European questions during the time in opposition (1974–1979)

Questions européennes durant la période d’opposition (1974-1979)


Les élections du 26 mai 1974 bouleversent le paysage politique luxembourgeois. La coalition formée par le Parti démocratique (DP) et le Parti ouvrier-socialiste (LSAP) s’installe au pouvoir et le Parti chrétien-social, qui avait dirigé tous les gouvernements de l’après-guerre, passe dans l’opposition. L’avènement de la nouvelle coalition coïncide pratiquement avec les débuts de la crise qui touche pleinement la sidérurgie européenne, avec tout son cortège de conséquences économiques et sociales graves. La détérioration de la production s’avère permanente et irréversible, l’inflation grimpe et la crise s’avère de nature structurelle.


Dans ces circonstances exceptionnelles pour le pays et ayant porté pendant des décennies le poids du pouvoir, Pierre Werner – élu à l’unanimité comme chef du groupe politique chrétien-social à la Chambre – impose à son parti une opposition constructive. Il s’agit d’une pratique inspirée «un peu selon la tradition britannique (Her Majesty’s loyal opposition), [avec] le respect de toute gestion ministérielle qui n’est portée que par le seul souci du bien de tous les Luxembourgeois et [en opposant] aux options du Gouvernement et de la majorité des solutions originales, d’une bonne technique législative […]»1.


Dans les années d’opposition, Pierre Werner se consacre davantage aux grands dossiers de la politique intérieure et mobilise son parti à jouer un rôle actif dans la gestion consensuelle de la crise. Par leurs initiatives et propositions législatives, ils participent directement à l’élaboration des mesures pour éviter les licenciements et assurer le plein-emploi, pour la mise en place d’un «comité de conjoncture» chargé de surveiller étroitement l’évolution de la situation économique, pour l’institutionnalisation du dialogue social. «La tripartite de la sidérurgie» deviendra ultérieurement «le modèle luxembourgeois de concertation» reflétant l’accompagnement par l’entente et la solidarité sociale, la consolidation ou la restructuration des secteurs menacés. Le gouvernement fait siens deux dispositifs préconisés par Werner des années auparavant – visant la diversification et l’expansion économique, ainsi que la création de la Société nationale de crédit et d’investissement – qui s’avèrent ainsi des solutions par anticipation aux problèmes du moment. Le tripartisme économique et social qui émerge dans la vie luxembourgeoise sous l’effet de la dépression est un concept que Pierre Werner avait à l’esprit à l’époque du rapport Werner, en estimant que «la concertation avec les partenaires sociaux et leur association à la préparation de la politique communautaire comptent parmi les éléments essentiels de la réussite de l'union économique et monétaire»2. La nécessité du dialogue social devient de plus en plus manifeste sur le plan communautaire et le 24 juin 1976, le Luxembourg accueille la deuxième conférence sociale européenne, qui réunit les représentants des organisations, des travailleurs et des institutions communautaire. Contrairement à la première, celle-ci aboutit à une déclaration commune sur le rétablissement du plein emploi et de la stabilité dans la Communauté.


Notons également que le projet de construction d’une centrale nucléaire sur les bords de la Moselle et le contentieux qui en résulte avec la France sont à l’origine d’une motion initiée par Werner et son groupe politique. Suite à cela, la Chambre des Députés luxembourgeoise devient le premier parlement dans la Communauté demandant une réglementation stricte sur le plan européen des implantations nucléaires frontalières.


En raison de son expertise reconnue et des longues décennies au pouvoir, Pierre Werner demeure une référence pour tous les bords politiques du pays, pour des organisations patronales, syndicales ou citoyennes, avec lesquels ses échanges sont réguliers. Le ministre des Finances et vice-président du gouvernement, Raymond Vouel (socialiste) le consulte notamment en matière budgétaire (budget de crise, dépenses publiques) et le Premier ministre et ministre des Affaires étrangères Gaston Thorn (libéral) l’entretient sur des questions de politique internationale ou stratégiques3. L’expérience acquise en opposition et en temps de crise s’avère particulièrement enrichissante pour Pierre Werner lorsqu’il prend les rênes du nouveau gouvernement résulté des élections de 1979 et dont la tâche sera d’assurer la transition du pays vers l’ère postindustrielle.


Son fort encrage parlementaire et la focalisation sur la politique intérieure n’empêchent pas Werner de poursuivre son engagement européen et de continuer à explorer ses filières d’intérêt, dont l’UEM et le statut du Luxembourg comme capitale permanente des institutions européennes occupent une place de choix. Il intensifie son implication au sein du Comité d'action pour les États-Unis d'Europe (et ses échanges avec Jean Monnet et Robert Triffin), participe à des manifestations publiques organisées notamment par le Mouvement européen et la Ligue européenne de coopération économique et fréquente de manière régulière les réseaux de la démocratie chrétienne. Il multiplie les contacts avec des personnalités internationales de premier plan, dont Valéry Giscard d’Estaing, Helmut Schmidt, Karl Blessing, Etienne Davignon, Robert Marjolin, Edward Heath, Roy Jenkins, Guido Carli, Cecil de Strycker, Jelle Zylstra, et continue à livrer ses réflexions sur l’intégration européenne par le biais d’études, d’articles et d’interviews publiés dans divers médias.


L’année 1974 marque une évolution significative dans la construction européenne. Réunis les 9 et 10 décembre à Paris sur l’invitation du nouveau président français Valéry Giscard d'Estaing, les chefs d’État ou de gouvernement des Neuf prennent des décisions majeures4. Ils s’accordent, tout d’abord, sur l’institution du Conseil européen. Dorénavant, les dirigeants européens se rencontreront à des intervalles réguliers (au moins trois fois par an et chaque fois que nécessaire) pour définir les grandes orientations politiques communautaires. Instrument diplomatique et intergouvernemental non institutionnalisé, le Conseil européen est doté d’une double compétence. Il est à la fois Conseil des Communautés dans le cadre des traités de Paris et de Rome à propos des matières concernées et organe de décision au titre de la coopération politique. Cet organisme donne ainsi une suite concrète aux diverses initiatives prises depuis le sommet de La Haye au sein du comité Monnet en faveur d'une action concertée des gouvernements européens et de l'émergence d'une décision commune. Le Conseil européen ne verra son statut officialisé qu’une décennie plus tard, avec l’Acte unique européen de 1986.

Pour rapprocher les citoyens des institutions et des politiques communautaires, le sommet de Paris adopte le principe de l’élection du Parlement européen par suffrage universel. Dans la perspective d’une Europe des citoyens, le 3 juillet 1975, la Commission remet au Conseil un rapport détaillé qui suggère notamment l'abolition des contrôles des personnes aux frontières intérieures de la Communauté et la reconnaissance des droits de vote et d'éligibilité identiques sur tout le territoire communautaire.


Soucieux d’améliorer leur coopération, les Neuf confient au Premier ministre belge Léo Tindemans la mission de réfléchir sur le concept d’Union européenne, qui dépasserait le stade de l’intégration économique. Fédéraliste de la première heure, le démocrate-chrétien Tindemans consulte les institutions européennes qui, toutes, lui soumettent un rapport, mais aussi des représentants de marque des milieux politiques, économiques, syndicaux, associatifs et intellectuels des États membres. Pierre Werner fait partie des personnalités consultées notamment de l’Union économique et monétaire5. Rendu public le 29 décembre 1975, ce rapport est présenté le 2 avril 1976 au Conseil européen de Luxembourg qui lui consacre un échange de vues préliminaire6. Deux principes président à l’élaboration de ce document: construire l’Union à partir des institutions communautaires existantes et ne pas s’interdire de réviser les dispositions institutionnelles des traités de Rome. Le rapport Tindemans préconise le recours au vote à la majorité au sein du Conseil, l’intégration de la coopération politique aux réunions ordinaires du Conseil, la définition d’une politique extérieure commune allant au-delà d’une simple consultation. Il introduit également l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses en accord avec le degré de préparation et la volonté d’action des États membres. Ce rapport plaide en faveur d’une meilleure protection des droits des Européens et insiste sur l'importance d'une plus grande perception concrète de la solidarité européenne par des signes sensibles dans la vie quotidienne. Analysé au Conseil européen de La Haye du 30 novembre 1976, le rapport Tindemans – jugé trop audacieux par la majorité des États membres – reste sans suite immédiate, mais dans les dix ans à venir il impacte de manière considérable tous les projets de réforme institutionnelle et d’union politique.


Pierre Werner, engagé dans le renouveau de son parti et désireux d’approfondir une nouvelle problématique politique, s’associe plus activement à la vie de la démocratie chrétienne européenne. Il construit des liens, sur une base bi- et multilatérale, avec les présidents des groupes parlementaires des pays de la C.E.E. et participe régulièrement à leurs rencontres. Les contacts systématiques entre les fractions politiques de droite et centre-droite aboutissent à la création du Parti populaire européen (PPE) qui voit le jour le 8 juillet 1976 à Luxembourg et qui constitue, par la suite, un nouveau cadre de réflexion en matière d’intégration européenne7. Werner intensifie également ses échanges dans le cadre de l’Union internationale des démocrates-chrétiens, assiste aux réunions de son bureau politique et intervient dans les débats sur l’union politique. En préparation de la campagne pour les élections européennes de 1979, Werner est mandaté pour rédiger la partie économique et sociale de la plate-forme électorale du PPE.



1 WERNER, Pierre. Itinéraires luxembourgeois et européens. Évolutions et souvenirs: 1945-1985. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 1992, tome I, p. 300.

2 Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner) Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au Bulletin 11/1970, p. 19. Luxembourg: Office des .publications officielles des Communautés européennes. Voir aussi Note concernant l’état de l’union économique et monétaire à issue du plan par étapes. Commission européenne, secrétariat du groupe «Plan par étapes», OR II/24/70. Bruxelles: 3 avril 1970. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048.

3 WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, pp. 188-223.

4Communiqué final du Sommet de Paris (9-10 décembre 1974). In Bulletin des Communautés européennes. Décembre 1974, n° 12. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes.

5 En présence de Jacques Santer et de Lambert Schaus, le 12 mai 1975 Pierre Werner reçoit à Luxembourg Léo Tindemans et ses collaborateurs, Van Damme et Standaard. Ils discutent non seulement des perspectives de l’UEM, mais aussi d’un avis que Dirk Spierenburg avait rédigé sur ce point pour le gouvernement néerlandais. «J’avais pu constater plus tard qu’effectivement Tindemans avait largement tenu compte de mes idées». Cf. WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, p. 225.

6 TINDEMANS Leo, European Union: report by Mr Leo Tindemans, Prime Minister of Belgium to the European Council, 29 December 1975. In Bulletin of the European Communities. Supplement 1/76. Luxembourg: Office for Official Publications, 1976, pp. 11-36.

7 À l'origine douze partis en sont membre: Christelijke Volkspartij(CVP), le Parti social chrétien(PSC), la Christlich Demokratische Union (CDU), la Christlich Soziale Union (CSU), le Centre des démocrates sociaux (CDS), la Democrazia Cristiana (DC), le Südtiroler Volkspartei, (SVP), le Fine Gael (FG), le Parti chrétien social luxembourgeois (CSV), l’Anti-Revolutionaire Partij (ARP), la Christelijk-Historische Unie (CHU), le Katholieke Volkspartij (K.VP). Les trois derniers fusionnent pour former le Christen Democratisch Appèl (CDA).

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