Le plan Schuman et les relations franco-britanniques

Le plan Schuman et les relations franco-britanniques


La proposition Schuman prend les autorités britanniques totalement par surprise. Il faut dire qu’à aucun moment lors de la préparation du projet, Jean Monnet ou Robert Schuman n’ont jugé opportun de solliciter les Britanniques dont ils pressentent déjà les réticences. Le secret est d’ailleurs si bien gardé que René Massigli, ambassadeur de France à Londres, n’est pas davantage placé dans la confidence. Il lui échoit pourtant la lourde tâche d’expliquer à ses interlocuteurs britanniques la portée du plan Schuman et, si possible, de les convaincre d’y participer. La réaction anglaise ne se fait en effet pas attendre. Marri sans doute de n’avoir pas été préalablement consulté, alors que le chancelier allemand Konrad Adenauer et le secrétaire d’État américain Dean Acheson ont déjà donné leur feu vert, le ministre des Affaires étrangères Ernest Bevin laisse immédiatement éclater son mécontentement devant ses proches. Il fustige d’autant plus l’attitude du Quai d’Orsay que la Grande-Bretagne, qui est la puissance occupante dans la région de la Ruhr, apparaît comme le partenaire privilégié de la France au sein de l’Union occidentale, de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) ou du Conseil de l’Europe. Mais il y a plus car la Grande-Bretagne, pays dont les gouvernements travaillistes ont entamé la nationalisation depuis la fin de la guerre des industries du charbon, du fer et de l’acier, représente aussi une puissance industrielle de premier rang en Europe. Si bien qu’en 1949, le Royaume-Uni assure déjà à lui seul 37 % de la production des principaux pays producteurs en Europe.


Les réticences de Bevin, déjà affaibli par la maladie qui l’emportera un an plus tard, n’empêchent toutefois pas, le 11 mai 1950, le Premier ministre Clement Attlee de saluer devant la Chambre des Communes la déclaration française dans laquelle il entrevoit une piste de solution à la question allemande et une contribution significative à l’établissement des futures relations franco-allemandes. Pour Attlee, le plan Schuman apparaît comme un moyen de résoudre une partie des problèmes économiques de l’Europe occidentale. A Londres, un comité interministériel sur l’Autorité franco-allemande est mis sur pied pour étudier, en lien avec les organisations patronales et syndicales, les implications possibles du projet français. Mais bien qu’elles soient en principe bienveillantes, les premières prises de position britanniques à l’égard de la proposition Schuman sont très réservées sur la participation du Royaume-Uni à une autorité commune et supranationale. Les arguments principaux sont connus. Il s’agit surtout pour les Britanniques de s’opposer à la perspective d’une organisation technocratique aux pouvoirs contraignants et qui risquerait d’intervenir dans la politique économique du pays. A leurs yeux, déléguer une partie de la souveraineté du pays constituerait un dangereux point de non-retour sur la voie européenne.


Certes Schuman et Monnet sont décidés à agir pour dégager la situation. Mais sans pour autant reculer sur les virtualités supranationales de la Haute Autorité. En tout cas, ils n’entendent pas laisser aux Anglais la possibilité d’entraver le déroulement des négociations sur le projet de pool charbon-acier. Le 15 mai et les jours suivants, en marge de la conférence tripartite de Londres sur le statut d’occupation de l’Allemagne, ils mènent plusieurs conversations officieuses avec les dirigeants économiques et politiques britanniques qui tiennent à s’informer des implications concrètes du plan Schuman. Mais cela ne suffit pas à lever les oppositions ni à dissiper les malentendus en ce qui concerne l’indépendance nationale et les méthodes de la négociation qui s’annonce.


S’ensuit un échange nourri de notes et de mémorandums entre Paris et Londres pour essayer de préciser les intentions des deux gouvernements et trouver une solution au différend qui les oppose. Très impliqués, Massigli, qui n’hésite bientôt plus à prendre parti pour les thèses britanniques, et Sir Oliver Harvey, ambassadeur du Royaume-Uni à Paris, ne sont pas malgré leurs efforts en mesure d’infléchir les positions ni de modifier les attitudes des uns et des autres. Le 25 mai 1950, le gouvernement français adresse au gouvernement britannique un mémorandum officiel invitant la Grande-Bretagne à se joindre, dès que possible, à son initiative diplomatique à condition d’accepter les principes qui sont à la base de la proposition Schuman. S’y ajoute un projet de communiqué déjà accepté par Adenauer et soumis en même temps aux gouvernements belge, néerlandais, luxembourgeois et italien. Le même jour, Monnet adresse à son ami lord Plowden, qui préside à Londres l’Economic Planning Board, une lettre personnelle dans laquelle il décrit longuement le rôle et les compétences de la future Haute Autorité.


La réponse britannique est immédiate puisqu’elle croise le mémorandum du Quai d’Orsay. Dans cette première note anglaise du 25 mai, Bevin fait savoir qu’un examen plus poussé des propositions du ministre français des Affaires étrangères est nécessaire pour lui permettre de prendre position. Il rejette également l’idée d’une grande conférence internationale à laquelle le Royaume-Uni participerait d’emblée. Aussi invite-t-il la France et l’Allemagne à entamer sans tarder des discussions bilatérales auxquelles le Royaume-Uni pourrait ensuite se joindre pour obtenir de nouveaux éclaircissements. Le 27 mai, après avoir pris connaissance du mémorandum français, le gouvernement britannique précise qu’il ne pourra pas participer à des conversations dont la condition préalable serait de s’engager à mettre en commun les ressources de charbon et d’acier et d’instituer une Haute Autorité disposant de pouvoirs souverains. Soucieux malgré tout de convaincre les Britanniques du bien-fondé de sa démarche, le gouvernement français insiste trois jours plus tard sur les raisons pour lesquelles il importe à ses yeux que le gouvernement britannique participe, mais sur les mêmes bases que les autres gouvernements, aux négociations proposées. Rappelant la nécessité de créer, dans un domaine limité mais décisif, une communauté d’intérêts pour favoriser la paix et le relèvement général du niveau de vie des Européens, le Quai d’Orsay s’efforce aussi de rassurer les autorités britanniques sur les missions et sur les pouvoirs de la Haute Autorité envisagée. Mais rien n’y fait. Le 31 mai, le gouvernement britannique répète qu’il lui est impossible de s’engager en faveur d’une institution supranationale avant de savoir où elle le mènera en pratique. C’est la raison pour laquelle les Anglais mettent en avant leur désir d’obtenir des garanties et une position spéciale dans la négociation du plan Schuman.


Pour Monnet, c’en est trop. Et il le fait immédiatement savoir au gouvernement français en expliquant qu’accorder d’emblée aux Britanniques un statut particulier serait une menace directe pour la dimension supranationale du pool charbon-acier tel qu’envisagé dans la déclaration du 9 mai. A ses yeux, les négociations n’auront aucune chance d’aboutir si elles ne s’engagent pas entre des pays qui auront manifesté, dès le départ, leur unité de vues sur les objectifs mêmes de ces négociations. Le temps des tergiversations est définitivement passé. Le lendemain, le Quai d’Orsay demande à tous les gouvernements intéressés un accord sur un nouveau communiqué qui, appelant à l’établissement d’un traité qui sera soumis à la ratification des parlements, présente comme un objectif immédiat la mise en commun des productions de charbon et d’acier et l’institution d’une Haute Autorité. Désirant néanmoins préserver l’avenir et maintenir la porte ouverte, le gouvernement français s’engage à tenir le gouvernement britannique informé des progrès réguliers des pourparlers avec le souci de lui permettre d’y participer au moment où il l’estimerait possible.


Car les Britanniques, qui voient dans ce communiqué une sorte d’ultimatum, n’entendent toujours pas laisser tomber l’affaire. Le 2 juin, constatant la persistance d’une « différence d’approche » au sujet des bases de la négociation, le gouvernement de Londres réitère son idée d’organiser une réunion des ministres des pays intéressés. Mais quelques heures plus tard, convaincu que les échanges de notes entre Paris et Londres ont déjà suffisamment permis de définir sans ambiguïtés les manières de voir des deux gouvernements, le Quai d’Orsay rejette la proposition anglaise puisqu’il estime qu’une telle réunion aurait peu de chance d’apporter des précisions supplémentaires. Au contraire, sans doute une telle réunion aurait-elle comme conséquence de retarder le début des négociations sans offrir de possibilités sérieuses d’un rapprochement des points de vue. Chacun campe donc sur ses positions. C’est dans ces conditions que, le 3 juin 1950, les gouvernements des six pays ayant adhéré à la proposition Schuman publient un communiqué commun en vertu duquel ils se donnent pour « objectif immédiat » la mise en commun des productions de charbon et d’acier et la création d’une Haute Autorité nouvelle dont les décisions lieront les États membres. Parallèlement, le Quai d’Orsay rend également public un communiqué expliquant que si le gouvernement britannique n’a pas cru pouvoir se joindre aux Six, il sera néanmoins tenu informé de l’avancée des négociations prochaines. Mais le même jour, un communiqué britannique confirme à qui en douterait encore que s’il ne veut pas les rejeter à l’avance, le Royaume-Uni ne se sent pas en mesure d’accepter a priori les principes qui sont à la base de la déclaration Schuman.


Estimant qu’une discussion détaillée destinée à jeter la lumière sur la nature du projet et sur toutes ses conséquences politiques et économiques constitue un préliminaire indispensable à la conclusion d’un traité, le Foreign Office met un terme aux tergiversations diplomatiques en déclarant qu’il lui est vraiment impossible, eu égard à ses responsabilités envers le Parlement et le peuple britanniques, de s’associer aux négociations qui vont s’ouvrir incessamment entre les Six dans les termes proposés par la France. L’affaire connaît un prolongement le 13 juin 1950 quand paraît le manifeste European Unity publiée sous l’égide du comité exécutif du parti travailliste dans lequel siègent plusieurs membres du gouvernement. Le manifeste définit clairement les thèses officielles britanniques sur le problème de l’unité européenne. Elles reposent essentiellement sur trois idées-forces : le Labour ne veut pas entrer dans une Europe qui ne serait pas socialiste, les intérêts du Commonwealth et de la communauté atlantique priment les questions européennes et l’organisation internationale n’est réalisable que par la coopération volontaire de nations et de gouvernements souverains. Rédigée avant le 9 mai, la brochure n’a certes pas pour but de définir la position britannique vis-à-vis du plan Schuman en tant que tel. Mais face à la polémique que provoque l’initiative française dans le pays, les auteurs de la brochure ajoutent à la hâte un passage dans lequel s’exprime la nécessité pour les gouvernements européens de coordonner les industries de base pour favoriser l’unité du continent. Interrogé au sujet de cette publication, Attlee doit bien vite reconnaître devant la Chambre des Communes qu’il prend sa part de responsabilité dans son édition même s’il croit devoir ajouter qu’il ignorait quand elle serait publiée.


Le 14 juin, commentant la parution le jour même d’un recueil de documents relatant les échanges que l’exécutif britannique a eus avec le gouvernement français, Attlee reprend au Parlement les explications données par son gouvernement dans le communiqué officiel du 3 juin. Concluant son intervention en rappelant les progrès déjà réalisés en Europe et la part que son pays a prise dans cette évolution, le Premier ministre promet de ne rien faire ou dire qui puisse gêner les négociations prochaines entre les Six. Les 26 et 27 juin, lors d’un débat aux Communes consacré à l’attitude prise par le gouvernement britannique face au plan Schuman, l’opposition conservatrice dépose une motion signée par des leaders de premier plan tels que Winston Churchill, Anthony Eden et Harold Macmillan. Le texte invite le gouvernement à participer aux négociations du plan Schuman. Mais le gouvernement propose un amendement à cette motion précisant que s’il ne peut accepter à l’avance les prémices de la proposition française, il demeure prêt à prendre une part constructive à des conversations sur un effort commun. Soumises au vote, la motion de l’opposition est défaite et celle du gouvernement Attlee est approuvée. C’en est définitivement terminé des espoirs de voir la Grande-Bretagne participer à la conférence sur le plan Schuman qui s’ouvre le 20 juin à Paris.


On assistera néanmoins, deux mois plus tard, à ce qui ressemble bien à un dernier baroud d’honneur dans l’enceinte de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe. Faisant suite au discours de Robert Schuman venu le 10 août exposer, au nom du gouvernement français, ses thèses sur l’Autorité supranationale devant l’hémicycle de Strasbourg, les délégués britanniques Harold Macmillan et David Eccles présentent immédiatement un contre-projet d’inspiration nettement intergouvernementale. Selon les termes de ce plan, la Haute Autorité, pratiquement supprimée, verrait en effet ses pouvoirs remis à un comité ministériel désigné par le comité des ministres du Conseil de l’Europe. Un autre point important serait l’institution, au sein de ce comité, d’un droit de veto provisoire et limité : pendant les cinq premières années, tout pays membre pourrait, en ce qui le concerne uniquement, s’opposer aux décisions qu’il jugerait nuisibles « à la politique de base économique, sociale et stratégique ». Un vif débat s’engage alors à l’Assemblée consultative qui oppose des délégués surtout britanniques ou scandinaves, favorables aux thèses intergouvernementales, à des délégués issus des pays continentaux plus favorables aux thèses fédéralistes. Le 15 août, l’Assemblée consultative décide de clore la discussion générale sur le plan Schuman en renvoyant à la commission des Affaires économiques les différentes propositions en la priant de présenter ses conclusions dans le plus bref délai possible. Ce sera chose faite le 26 août sous la forme de deux recommandations. L’une concerne la procédure de désignation des délégués de la future Assemblée parlementaire du pool charbon-acier au sein de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe. L’autre recommandation porte sur la présentation périodique d’un rapport de l’organe parlementaire du futur pool charbon-acier à l’Assemblée de Strasbourg. Même si le vœu est exprimé de voir le plan Schuman s’élargir à tous les pays membres du Conseil de l’Europe, la discussion sur le proposition française se termine ainsi par une double recommandation relativement platonique, le fond de la question restant en suspens jusqu’à la création effective d’une Haute Autorité du charbon et de l’acier.

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