L'Euratom et les projets militaires de la France

L’Euratom et les projets militaires de la France


En France, tandis que Jean Monnet, président démissionnaire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), fait du pool atomique le fer de lance de la relance européenne, les dirigeants du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) manifestent leurs craintes de devoir mettre l’avance scientifique et technologique du pays au service des autres pays européens. De plus, Pierre Guillaumat, administrateur général et délégué du gouvernement auprès du CEA, est de ceux qui mettent en avant la priorité du programme militaire de la France. Or il s’avère qu’il est extrêmement difficile de séparer, en matière nucléaire, le secteur militaire et le secteur civil. D’où l’opposition d’une partie de l’état-major français à toute organisation atomique supranationale en Europe. Car la France refuse de voir l’Euratom entraver ses initiatives. Mais l’avance et les connaissances que la France a acquises en matière de recherche nucléaire et la mise en place dès juillet 1952 de son premier plan quinquennal de développement de l'énergie atomique obligent le pays à disposer de toujours plus d’uranium enrichi. Ce plan prévoit notamment de produire à terme cinquante kilos de plutonium par an, ce qui permettrait théoriquement de produire six à huit bombes atomiques. Malgré le programme d’Atoms for Peace, les États-Unis ne se montrent toutefois pas disposés à échanger de l’uranium 235 contre du plutonium français. D’ailleurs, l’U 235 que les Américains acceptent de fournir en petite quantité à un prix très élevé a un taux d’enrichissement trop faible pour permettre la moindre application militaire. L’objectif de la France est donc de se libérer de la dépendance des États-Unis. D’où l’assouplissement progressif du CEA vis-à-vis du projet d’Euratom qu’il tient pour une organisation de nature technique et dont il espère tirer profit pour financer la construction en Europe de centrales atomiques et d’une usine de séparation isotopique. Les dirigeants du CEA et une grande partie de la classe politique française voient aussi dans l’Euratom la possibilité de faire supporter par les Six une partie du programme nucléaire civil. Ce qui devrait dès lors permettre à la France de dégager des moyens nouveaux et de concentrer ses efforts sur son programme militaire. Aussi Euratom n’est-il acceptable à Paris que s’il laisse la liberté pleine et entière à la France de poursuivre hors du contrôle d’Euratom ses recherches sur son propre arsenal nucléaire.


Car telle est bien la priorité française. Au printemps 1955 déjà, le comité de défense nationale écarte toute idée de force nucléaire européenne. Tout au long des négociations au sein du Comité intergouvernemental créé par la conférence de Messine puis de la Conférence intergouvernementale pour le Marché commun et l’Euratom, la délégation française s’oppose à ce que le futur traité entrave l’indépendance nationale et limite la liberté atomique de la France. Paris envisage d’ailleurs de procéder bientôt à des essais d’explosion nucléaire. Attitude qui braque aussitôt la République fédérale d’Allemagne (RFA) qui est interdite d’armes atomiques en vertu des Accords de Paris d’octobre 1954. En fait, Bonn estime que la prétention française porte atteinte au principe de non-discrimination entre les États membres. Les Allemands redoutent que la France tire prétexte du secret nécessaire à la sécurité de son programme militaire pour se soustraire aux contrôles et aux échanges d’informations imposés à ses partenaires alors que dans le même temps ces derniers aideront indirectement les recherches militaires françaises. Lorsqu’en mai 1955 Paul-Henri Spaak, ministre belge des Affaires étrangères et président du Comité intergouvernemental, propose un compromis sous la forme d’un moratoire de plusieurs années sur la fabrication d’armes atomiques, la France en fait une interprétation extrêmement restrictive. Les responsables français répètent en effet que jamais l’Assemblée nationale ne ratifiera un traité impliquant la renonciation de la France à l’arme atomique. Au contraire, l’humiliation diplomatique du pays lors de la crise de Suez en 1956 persuade la France qu’elle doit se doter rapidement de l’arme atomique. Pour Paris, un engagement à une utilisation purement civile de l’énergie atomique ne vaut d’ailleurs qu’en cas de désarmement atomique général à l’échelle mondiale. Lors du débat de juillet 1956 au palais Bourbon, les parlementaires partisans de l'atome militaire obtiennent que par un artifice juridique le traité Euratom accorde la liberté d'action dans le domaine militaire aux États membres, sauf à ceux qui ont dû y renoncer du fait de la guerre. Le 30 novembre 1956, un accord intervient entre le CEA, le ministère des Armées et le ministère des Finances et de l'Économie pour accélérer le programme nucléaire français qui prévoit notamment la construction d'engins explosifs atomiques. Le 5 décembre 1956, un Comité des applications militaires de l'énergie atomique (CAMEA) est également constitué au sein du CEA par un décret secret. Quinze jours plus tard est élaborée une fiche-programme pour un bombardier stratégique nucléaire.


En janvier 1957, face à la détermination française et parce qu’il veut absolument faire aboutir les négociations sur le Marché commun, le chancelier Konrad Adenauer doit finalement céder. Il accepte que le contrôle sur l’emploi des matières fissiles ne s’applique pas aux installations concernant la défense nationale d’un État membre. Au final, après deux ans d’âpres négociations, la France obtient gain de cause : sur ses installations nucléaires touchant à la défense nationale, Euratom n’aura aucun droit de regard. Signé à Rome le 25 mars 1957, le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (CEEA) ne porte que sur le secteur du nucléaire civil, son contrôle ne pouvant s’étendre aux besoins de la défense. Dès le mois d'avril 1958, le gouvernement français prend la décision de procéder à l'expérimentation de la première bombe française au début de 1960.

Consult in PDF format