La vocation européenne de Pierre Werner

Pierre Werner – une vocation européenne

Repères biographiques


Économiste et juriste, homme politique et diplomate, acteur de marque de la construction européenne et notamment de l’intégration monétaire, participant à l’édification du Luxembourg contemporain, membre des milieux académiques, très présent dans les réseaux économiques européens et outre-Atlantique et intellectuel catholique militant, Pierre Werner est une personnalité plurivalente qui a traversé le XXe siècle.


Pierre Werner naît le 29 décembre 1913 à Saint-André près de Lille (France), de parents luxembourgeois.


Après les classes primaires, il poursuit une école industrielle et commerciale1 (où l’anglais est de mise) afin de prendre la relève de son père à la tête de l’entreprise familiale2. Au vu de ses résultats scolaires et sous l’incitation de ses professeurs désireux de le voir approfondir la filière humaniste pour pouvoir aborder toute carrière ultérieure, il refait une année terminale en latin au lycée classique de Luxembourg où il décroche son baccalauréat. Il s’inscrit à Luxembourg au cours supérieur préparatoire en droit (1934-1935) avant de partir à Paris pour suivre les cours dispensés par la Faculté de Droit (1935-1937) tout en fréquentant les cours de l'École libre des Sciences politiques. En janvier 1938, Werner passe son doctorat en droit à Luxembourg.

Rapidement, Pierre Werner milite dans les associations estudiantines à Luxembourg où il préside l'Association des universitaires catholiques (1935-1937). Au plan international, il devient en 1937 vice-président du mouvement Pax Romana3. Durant ses années parisiennes, Werner est hébergé à la «Fondation Biermans-Lapôtre»4 où il prend part aux activités du «Cercle historique»5 qu’animent plusieurs de ses compatriotes. C’est dans ce contexte que Pierre Werner intègre les milieux européens de réflexion catholiques et établit des contacts fructueux avec bon nombre de personnalités, parmi lesquelles ses professeurs Jacques Rueff6, Charles Rist, Wilfried Baumgartner, Fernand Collin, qui ont beaucoup influencé sa formation intellectuelle et ont stimulé son intérêt pour l’étude des phénomènes monétaires. À Paris, il rencontre également Robert Schuman7 qu’il a été amené à côtoyer par la suite, au début des années 1950, lors de l’installation à Luxembourg de la Haute Autorité de la CECA.

Jeune avocat au barreau de Luxembourg et intéressé par le domaine des finances privées, Pierre Werner décroche en 1938 un stage à la Banque Générale de Luxembourg, où il reste jusqu’en 1944. Comme il le révèlera plus tard dans ses mémoires, il échappe aux poursuites nazies8 en raison des intérêts financiers de la Deutsche Bank dans la banque luxembourgeoise9. Ses activités au sein du secrétariat général de la BGL incitent Pierre Werner à rédiger un rapport sur la situation monétaire, financière et bancaire luxembourgeoise de 194210 qu’il parvient à transmettre au gouvernement luxembourgeois en exil à Londres via le réseau Martin11 de la Résistance française.


En 1946, Pierre Werner est chargé de réaliser une étude sur la réorganisation du système bancaire au Luxembourg12. Il est ensuite nommé commissaire au contrôle des banques, responsable de la mise en place d’une autorité de régulation, de l’organisation du marché du crédit et de la collaboration financière internationale. Il représente à plusieurs reprises le Luxembourg dans des négociations internationales, notamment en Suisse et au sein du Benelux. Très tôt, il se familiarise avec les deux nouvelles institutions financières internationales multilatérales13 que sont le Fonds monétaire international et la Banque mondiale.


En 1949, Pierre Werner est nommé conseiller de gouvernement et secrétaire ad interim du Conseil des ministres. Cette fonction lui permet d’entrer en contact direct avec les affaires générales du pays14et de travailler étroitement avec le président du gouvernement, Pierre Dupong15, qui voit rapidement en Pierre Werner son meilleur successeur possible aux Finances. Cette succession se produit en décembre 1953 quant, suite au décès du ministre d’État, Pierre Werner, fraîchement élu à la Chambre des Députés est appelé à faire partie du nouvel exécutif16 formé et dirigé par Joseph Bech17.


Suite aux élections de 1959, Pierre Werner devient ministre d’État et président du gouvernement, fonctions qu’il remplit de 1959 à 1974 et de 1979 à 1984. Cette fonction est combinée avec d’autres portefeuilles ministériels pour des domaines considérés comme prioritaires: les Finances (1959-1964 et 1969-1974), le Trésor (1964-1969 et 1979-1984), les Affaires étrangères et la Justice (1964-1967), la Fonction publique (1967-1969), les Affaires culturelles (1969-1974 et 1979-1984).

En 1974, le Parti Chrétien-Social (CSV) – au pouvoir depuis 1926 – passe dans l’opposition. Durant cette législature (1974-1979), Pierre Werner siège à la Chambre des Députés (en tant que président du groupe parlementaire de son parti) et également au conseil communal de la ville de Luxembourg.

En juillet 1984, alors que son parti sort victorieux des élections législatives, Pierre Werner se retire de la vie politique tout en restant actif sur la scène publique. Ses domaines de prédilection sont la promotion de l’Union économique et monétaire et de l’euro et le développement des médias et de l’audiovisuel18, à travers notamment le projet de la Société Européenne des Satellites.

Sensibilisé aux enjeux européens depuis ses études universitaires, l’engagement de Pierre Werner en faveur de l’unification européenne se cristallise dès 1949, quand il devient convaincu «de la nécessité impérieuse pour les pays de l’Europe occidentale d’entreprendre la construction économique et politique de l’Europe unie. L’expérience de son travail international, notamment la prise de conscience de la faiblesse et de la division de l’Europe, en faisaient presque une obligation intellectuelle»19.


Associé de plus en plus étroitement, par ses fonctions au sein du gouvernement luxembourgeois, aux grands dossiers de la construction européenne, Pierre Werner, qui sera amené à agir en Luxembourgeois et Européen à la fois, laissera son empreinte sur des événements-charnière de cette édification.


Intégration européenne et intérêts nationaux


Bataille des sièges


Depuis 1952, le Luxembourg était le lieu de travail et le siège de la Haute Autorité de la CECA. La signature des traités de Rome et la question du siège des nouvelles Communautés20, les hésitations et les réticences du gouvernement luxembourgeois21 ainsi que sa préférence pour un «siège éclaté» fragilisent la permanence d’un statut de capitale communautaire.


Dans ces circonstances, la priorité du gouvernement Werner issu des élections de juin 1964 est la défense de la position du Luxembourg comme siège européen. Décidé à participer directement et de manière permanente à la défense des intérêts luxembourgeois, le Premier ministre Pierre Werner s’attribue le portefeuille ministériel des Affaires étrangères. Il prend ainsi une part active aux difficiles négociations qui aboutissent à la signature du traité de fusion qui institue un Conseil et une Commission uniques des Communautés européennes22. Le 2 mars 1965, il obtient du Conseil des ministres de la CEE la signature d’un document qui spécifie que «Luxembourg, Bruxelles et Strasbourg demeurent les lieux de travail provisoires des institutions des Communautés». Cette convention, qui prévoit de regrouper à Luxembourg les institutions financières et judiciaires de la Communauté, conduit à une spécialisation des sièges23. Le Luxembourg continuera son combat dans la «politique des sièges», compte tenu de son caractère récurrent.24


Dès son entrée au gouvernement comme ministre des Finances, Pierre Werner se penche sur les grands projets de reconstruction25 et de développement du pays (génie civil, infrastructure, aménagement du territoire) qui mobilisent des ressources considérables. C’est dans la perspective de faire du Luxembourg un pays moderne tourné vers l’avenir et une «véritable plate-forme internationale»26, que le grand programme d’urbanisation et d’aménagement du plateau de Kirchberg démarre en 1961. Précisément, ce «quartier européen» de Luxembourg est aménagé pour constituer un atout majeur du pays dans la bataille des sièges.


En tant que ministre des Affaires étrangères, Pierre Werner a également contribué à l’organisation d’une diplomatie luxembourgeoise propre et autonome en continuant ainsi le processus entamée par Joseph Bech à l’aube de la Seconde Guerre mondiale et à la constitution des élites diplomatiques et intellectuelles luxembourgeoises27.


Acquis de la place financière


En 1967, la défense des intérêts luxembourgeois à travers la sauvegarde des acquis de la place financière pousse Pierre Werner à monter au créneau, quitte à s’opposer à certains de ses partenaires européens, notamment la France, en qualité de ministre des Finances.


La réglementation des mouvements des capitaux au niveau communautaire et l’harmonisation de la fiscalité en la matière28 sont en effet susceptibles «de bouleverser profondément la législation financière du Grand-Duché, dont certains éléments ont été à la base de la fortune du Luxembourg comme place financière internationale»29. C’est ainsi que lors de la réunion du Conseil des ministres du 4 mars 1968, fondant son jugement sur le parallélisme entre la libre circulation des marchandises (qui devait être réalisé au 1er juillet 1968) et la libre circulation des capitaux, Pierre Werner propose de donner la priorité à l’harmonisation monétaire et d’aborder ultérieurement l’harmonisation fiscale. Les difficultés de la livre sterling, puis du franc français, mettront à l’avant-plan les questions monétaires et donneront raison à Pierre Werner dans son choix. Les spécificités financières luxembourgeoises, qui, par la suite, seront contestées plus d’une fois par ces mêmes partenaires, ont été ainsi sauvegardées.


UEBL: Identité monétaire et souveraineté nationale


Le statut monétaire spécifique du Grand-Duché et son association monétaire avec la Belgique donnent à ce partenariat une teneur particulière. En 1982, la mise à mal par la Belgique des accords monétaires belgo-luxembourgeois30 met l’Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) en danger et le Grand-Duché envisage sérieusement de dénoncer l’union monétaire31. Sous l’impulsion de Pierre Werner, le gouvernement luxembourgeois tempère sa décision et, vu l’importance politique notable de l’UEBL, poursuit ce partenariat, tout en affirmant de plus en plus son autonomie monétaire. Pour trouver une solution durable, il fait ainsi appel aux experts32, qui concluent qu’un système monétaire purement national est viable. Dans ces circonstances, l’Institut monétaire luxembourgeois (IML) voit le jour33, ce qui permet certes au pays d'affirmer son identité monétaire, mais surtout d'être dans une position d'égalité avec les autres Etats au sein du Système Monétaire Européen (SME).


Aboutissements européens


Le « compromis de Luxembourg »


En janvier 1966, le Grand-Duché est appelé à exercer la présidence du Conseil des ministres34 des CE. Pierre Werner accueille et conduit ces réunions au Luxembourg, auxquelles la France prend de nouveau part, après sept mois d’absence35. Le premier ministre luxembourgeois, réputé pour sa nature consensuelle et ses bonnes relations personnelles avec toutes les parties en place, contribue de manière décisive36 à trouver un accord qui a sorti la Communauté de l’impasse37. Il s’agit du «compromis de Luxembourg» 38, des «retrouvailles de Luxembourg».


Cette médiation européenne couronnée de succès dans un moment difficile alimente l’idée d’une éventuelle candidature de Pierre Werner à la présidence de la Commission des CE39. Ce n’est qu’une rumeur, puisque le Premier ministre luxembourgeois n’a jamais réellement envisagé d’abandonner son mandat électif national.


Dans ses démarches de dialogue et de rapprochement, Pierre Werner a adopté une approche qu’il a théorisée comme une méthode pour toute présidence: «J’ai conçu l’exercice de ma présidence comme devant assurer surtout la création d’une ambiance et d’un climat de négociation tenant compte des sensibilités à fleur de peau de partenaires aspirant à une entente. Celle-ci ne devait pas laisser de perdant dans une empoignade de subtilités de langage camouflant un désaccord fondamental persistant» 40.


Le comité Werner et le plan Werner


A l’issue du sommet de La Haye (1-2 décembre 1969), les Neuf décident de mettre en place un groupe d’experts chargé d‘explorer les possibilités de progrès «vers une union économique et monétaire par étapes». Selon Raymond Barre: «Cette décision des chefs d'État et de gouvernement […] résultait d'un accord entre M. Pompidou et le chancelier allemand M. Willy Brandt, et M. Monnet. Que j'avais vu avant le sommet. Il m'avait dit qu'il intervenait personnellement, pour que l'affaire monétaire soit lancée à l'occasion de ce sommet »41.


Le 6 mars 1970, Pierre Werner est chargé de présider le groupe à la suite de l’accord unanime des Six obtenu par le Baron Snoy et d’Oppuers, ministre belge des Finances. Le choix porté sur Pierre Werner n’était pas le fruit du hasard: il est un «homme du consensus» et ses préoccupations et ses démarches en faveur d’une intégration monétaire européenne sont connues depuis le début des années soixante dans les milieux d’experts (universitaires, banquiers, financiers) et dans les milieux politiques, notamment auprès des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales, qu’il fréquente depuis 195342.


Le groupe ad hoc commence ses travaux le 20 mars 1970, au Luxembourg. Un rapport est rendu après quatorze réunions plénières, dont neuf au Grand-Duché, ainsi qu’après des réunions restreintes en formations diverses. Pierre Werner le présente publiquement le 8 octobre 1970 au Luxembourg et le remet officiellement une semaine plus tard à la Commission européenne et au Conseil des ministres.


Ce rapport, dorénavant connu sous le nom de «plan Werner»43, est le résultat d’un subtil compromis entre les thèses économistes et monétaristes défendues par les forces en place. Pierre Werner l’a fait aboutir grâce à sa médiation et à ses bonnes relations personnelles qu’il a mises au service d’une solution équilibrée et unanimement acceptée. Les archives personnelles de Pierre Werner font état des rapports étroits et suivis avec les membres belges et français de son groupe. Tout particulièrement avec le baron belge Hubert Ansiaux, président du Comité des gouverneurs des banques centrales, le Français Bernard Clappier, président du Comité monétaire, et leurs adjoints respectifs, de même qu’avec l’Allemand Johann Baptist Schöllhorn, président du Comité de politique économique à moyen terme. L’action de Pierre Werner dans la coordination du groupe d’experts est doublée par sa contribution personnelle sur le fond, particulièrement lors de l’élaboration du rapport intérimaire, dans la définition des lignes d’approfondissement des travaux du groupe, ainsi que dans la phase de rédaction du rapport final. Pierre Werner s’impliquera beaucoup dans la rédaction de la version en langue anglaise du rapport et dans sa diffusion en Grande-Bretagne à travers des conférences et des débats avec le Premier ministre britannique Edward Heath44. Durant les travaux du groupe ad hoc, Pierre Werner se montre particulièrement actif au sein du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe qui le consulte et qu’il a également sollicité. En outre, ses échanges publics et confidentiels avec Jean Monnet ont été très intenses45.


Mis en route le 25 mars 1971, le plan Werner est abandonné sous les effets de la crise économique mondiale de 1973. Dans la réflexion qui a suivi la période de tensions monétaires, le plan Werner représente une source d’inspiration pour l’intégration monétaire européenne et pour les nombreuses initiatives politiques (telles que le «plan Spierenburg», le «rapport Tindemans», le «rapport du groupe de Lord Cromer») et scientifiques (propositions des professeurs Mundell, Magnifico) qui ont vu le jour ultérieurement. Le rapport du Comité Delors46 rend justice au plan Werner et l’Union économique et monétaire devient réalité trente-deux années après avoir été préfigurée, avec l’introduction des pièces et billets en EURO, le 1er janvier 2002.



1Il s’agit de l’école commerciale de Limpertsberg (Luxembourg), où les cours étaient dispensés prioritairement en anglais, mais également en allemand et en français. Pierre Werner fréquente également des cours intensifs d’italien.

2Son père Henri Werner, détenait à Luxembourg une société de produits pétroliers, rachetée en 1932 par la compagnie Shell (Robert Franck, Biographies luxembourgeoises: Pierre Werner, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1988, p 17.).

3Pax Romana est le Mouvement International des Intellectuels Catholiques (MIIC), créé le 20 juillet 1921 à Fribourg. L’Association Luxembourgeoise des Universitaires Catholiques (AV  Akademikerverein) fait partie des membres fondateurs. En 1934, le secrétariat social du mouvement international fut installé au Luxembourg et Pierre Werner, avec Lambert Schaus et l’abbé Pierre Elcheroth devinrent, sur proposition de l’AV, membres du directoire du secrétariat. En 1936, Pierre Werner fut élu vice-président de la Pax Romana.

4La Fondation Biermans-Lapôtre à Paris a été fondée en 1926 grâce à une donation du couple Jean-Hubert Biermans  Berthe Lapôtre avec le souhait «d‘accueillir des activités académiques, scientifiques ou culturelles organisées notamment par les universités belges, françaises et luxembourgeoises», devenant ainsi le fruit «d'une coopération exemplaire entre la Belgique, le Luxembourg et la France». Connue aussi sous le nom de «Maison des Étudiants Belges et Luxembourgeois à Paris» et localisée à la Cité Internationale Universitaire de Paris (C.I.U.P.), la Fondation a hébergé, depuis la création, plus de 25 000 étudiants, professeurs et chercheurs venus de tous les horizons.

5Groupe de débat des étudiants luxembourgeois et belges, animé par Joseph Guill et Georges Bourg, voué à servir à l’approfondissement des connaissances sur l’histoire nationale et à développer des arguments contre l’idéologie clamant le retour du Luxembourg au Reich.

6Pierre Werner poursuivra durant toute sa carrière les échanges intellectuels avec Jacques Rueff, qu’il rencontrera ultérieurement et qui l‘encouragera sur la voie de l’intégration monétaire. (Cette conclusion ressort de nos recherches dans les archives familiales Pierre Werner, notamment dans les documents classés dans les cartons portant les références: réf PW 036, intitulée 1962-1971.La monnaie de compte. L’unité de compte. Le dollar comme monnaie de réserve, réf PW 046, intitulée L’intégration monétaire de l’Europe 1962-1969, réf PW 047, intitulée Groupe Werner: Antécédents, préparatifs et réunions 1968-1970 et réf PW 048, intitulée Intégration monétaire de l’Europe. Le Plan Werner: 1970, réf PW 054, intitulée 1972-1973. Union Economique et Monétaire. Fonds Européen de Coopération Monétaire.

7À l’époque des études de Pierre Werner, Robert Schuman était député à l’Assemblée nationale de France. C’est par un concours de circonstances que Robert Schuman, natif luxembourgeois, lui fera visiter le palais Bourbon et lui servira de guide. Sa rencontre avec Robert Schuman est évoquée dans le témoignage oral de Monsieur Henri Werner, fils de Pierre Werner, enregistré au CVCE le 1er juin 2010.

8Sa famille ne fut pourtant pas épargnée par la guerre. En juin 1944, le frère de Pierre Werner fut forcé au «Arbeitsdienst» et tomba dans le camp de travail de Prusse orientale le 15 janvier 1945.

9«[…] L‘emploi à la Banque Générale, dans laquelle la Deutsche Bank avait pris une participation décisive, me valut d’échapper aux poursuites nazies. Monsieur Weicker et moi-même avons refusé de joindre le mouvement “Heim ins Reich” malgré les recommandations insistantes d’un directeur qui avait été détaché par la banque allemande. […] Entretemps mon apprentissage bancaire tirait à sa fin. A la suite du départ du secrétaire général, qui était de nationalité belge, je fus affecté audit secrétariat avec le rang de fondé de pouvoir. A ce titre je fus chargé de suivre de près l’évolution de la législation introduite par l’occupant ainsi que les réformes précipitées et bouleversantes qu’il introduisit dans les différents secteurs de la vie financière et économique». C’est dans ces mêmes circonstances que Pierre Werner fera la connaissance de Hermann J. Abs, président du conseil d’administration délégué par la Deutsche Bank dont l’activité bienveillante permit d’éviter le pire à ceux qui, comme Werner et Weicker, refusèrent de rejoindre les organisations nazies. Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, Tome I, pp. 15-16.

10«Rapport sur la situation monétaire, financière et bancaire luxembourgeoise de 1942» rédigé par Pierre Werner en 1943 et envoyé au gouvernement en exil à Londres via le réseau Martin. Centre de Documentation et de Recherche sur la Résistance, Luxembourg. Publication ultérieure dans «Rappel  Organe de la Ligue luxembourgeoise des prisonniers et déportés politiques, Luxembourg», Année 49 (1994), no. 1.

11Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 1, p. 16.

12Il accepte cette mission à l’incitation de Léon Schaus, secrétaire général du gouvernement luxembourgeois durant l’exil au Canada, que Pierre Werner a rencontré quelque temps après la libération. (Source: Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 1, p. 17).

13Notamment auprès de l’OCDE issue du plan Marshall, FMI, UEBL et Benelux. En tant que conseiller des Finances, Pierre Werner, sollicité par Pierre Dupong, participe également aux tractations dans le domaine de la défense: mise en œuvre de l’UEO, le projet de la Communauté Européenne de Défense, l’OTAN.

14Pierre Werner sera associé notamment aux opérations de la réintroduction du franc, du renflouement de la vie bancaire paralysée par des placements forcés et irrécupérables en Allemagne, du «recensement de la fortune de l’ennemi» (recensement des avoirs allemands dans les banques basées au Luxembourg), le rétablissement de la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat, etc.

15Ministre d’État et président du gouvernement luxembourgeois en exil, Pierre Dupong (1885-1953) fut, après la libération, ministre d’État, président du gouvernement et ministre des Finances.

16Pierre Werner devient ministre des Finances et de la Force armée, fonctions qu’il détient de 1953 à 1959.

17Ministre des Affaires étrangères et de l’Instruction publique depuis 1936, y compris dans le gouvernement luxembourgeois en exil à Londres, Joseph Bech (1887-1975) garda ces fonctions jusqu’en 1953 quand il deviendra ministre d’État et président du gouvernement (1953-1958). De 1958 à 1959 il est à nouveau ministre des Affaires étrangères et ensuite président de la Chambre des Députés (1959-1964).

18Pierre Werner assume la présidence de la Compagnie Luxembourgeoise de Télédiffusion (1985-1987), ainsi que celle de la Société Européenne des Satellites (1989-1996).

19Pierre Werner, «Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs: 1945-1985», 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome I, p. 35.

20Jean Monnet mentionne l’idée d‘un siège unique «qu'il aurait volontiers vu à Luxembourg» et il parle de la création d'un district européen, selon le modèle américain. Le gouvernement luxembourgeois est réticent et défend plutôt la thèse du siège éclaté. (Henri Rieben, A Luxembourg, au cœur du chantier européen avec Jean Monnet et Pierre Werner, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Centre de recherches européennes, Lausanne, 1993.)

21«Le Luxembourg voulait à la fois garder la CECA et ne pas perdre son âme» selon l'expression de Joseph Bech, qui craignait une seconde invasion européenne.

22Après trois années de négociations difficiles, le traité de fusion des exécutifs des Communautés est signé à Bruxelles le 8 avril 1965. Il entrera en vigueur le 1er juillet 1967. Désormais, la Commission des Communautés européennes est l’organisme unique des trois Communautés européennes (CECA, CEE et Euratom).

23Le secrétariat du Parlement européen et la Cour de justice restent à Luxembourg. Les sessions du Conseil des ministres y sont tenues périodiquement. La Banque Européenne d’Investissement et divers services (la Cour des comptes, l’Office des statistiques, l’Office des publications officielles) seront installés au Luxembourg.

24Le 7 juillet 1981, le Parlement européen adopte une résolution qui prévoit de revoir le fonctionnement du secrétariat et des services techniques, alors qu‘un nombre croissant de parlementaires européens réclament un siège unique et définitif pour leur institution. Cette résolution semble présager leur transfert à terme, à Bruxelles, mais elle va à l’encontre du traité de fusion des exécutifs de 1965, qui prévoit l’installation à Luxembourg du secrétariat et de ses services. Par la suite, le Conseil européen de Maastricht (23-24 mars 1981) décide le maintien du statu quo pour les lieux de travail des communautés.

25Pierre Werner, L’Etat bâtisseur. La reconstruction. Service Information et Presse, 1954, Luxembourg, Imprimerie Linden.

26Pierre Werner, Luxembourg – plate-forme internationale. P. Linden (éd.), 1960, 214 p., ill.

27Au ministère des Affaires étrangères, Pierre Werner travaille en étroite collaboration avec le professeur et juriste Pierre Pescatore, secrétaire général du ministère entre 1950 et 1967. Pierre Pescatore, qui était également son beau frère, présida en 1957 et 1958, la délégation luxembourgeoise lors des négociations établissant l’Union économique Benelux.

28A l’ordre du jour du Conseil des ministres des finances CEE du 16 janvier 1967. Cette «nécessité prioritaire» était soutenue par la France, représentée par Michel Debré.

29Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 2, p. 94.

30Le 21 février 1982 le gouvernement belge décide unilatéralement de la dévaluation du franc belge de 8,5 %. Les autorités luxembourgeoises sont mises devant le fait accompli et n’obtiennent qu’une réduction du pourcentage de la dévaluation.

31Lors de son interview accordé au CVCE, Monsieur Albert Hansen, secrétaire général du gouvernement en 1982, affirme que «même des signes monétaires luxembourgeois spécifiques ont été frappés, au cas où la décision de sortir de l’union monétaire avec la Belgique l’emporterait. Cette masse monétaire – qui n’a jamais été utilisée – est restée dans les coffres-forts du ministère d’État, siège du Premier ministre, jusqu’en 2008, quand elle a été détruite».

32Jelle Zylstra, ancien gouverneur de la Nederlandse Bank, est mandaté pour étudier la viabilité d’un système monétaire purement national. Sa conclusion est que le Luxembourg a la capacité de créer une entité monétaire luxembourgeoise séparée et indépendante. C’est le contraire de l’opinion d’Hjalmar Schacht, qui a été consulté dans les années vingt sur la même problématique. (Dans «La question monétaire au Luxembourg, Etudes économiques luxembourgeoises», Institut Universitaire International Luxembourg (éd.), Luxembourg, 1985.)

33Embryon de la future banque centrale luxembourgeoise, l’IML – créé par la loi du 20 mai 1983 – est en charge, notamment, d'émettre des signes monétaires et de surveiller le secteur financier. Sans être encore une banque centrale autonome au sens stricte du terme, l'IML était doté de toutes les attributions nécessaires pour assumer pleinement les fonctions de banque centrale au cas où les dirigeants luxembourgeois décidaient de mettre un terme à l'union monétaire avec la Belgique.

34Depuis l'adoption des traités de Rome en 1957, le Luxembourg a exercé à dix reprises la présidence du Conseil des ministres de la CEE aux premiers semestres de 1960, 1963, 1966, 1969, 1972, 1976. Mise à part celle de 1976, toutes ces présidences sont exclusivement gérées par divers gouvernements conduits par Pierre Werner.

35La France était opposée à ses cinq partenaires et à la Commission européenne en raison du passage progressif du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée prévue par le traité de Rome à partir de 1966. Pour marquer son opposition, le gouvernement français qui privilégiait l'approche intergouvernementale pratiqua la politique de «la chaise vide» et ne siégea pas au Conseil des ministres du 1er juillet 1965 au 29 janvier 1966.

36Dans ses Mémoires, Pierre Werner mentionne que les débats ayant abouti au «compromis de Luxembourg» se sont basés sur un document évolutif dit «luxembourgeois», rédigé par la délégation du Grand-Duché (Pierre Werner, Albert Borschette et Christian Calmes) et adapté en permanence selon la problématique et les formules ayant recueilli l’unanimité des Cinq et ce par des duos successifs: Schroeder-Luns, Colombo-Spaak. En tant que président de la conférence, Pierre Werner a orienté et conduit dès le début les débats dans «deux ordres d’idées principaux: votes majoritaires et relations entre le Conseil et la Commission» et «l’essentiel de la conférence fut atteint: le retour de la France à la table des négociations, et […] l’intégrité juridique du Traité de Rome à [qui] restait intacte». (Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 2, pp. 73-80.)

37«A un moment difficile où deux conceptions s’affrontaient, le compromis de Luxembourg a permis de partir de l’avant». Ibidem.

38L’accord, signé le 29 janvier 1966 à Luxembourg, accorde des concessions à la France dans le domaine du droit de vote. Elles sont formulées ainsi: «Lorsque, dans les cas de décisions susceptibles d'être prises à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d'un ou plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s'efforceront, dans un délai raisonnable, d'arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil, dans le respect de leurs intérêts mutuels et de ceux de la Communauté». («Le compromis de Luxembourg».)

39«Pendant le premier semestre 1967, des bruits circulaient au sujet d’une éventuelle candidature de Pierre Werner à la présidence de la Commission des CE. Compte tenu de ses résultats au Conseil des Ministres[…]». Source: Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 2.

40Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et Souvenirs: 1945-1985, 2 tomes, Éditions Saint-Paul, Luxembourg, 1992, tome 2, p. 79.

41«Entretien avec Raymond Barre», par Marie-Thérèse Bitsch, Éric Bussière, Ghjiseppu Lavezzi, Transcription. Paris, le 20 février 2004. Histoire de la Commission européenne. Coordonnateur du projet: Université catholique de Louvain (UCL, Louvain-la-Neuve). Dans le cadre du programme «Voix sur l’Europe: Histoire interne de la Commission européenne 1958-1973», ConsHistCom: 220 interviews de personnalités politiques européennes et hauts fonctionnaires de la Commission réalisées par les professeurs d’histoire Chaires Jean Monnet. Source: http://wwwarc.eui.eu/int/pdf/INT763.pdf

42Nous reviendrons en détail sur ces différents points dans les chapitres 2 et 3. La conception de Pierre Werner portant sur l’intégration monétaire commence à être connue dès les années 1960, parce que présentée dans des conférences qu’il donne dans des cercles académiques et devant des sympathisants politiques (p.ex.: l’idée d’une monnaie unique «EUROR»/Strasbourg, 1960; la création d’un institut monétaire communautaire censé diriger et mettre en place une politique commune/Cercle Gaulois de Bruxelles, 1962.

43Nous reviendrons en détail sur ce point dans le chapitre 3. «Le rapport Werner» privilégie la coordination des politiques économiques, la nécessité d’instances de décision communes, la centralisation de la politique monétaire, la limitation dans un premier temps des variations des cours et la création d’un Fonds européen pour soutenir les cours. Au bout de trois étapes étalées sur dix années est envisagée la mise en place d’une banque centrale commune et éventuellement l’introduction d’une monnaie unique.

44Voir Interview de Monsieur Henri Werner, fils de Pierre Werner, enregistré au CVCE le 1er juin 2010 et Archives familiales Pierre Werner, cartons réf. PW 036, intitulé 1962-1971. La monnaie de compte. L’unité de compte. Le dollar comme monnaie de réserve, réf. PW044, intitulé Problèmes monétaires 1976-1979, réf PW 047, intitulé Groupe Werner: Antécédents, préparatifs et réunions 1968-1970, réf PW 054, intitulé 1972-1973. Union Economique et Monétaire. Fonds Européen de Coopération Monétaire.

45Archives familiales Pierre Werner, notamment conformément aux documents présents dans les cartons réf PW 036, intitulé 1962-1971.La monnaie de compte. L’unité de compte. Le dollar comme monnaie de réserve, réf PW 046, intitulée L’intégration monétaire de l’Europe 1962-1969, réf PW 047, intitulé Groupe Werner: Antécédents, préparatifs et réunions 1968-1970 et réf PW 048, intitulé Intégration monétaire de l’Europe. Le Plan Werner: 1970, réf PW 054, intitulée 1972-1973. Union Economique et Monétaire. Fonds Européen de Coopération Monétaire.

46Dans ses Mémoires, Jacques Delors l’affirme clairement: «(Dans le Rapport du comité Delors) […] nous nous sommes mis d’accord sur les trois phases, reprises du rapport Werner: première phase, consacrée au renforcement de la coordination, à partir du 1er juillet 1990; deuxième phase de transition vers la phase finale, préparant les institutions définitives de l’Union Economique et Monétaire; phase finale où seraient fixés irrévocablement les taux de change des monnaies entre elles et avec la monnaie unique». Jacques Delors, Mémoires, Editions Plon, Paris, 2004, p. 338. Dans Pierre Werner – testimonies at the threshold of the 21st century, Transcription, Extrait du Film Documentaire, Commission européenne, 1999, il affirme: «On peut dire que la philosophie d’ensemble de ce que nous avons proposé et même l’architecture du Rapport Delors, s’inspirent très fortement du Rapport Werner […] Le Rapport du comité Delors s’inscrit dans le droit fil du Rapport du comité Werner».

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