La légitimité démocratique de l'UEM
La légitimité démocratique de l'Union économique et monétaire
Les réflexions sur la légitimité démocratique de l’Union économique et monétaire (UEM) remontent aussi loin que celles sur la création de l'UEM. Le plan Werner recommande déjà, en 1970, que «le transfert à l'échelon communautaire des pouvoirs exercés [...] par les instances nationales [aille] de pair avec le transfert d'une responsabilité parlementaire correspondante du plan national à celui de la Communauté1».
Ces questions refont surface lors des négociations du traité de Maastricht. Les députés européens de l’époque s’inquiètent, dans des termes très semblables à ceux d’aujourd’hui, des «menaces d’intergouvernementalisation» qui pèsent sur l’UEM, du rôle «étriqué» réservé au Parlement européen et du «déficit démocratique» qui pourrait en résulter2. Dans un document de travail présenté aux ministres des Affaires étrangères le 28 avril 1990, la Commission souligne la particularité de l’UEM: «Dans le contexte de l'union économique, le renforcement de l'intervention du Parlement paraît plus facile à réaliser, compte tenu de la nature des actes en cause, sous la forme du contrôle de l'exécutif3». Le traité de Maastricht confirme cette approche et réserve une place mineure au Parlement européen dans la mise en œuvre des mécanismes de surveillance et de correction des politiques économiques nationales, comme dans l’élaboration du droit dérivé relevant de l’UEM.
Après l'introduction de la monnaie unique, le 1er janvier 1999, l’exercice de leurs pouvoirs par le Conseil dans le pilier économique et par la BCE dans le pilier monétaire suscitent des réflexions, mais n’aboutissent pas à des changements notables. Tout au plus, le Parlement européen est-il plus étroitement associé à l’adoption de la législation secondaire en matière d’UEM suite à l’extension du champ d’application de la procédure législative ordinaire (ex-procédure de codécision) opérée à l’occasion des diverses révisions des traités4.
C'est à partir de 2010 que la question de la légitimité démocratique de l’Union économique et monétaire s’impose avec force dans le débat public. Les réformes et mesures adoptées à marche forcée par les États membres et l’Union européenne (UE) pour faire face à la crise transforment en profondeur l’UEM5. Largement relayées dans la presse, ces transformations se décident entre les exécutifs européens et entre les gouverneurs des banques centrales, sans véritable implication du Parlement européen ou des parlements nationaux. Dans ce contexte, l’opinion publique s'interroge. Non seulement elle peine à discerner les bénéfices des réformes entreprises, mais elle a également l’impression que ses représentants directs, au niveau national ou européen, sont exclus du processus de prise de décision6. Ce sentiment s’exprime dans la rue comme dans les urnes: dans les manifestations des pays les plus affectés par la crise comme dans la progression, partout en Europe, de partis revendiquant «une autre Europe», voire ouvertement eurosceptiques.
Cette préoccupation est perçue au niveau européen. Le rapport remis par le président du Conseil européen à ses pairs en décembre 2012 lie la réalisation d’une véritable union économique et monétaire à une revalorisation du rôle du Parlement européen et des parlements nationaux dans la gouvernance économique européenne7. En juin 2015, le rapport des «cinq présidents» dirigé par le président de la Commission Jean-Claude Juncker reconnaît le rôle clé des parlements dans l’UEM et préconise l’extension de leur pouvoir de contrôle sur la mise en œuvre des procédures de coordination ou de discipline budgétaire8.
L'importance de cette question tient à la nature particulière de l'Union économique et monétaire. Certes, la démocratie constitue une valeur fondatrice de l’Union européenne et un principe informant son fonctionnement9. Elle acquiert toutefois une importance particulière dans le cadre de l'UEM, dont la mise en œuvre est susceptible d'avoir un impact considérable sur les citoyens, les entreprises et les collectivités publiques. Sur le terrain constitutionnel et politique, elle touche au cœur de la souveraineté des États membres10. En adoptant la monnaie unique, ils renoncent à exercer leur souveraineté monétaire de façon isolée pour l’exercer en commun à travers la Banque centrale européenne (politique monétaire) ou le Conseil (politique de change). Dans le pilier économique, ils conservent leurs compétences pour conduire leur politique économique mais sont tenus au respect de principes directeurs, d’objectifs définis en commun et de procédures collectives de prévention et de correction des déficits budgétaires et des déséquilibres macroéconomiques. Une transformation aussi radicale de l’exercice des politiques économiques et monétaires exige que des mécanismes appropriés garantissent la légitimité démocratique des décisions prises au niveau européen dans des termes similaires à ceux existant au niveau national11.
Cette légitimité résulte d’abord de la participation des citoyens au processus décisionnel, à travers l'élection directe de leurs représentants au sein d’une assemblée parlementaire. La légitimité par les urnes (input legitimacy) n'a de sens que si le parlement bénéficie des compétences législatives, budgétaires et de contrôle de l’exécutif appropriées. La légitimité dérive ensuite des «bonnes» performances d'un système politique ou d’une institution, c’est-à-dire de sa capacité à répondre aux attentes des citoyens (légitimité par les résultats ou output legitimacy)12. Enfin, un certain nombre de mécanismes qui concernent le processus décisionnel participent également de la légitimité démocratique, tels que la transparence des institutions ou leur obligation de rendre des comptes (accountability)13.
Or, l'UEM réformée rompt avec ce modèle. Les résultats (output legitimacy) de la réponse européenne à la crise sont controversés14. L’input legitimacy sort, elle aussi, affaiblie par les réformes entreprises: les institutions le moins directement représentatives (Conseil européen, Conseil, Commission, BCE) sont celles qui ont animé et porté le processus de réformes qui les confortent dans leurs pouvoirs. À l’inverse, le Parlement européen et les parlements nationaux ont paru à la traîne dans ce processus et restent, au final, enfermés dans des rôles d’observateurs ou de contrôleurs a posteriori de l’action des exécutifs15.
Cette nouvelle «gouvernance» économique européenne qui se dessine à partir de 2010 prévoit, d'une part, une coordination des politiques économiques et une surveillance budgétaire renforcées, ainsi que la création de mécanismes d'assistance financière. Le régime de surveillance différenciée qui en résulte limite progressivement la marge de manœuvre des États membres. Les États «vertueux» bénéficient d'une relative autonomie. À l'opposé, les contraintes de financement et les exigences posées par les créanciers publics en termes de conditionnalité politique aux États membres sous assistance financière placent ces derniers en état de souveraineté limitée, voire de democratic default16.
D'autre part, la gestion du pilier monétaire de l'UEM reste du ressort de la BCE, qui se révèle un acteur majeur dans la gestion de la crise. Elle met en œuvre des mesures dites «non-conventionnelles», dont de vastes programmes de rachat de titres de dette souveraine d'États membres de la zone euro. Ce faisant, elle dilate jusqu'à la limite les compétences que les traités lui attribuent. Elle est par ailleurs également investie de nouvelles compétences dans le cadre de la surveillance du secteur financier. Ces évolutions posent la question de l'adaptation des mécanismes visant à assurer sa légitimité démocratique, jusqu'alors principalement basée sur les résultats obtenus et une obligation renforcée de rendre compte de ses actes.
1 Pour ce faire, il prévoit notamment la responsabilité politique, devant le Parlement européen, de l’organe de décision de la politique économique commune. Cf. WERNER, Pierre. Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire dans la Communauté: «Rapport Werner» (texte final). In: Bulletin des Communautés européennes. 1970, supplément 11/1970, p. 13.
2 PARLEMENT EUROPÉEN. Conférence interinstitutionnelle accompagnant les conférences intergouvernementales. Conférence interinstitutionnelle sur l’Union économique et monétaire. Compte-rendu analytique des débats. 11 juin 1991. PE 151.352.
3 COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES. Union économique et monétaire. Communication de la Commission. 21 août 1990, p. 39.
4 Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), art. 121, 6 (ex-art. 99, 5 TCE) et 129, 3 (ex-art. 107, 5 TCE).
5 Voir les chapitres précédents de ce corpus ou ALLEMAND, Frédéric et MARTUCCI, Francesco. La nouvelle gouvernance économique européenne. In: Cahiers de droit européen (CDE). 2012, vol. 48, n° 1 et 2, pp. 17-99 et 409-458.
6 COMMISSION EUROPÉENNE. L’opinion publique dans l’Union européenne. Eurobaromètre standard. 2015, n° 83.
7 VAN ROMPUY, Herman, BARROSO, José Manuel, JUNCKER, Jean-Claude et DRAGHI, Mario. Vers une véritable union économique et monétaire. Bruxelles: Conseil européen, 2012, pp. 16-17.
8 JUNCKER, Jean-Claude, TUSK, Donald, DIJSSELBLOEM, Jeroen, DRAGHI, Mario et SCHULZ, Martin. Compléter l’Union économique et monétaire. Bruxelles: Commission européenne, 2015, pp. 18-20.
9 Traité sur l’Union européenne (TUE), art. 2 et 10.
10 Dans les termes du Conseil constitutionnel, les compétences transférées à l'UE à cette occasion relèvent d'«un domaine où sont en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale» (Conseil Constitutionnel, décision n° 92-308 DC du 09 avril 1992, § 43).
11 Bundesverfassungsgericht, arrêts Maastricht 2 BvR 2134, 2159/92 du 12 octobre 1993; et Lisbonne 2 BvE 2/08 du 30 juin 2009.
12 Les concepts de input et output legitimacy sont développés d'abord par SCHARPF, Fritz. Governing in Europe: Effective and Democratic? Oxford: Oxford University Press, 1999.
13 SCHMIDT, Vivien A. Democracy and Legitimacy in the European Union Revisited: Input, Output and ‘Throughput’. In: Political Studies. Mars 2013, vol. 61, n° 1, pp. 2-22.
14 Voir par exemple LEHNDORFF, Steffen, ed. Divisive integration. The triumph of failed ideas in Europe ‑ revisited. Bruxelles: ETUI, 2015. Sur l’efficacité des programmes d’assistance financière, voir PISANI-FERRY, Jean, SAPIR, André et WOLFF, Guntram B. EU-IMF assistance to euro area countries: an early assessment. Bruegel Blueprint Series. Bruxelles: Bruegel. 2013, vol. 19. Pour une analyse plus critique, voir FISCHER-LESCANO, Andreas. Human Rights in Times of Austerity Policy. Baden-Baden: Nomos Verlagsgesellschaft, 2014. Schriftenreihe des Zentrums für Europäische Rechtspolitik der Universität Bremen (ZERP), n° 68.
15 Autre question est de savoir si les parlements nationaux sont réellement intéressés à voir leur compétences maintenues ou même élargies. Voir AUEL, Katrin et HÖING, Oliver. Parliaments in the Euro Crisis: Can the Losers of Integration Still Fight Back? In: Journal of Common Market Studies. Novembre 2014, vol. 52, n° 6, pp. 1184-1193. Pour le cas de la Belgique, voir VANDEN BOSCH, Xavier. The Belgian parliaments and EU affairs: the reasons behind their limited involvement. European Policy Brief. Bruxelles: Egmont ‑ Royal Institute for International Relations, 2014, n° 28.
16 MAJONE, Giandomenico. From Regulatory State to a Democratic Default. In: Journal of Common Market Studies. 2014, vol. 52, n° 6, pp. 1216-1223.