvrir cette communauté à tous les pays membres de l'OECE. En mars 1951, le gouvernement français décide alors de confier au Conseil de l'Europe l'organisation d'une conférence diplomatique agricole chargée d'examiner les propositions françaises.


De son côté, Sicco Mansholt est également convaincu de l'urgence d'une libération complète des échanges intra-européens de produits agricoles. Ainsi envisage-t-il la création d'un fonds agricole européen chargé de rationaliser la production et de régulariser les prix. Il projette aussi l'instauration d'un comité intergouvernemental européen de l'agriculture chapeauté par un Conseil des ministres et placé sous le contrôle d'un Parlement européen. Contrairement au Plan Pflimlin, qui limite l'action de la Communauté agricole européenne à certains produits sensibles pour l'économie française, le Plan Mansholt préconise une organisation de l'ensemble de la production agricole de tous les pays membres de l'OECE. Mansholt, qui ne jouit pas du soutien de son gouvernement, défend son projet dans les différentes capitales européennes sans recueillir toutefois le succès escompté. La plupart des États européens sont en effet avant tout préoccupés par la protection de leurs intérêts nationaux que défendent farouchement les puissantes organisations professionnelles agricoles.


Relancée à la suite de la ratification, en avril 1951, du traité instituant la CECA, l'idée d'une conférence agricole européenne entre les États membres du Conseil de l'Europe semble se concrétiser après l'organisation, le 25 mars 1952 au Quai d'Orsay sous la houlette de Pierre Pflimlin et de Sicco Mansholt, d'une réunion préparatoire des Six et la mise en place d'un groupe de travail intérimaire. Mais le veto britannique entrave toute décision favorable des ministres réunis dans le cadre du Conseil de l'Europe. En effet, le gouvernement britannique rejette toute coopération européenne qui s'aventure au-delà d'une simple coopération intergouvernementale. Les pays scandinaves le suivent dans cette direction. D'autres pays européens enfin pensent que leur agriculture n'est pas encore assez compétitive pour affronter la concurrence étrangère, de sorte qu'ils sont plutôt réservés à l'égard du projet de communauté agricole européenne. Cette opposition se maintient d'ailleurs lorsque le gouvernement français présente par après un projet modifié qui ne prévoit pourtant plus l'adoption d'une Haute Autorité agricole.


Car entre-temps, le contexte économique et politique a fondamentalement changé en Europe. Celle-ci ne semble dès lors plus aussi pressée de favoriser une intégration sectorielle agricole. L'échec retentissant, en août 1954, du projet de Communauté européenne de défense (CED) marque en effet l'enlisement de la méthode sectorielle et la fin des ambitions fédéralistes européennes. Le nouveau climat de détente internationale n'est pas davantage propice aux compromis politiques. Aussi bien, plusieurs fois différés, les travaux de la conférence européenne sur l'organisation des marchés agricoles – qui ne s'est réunie qu'en mars 1953 et en juillet 1954 – se voient finalement confiés, en juillet 1954, au Conseil de l'OECE que préside à l'époque le Royaume-Uni. Or, farouchement opposé aux solutions de type supranational, les Britanniques défendent ouvertement le principe d'une politique agricole à l'échelle mondiale bien plus conforme aux intérêts qui lient la Grande-Bretagne à ses partenaires du Commonwealth. En janvier 1955, un comité ministériel de l'agriculture et de l'alimentation est créé au sein de l'OECE. Le projet de pool vert, important élément d'une construction économique européenne, est donc abandonné au profit d'une approche intergouvernementale classique.


Néanmoins, les expériences acquises au cours des études et des négociations du projet de pool vert se révéleront utiles lors des négociations ultérieures concernant la Politique agricole commune (PAC). Sicco Mansholt deviendra d'ailleurs, en 1958, le premier commissaire de la Communauté économique européenne (CEE) en charge des questions agricoles. D'autre part, l'expérience a également amené les milieux concernés à mieux s'organiser. Ainsi en est-il notamment du Comité agricole franco-allemand qui, regroupant dès le mois de juin 1955 les organisations professionnelles agricoles des deux pays, s'efforce de dégager une approche commune lors de la préparation des traités de Rome.

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