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Création et travaux du comité Werner (mars-octobre 1970)

Création et travaux du comité Werner (mars - octobre 1970)


Arrivé presque simultanément au pouvoir, le nouveau leadership franco-allemand – Georges Pompidou en France et Willy Brandt en Allemagne – donne une impulsion décisive à la construction européenne. Le sommet de La Haye, qui se tient les 1er et 2 décembre 1969 sous les auspices du triptyque «achèvement, élargissement, approfondissement», en est l’expression1. La coopération monétaire s’impose parmi les priorités d’action2. C’est ainsi que les États membres décident d’explorer les possibilités de progrès vers une union économique et monétaire à réaliser en l’espace d’une décennie et de confier cette réflexion à un comité ad hoc, composé d’experts en la matière3.


Le 4 mars 1970, la Commission de la C.E.E. propose au Conseil des ministres la structure et la composition de ce comité. Trois motivations principales semblent être à l’origine de ce choix. Premièrement, les experts devaient compter parmi les responsables de la politique économique et financière des États membres. Ensuite, ces personnalités devaient être particulièrement attachées à la cause européenne. Enfin, la solution retenue devait susciter une acceptation aussi large que possible au niveau des gouvernements.


Par conséquent, le comité réunit les dirigeants des cinq comités spécialisés de la Commission, qui détiennent, par ailleurs, des hautes fonctions nationales, mais qui y siègent à titre personnel. Il s’agit des présidents du comité monétaire (le Français Bernard Clappier, qui est aussi sous-gouverneur de la Banque de France), du Comité des gouverneurs des banques centrales (le Belge Hubert Ansiaux, président de la Banque nationale de Belgique), du comité de politique économique à moyen terme (l’Allemand Johann Baptist Schöllhorn, également secrétaire d’État au ministère fédéral de l’Économie), du comité de politique conjoncturelle (le Néerlandais Gerard Brouwers, secrétaire d’État au ministère de l’Économie des Pays-Bas) et du comité budgétaire (l’Italien Gaetano Stammati, trésorier général de l’État au ministère du Trésor). La Commission de la C.E.E. y est représentée par le directeur général des Affaires économiques (DGII), Ugo Mosca. La Commission gère également le secrétariat du groupe ad hoc, dont la coordination revient à Georges Morelli, fonctionnaire à la DGII.


Cette composition est telle que parmi les Six, seul le Luxembourg manque. C’est alors que le nom de Pierre Werner est avancé4. À l’époque, il est Premier ministre et ministre des Finances du Grand-Duché, mais aussi président en exercice du Conseil des ministres de la C.E.E. Deux arguments de poids jouent en sa faveur: son expertise reconnue en matière économique et monétaire et sa réputation d’homme de consensus, affirmée lors du compromis du Luxembourg5. Suite à l’accord unanime des États membres, Pierre Werner est nommé président du comité d’experts. Le 6 mars 1970, le Conseil des ministres de la C.E.E. s’accorde sur la procédure en matière de coopération économique et monétaire et, par la même occasion, entérine la composition du groupe ainsi que les termes du mandat du président.


Le groupe Werner se rassemble pour la première fois le 11 mars 1970 à Luxembourg. Cette réunion préliminaire a pour principal objectif de valider la méthode de travail6, ainsi que le système de délibérations7 et de fixer la date limite pour les conclusions. Les experts envisagent un premier rapport au mois de mai 1970 et les conclusions finales avant la fin de juillet de la même année.


Les travaux du groupe Werner débutent officiellement le 20 mars 1970 à Luxembourg. Les membres titulaires, accompagnés de leurs adjoints, procèdent à un premier échange de vues sur la problématique d’un plan par étapes8. Ils décident de travailler dans une approche comparative en identifiant d’emblée les zones de consensus à consolider, ainsi que les divergences en vue de les aplanir. Pierre Werner suggère la méthode du plan qui suppose un point de départ, un point d’arrivée souhaité et des voies alternatives pour unir ces deux points. Les axes prioritaires de réflexion (objectif final, construction institutionnelle) sont également ébauchés et les principaux repères du calendrier des travaux sont proposés, dont le résultat final, concrétisé dans un rapport pour le Conseil, doit intervenir pour fin juillet au plus tard. Cette réunion donne lieu aux premières confrontations entre économistes et monétaristes9, qui sous-tendent l’ensemble des débats du comité Werner10.


Lors de sa deuxième réunion qui a lieu le 7 avril à Bruxelles, le comité Werner aborde, sur la base de documents prospectifs élaborés par certains de ses membres11, ainsi que par la Commission de la C.E.E., les grandes lignes de l’union économique et monétaire à l’horizon 1978 dans la perspective de l’élargissement et, plus particulièrement, de la participation du Royaume-Uni (avec sa livre sterling) aux mécanismes de coopération monétaire. Pour le dynamisme des travaux, Pierre Werner propose d’établir une synthèse évolutive résumant les idées exposées au sein du groupe en matière de politique monétaire et de crédit, de politique budgétaire et fiscale, d’intégration des marchés de capitaux, ainsi que dans le domaine institutionnel.


Le 30 avril, Rome accueille la troisième réunion du groupe Werner, avec deux grands sujets à l’ordre du jour. Il s’agit, d’un côté, de la problématique du fonds de stabilisation des changes et du fonds de réserve, sur laquelle Pierre Werner travaille en étroite collaboration avec le baron Ansiaux12. De l’autre côté, il s’agit d’une feuille de route pour le plan par étapes contenant l’identification du point de départ, la définition de l’objectif final et les actions nécessaires et souhaitables en matière de politique économique, de solidarité monétaire et de construction institutionnelle pour y arriver. Cette synthèse est assortie d’un inventaire des mesures concrètes envisagées, notamment pour la première étape que l’on considère comme déjà démarrée, en accord avec les réglementations et directives communautaires à moyen terme13.


Suite aux discussions de Rome, le comité Werner adopte, pour son rapport au Conseil, un schéma qui comporte la description de la situation actuelle, du point d’arrivée et des principes de réalisation du plan par étapes et décide de se limiter à la définition et aux mesures relatives à la première étape de l’UEM. Tout en évoquant la nécessité de la formulation centrale des politiques économique et monétaire (quitte à ce que le pouvoir de décision reste aux mains des structures existantes), le comité Werner déclare d’emblée son incompétence pour faire des propositions en matière de structures politiques.


Le groupe décide de confier la rédaction d’un projet de rapport aux adjoints sous la présidence du Belge Jacques Mertens de Wilmars. Le 11 mai, l’esquisse d’un plan par étapes prend forme. Dans leur réflexion, les adjoints n’ont pas entendu trancher certaines questions de principe, même si leur texte comporte certaines propositions et solutions en la matière. Le transfert de responsabilités du plan national au plan communautaire, la politique conjoncturelle à moyen terme, la politique monétaire et de crédit comptent parmi les sujets sensibles. L’édification de l’Union économique et monétaire doit être évolutive et progressive, comme corollaire naturel des actions déjà entreprises pour le renforcement de la coordination des politiques économiques et de la coopération monétaire.


Les quatrième et cinquième réunions du comité Werner ont lieu les 14 et 20 mai à Luxembourg. Suite à la médiation décisive de Pierre Werner qui réussit à aplanir des divergences persistantes, les experts parviennent à une vue synthétique commune des sujets traités qui prend la forme d’un rapport intérimaire aux Gouvernements14.


Le 29 mai 1970, les ministres des Finances des Six siègent à Venise pour débattre des objectifs de l’Union économique et monétaire15. Pierre Werner fait un exposé synthétique sur le rapport intérimaire, mettant en exergue non seulement les points de désaccord, mais aussi les questions nécessitant un approfondissement. Les controverses entre économistes et monétaristes sont animées, mais ne tranchent pas quant aux priorités de l’union économique et monétaire16. Les objectifs finaux de l’UEM dégagés par le rapport intérimaire sont considérés comme acquis. Dans ce processus progressif, chaque étape doit être dotée d’objectifs spécifiques. La première, d’une durée de trois ans, comportera des buts précis et contraignants dans les domaines de la coordination des politiques économiques et de la politique monétaire. Aucune divergence ne subsiste quant à la nécessité d’une politique budgétaire coordonnée, à la fixation d’objectifs quantitatifs pour la politique économique à moyen terme, à la coordination des politiques conjoncturelles, ainsi qu’à la concertation avec les partenaires sociaux pour la politique de revenus.


Réuni à Luxembourg les 8 et 9 juin 1970, le Conseil des ministres des Finances approuve le rapport intérimaire et, sur cette base, décide de la poursuite des travaux du comité Werner aussi bien pour trouver des réponses aux questions controversées, que pour approfondir les pistes consensuelles17. Les résultats de cette réflexion, accompagnés d’instruments d’action pratique ciblant précisément la première étape, doivent faire l’objet d’un rapport final à envisager pour le mois de septembre 197018. Les ministres recommandent que le Comité des gouverneurs des banques centrales se prononce plus en détail sur l’harmonisation des instruments de politique monétaire entre les États membres.


L’approfondissement des travaux est réalisé selon six axes prioritaires exposés par Pierre Werner19. Il s’agit des questions institutionnelles, de la création d’instruments efficaces («obligations assorties de sanctions») pour la coordination en matière de politique conjoncturelle, du renforcement de politique économique à moyen terme, de l’harmonisation des instruments de la politique monétaire, budgétaire et du crédit, des règles de change (en étroite collaboration avec le Comité des gouverneurs des banques centrales).


Fort du mandat confié par le Conseil des ministres, Pierre Werner convoque la sixième réunion du groupe à Luxembourg le 24 juin 1970. Les experts doivent se concentrer dorénavant sur l’approfondissement de leur réflexion sur l’UEM. Les controverses resurgissent, car les Allemands et les Néerlandais considèrent qu’il faut se focaliser sur la coordination en matière de politique économique, tandis que les Français et les Belges estiment prioritaire le volet monétaire. Les Italiens restent sur leurs gardes. Dans ce débat, Pierre Werner, dont la vision personnelle est plutôt monétariste20, reste fidèle au devoir d’équilibre auquel le président est tenu et prône la nécessité d’une «approche de parallélisme» entre les progrès économiques et monétaires à accomplir. Afin de parfaire le rapport intérimaire, dont une première mouture est souhaitée pour la fin août, le groupe établit de se réunir le 7 juillet à Paris, les 27 juillet et 11 septembre à Luxembourg et le 25 septembre à Copenhague, en marge de l’assemblée annuelle des gouverneurs du Fonds monétaire international.


Lors de sa (septième) réunion du 7 juillet, le comité Werner débat deux grands sujets. Il s’agit d’abord de l’harmonisation fiscale et du renforcement de la coordination de la politique budgétaire, évoqués par une note préparée par Gaetano Stammati. Ensuite, il est question du renforcement de la coordination en matière de politique économique, et ce sur la base d’un document rédigé par Walter Schöllhorn et Gerard Brouwers, en collaboration avec le secrétariat du groupe Werner. Ce dernier document s’attaque aussi aux questions institutionnelles et met en évidence le rôle primordial de deux futurs organes communautaires, à savoir le conseil des ministres des Affaires économiques et le Comité des gouverneurs des banques centrales.


À la huitième réunion, que le Luxembourg accueille le 27 juillet, le comité Werner analyse davantage les aspects institutionnels (qui n’étaient qu’effleurés dans la réunion précédente) et traite principalement des transferts de souveraineté du plan national au plan communautaire envisagés à partir de la deuxième étape de l’UEM. À ce stade se dessine comme indispensable un organe central de la politique économique, capable d’influer de manière décisive sur les effets déflationnistes et inflationnistes émanant des budgets nationaux et qui décide de l’accès des autorités nationales au marché des capitaux de la Communauté21. Doté d’une structure collégiale, cet organe central – totalement indépendant des gouvernements nationaux – sera soumis au contrôle démocratique du Parlement européen. Il est également envisagé la création d’une banque centrale commune en charge, dans la Communauté, de l'émission de billets de banque, de la politique du crédit, de la gestion des réserves monétaires officielles et du maintien de la valeur externe de la monnaie. La banque centrale est conçue comme une institution autonome et financièrement indépendante. Ses rapports avec l’organe central de la coordination des politiques économiques devront être réglementés dans le sens où ce dernier pourra lui donner certaines directives précises. Étant donné que la mise en œuvre d’un tel système exige des modifications sensibles de la structure institutionnelle de la Communauté, des nouvelles dispositions du traité sont indispensables.


À ce stade, le comité Werner estime qu’un avant-projet du rapport final peut prendre forme. «Celui-ci, qui gardera la structure du rapport intérimaire, laissera toutefois ouverts les points qui feront l’objet du rapport du Comité des gouverneurs des banques centrales et de la note préparée par MM. Ansiaux et Clappier»22. Le secrétariat du groupe est chargé d’élaborer l’avant-projet23 et de le soumettre à la réunion suivante, programmée à Luxembourg à la mi-septembre. Parallèlement, le Comité des gouverneurs des banques centrales élabore son projet d’avis technique censé être présenté en même temps que le rapport final.


La neuvième réunion du groupe Werner se déroule à Luxembourg en deux actes, les 10 et 11 septembre. L’agenda est centré sur l’examen des grandes lignes de l’avant-projet du rapport final. Hubert Ansiaux et Bernard Clappier présentent leurs propositions conjointes en matière de politique monétaire dans les États membres destinées à être insérées dans le rapport final (tels que l’évolution souhaitable de la masse des liquidités, l’harmonisation des instruments monétaires s’appliquant aux banques et aux institutions de crédit, les instruments de régulation à la disposition des banques centrales, etc.). Il est convenu que le secrétariat du comité Werner rédige un nouveau projet de rapport intégrant les propositions et conclusions qui ont émergé lors de ces débats.


L’assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale qui s’est déroulée à Copenhague offre le cadre de la dixième réunion du groupe Werner, prévue également en deux actes, les 23 et 24 septembre. Les débats sont consacrés prioritairement au rapport technique du Comité des gouverneurs des banques centrales (très prudent en matière d’initiatives politiques), ainsi qu’à la définition du contenu des derniers chapitres du rapport final. Une session supplémentaire, destinée à l’obtention du consensus autour d’une position commune, s’est vraisemblablement tenue le 25 septembre. Lors de leur présence à Copenhague, les membres du groupe, ainsi que les ministres des Finances des Six, s’entretiennent de manière informelle avec leurs correspondants américains et avec des experts internationaux, testant ainsi leurs perceptions sur le plan par étapes. Afin de finaliser et d’approuver le rapport final, le groupe Werner convient de se retrouver à Luxembourg, au début du mois d’octobre24.


La date choisie pour la onzième réunion est le 7 octobre, à la veille du conseil des ministres des Finances. L’absence de compte rendu et de documents d’information post-réunion témoigne du caractère tendu des débats, comme ce fut le cas lors des quatrième et cinquième séances. La mise en place d’un fonds de stabilisation des changes se trouve manifestement au cœur de la controverse. L’attitude rigide affichée par les Allemands et les Néerlandais n’est pas rassurante pour un accord final autour d’une position commune et l’éventualité d’un échec n’est pas exclue. Les controverses sont vives et Werner, appuyé par Ansiaux et Clappier, réussit à inverser la tendance. Il parvient finalement à obtenir un compromis accepté à l’unanimité25. Après une réflexion menée sept mois durant et émaillée par d’innombrables tractations et retournements de situation, le rapport final est ainsi approuvé.


Le 8 octobre 1970, en sa qualité de président du groupe, Werner présente officiellement à Luxembourg le plan concernant la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire de la Communauté. Le document porte le sous-titre «le rapport Werner». Une semaine plus tard, il est remis au Conseil des ministres et à la Commission des CE.


Pour se saisir officiellement du rapport, le Conseil des ministres des Affaires étrangères se réunit à Luxembourg le 26 octobre 1970. Dans ce cadre, Pierre Werner fait une déclaration dont la conclusion finale donne la synthèse de la vision sur l’UEM que le groupe d’experts a forgée dans le plan par étapes. «Je suis heureux de constater que sur tous ces aspects nous avons réalisé un avis collectif unanime». Ces réponses communes évidemment ne traduisent pas toutes les préférences individuelles des membres du groupe. Mais nous estimons qu’après avoir fait le tour de la question, au cours de longues confrontations d’idées, nous avons réussi à traduire le vœu du parallélisme dans les actions à entreprendre sur le plan économique et financier. Notre ambition était de briser définitivement le cercle vicieux des préalables économiques et politiques. Entre l’opinion qui considère l’union monétaire comme le couronnement de l’intégration européenne et celle qui en ferait le moteur quasi tout puissant, nous avons essayé de tracer une ligne médiane. Je pense que les propositions sont dans la ligne des traités existants, qu’elles tendent précisément à assurer la réalisation de la plénitude de leurs objectifs. Aussi pour la première étape, pouvons-nous faire une grande partie du chemin sans modification des traités. Toutefois, une forte volonté politique doit accompagner ce processus tout au long de sa réalisation»26.


Le 29 octobre, la Commission des C.E. soumet au Conseil ses propres propositions inspirées du rapport Werner (qui n’avait pas une valeur contraignante), ainsi que deux projets de résolutions relatives à l’institution par étapes de l’Union économique et monétaire27. Il est à préciser que les propositions de la Commission s’articulent autour du rapport intermédiaire du comité Werner (validé le 29 mai 1970), qui avait parcouru tout le processus d’approbation communautaire. Les conclusions de ce rapport intérimaire, moins approfondies, voire même différentes (comme résultat partiel d’un processus encore en évolution), sont certainement beaucoup plus consensuelles et moins dérangeantes du point de vue politique que celles du rapport final.


Une comparaison synthétique entre le rapport Werner et les propositions de la Commission révèle une similitude sur bon nombre des points forts, mais avec des nuances. Il s’agit tout d’abord de la définition identique de l’objectif final et de l’affirmation du caractère irréversible de l’Union économique et monétaire, dont l’édification implique l’engagement politique des États membres. Dans ce processus, la première étape a un rôle décisif pour parvenir à une communauté de stabilité et de croissance. Vient ensuite le principe de parallélisme entre le renforcement de la coordination des politiques économiques et celui de la coordination des politiques monétaires. Tandis que le groupe Werner insiste sur les politiques monétaires, y compris sur leurs incidences sociales28, la Commission prête moins d’attention à ce domaine et estime plus modestes les progrès nécessaires pour la première étape. La nécessité d’adapter le traité de Rome, surtout en préparation de la deuxième phase, apparaît évidente et le transfert des responsabilités du niveau national au plan communautaire impératif. Contrairement au rapport Werner, qui met en avant la construction institutionnelle et des nouveaux organes communautaires, la Commission estime que ces transferts sont entièrement possibles dans le cadre des institutions existantes. Pourtant, il faudrait d’une part un réaménagement des compétences et des liaisons entre ces institutions et d’autre part entre celles-ci et les autorités nationales.


Lors de sa réunion du 8 et 9 février 1971, le Conseil des ministres des Communautés européennes marque son accord sur la réalisation de l’UEM29. La tâche du groupe Werner était achevée et il ne fut plus convoqué ou rétabli ultérieurement.


Après une période de blocage due principalement aux réactions de la France face au caractère jugé trop supranational du plan par étapes, le Conseil adopte formellement le 22 mars 1971 le programme de réalisation de l’Union économique et monétaire, appuyé par trois décisions spécifiques.

1L’achèvement du Marché commun se traduit par la résolution du litige relatif à la Politique agricole commune. Il est trouvé un compromis qui prévoit l'adoption des règlements financiers agricoles (demandée par la France) et l'augmentation des pouvoirs budgétaires du Parlement européen (exigée par les autres parties, avec l’Italie en chef de file). Les Six s’accordent également sur le principe d’un règlement financier en matière de ressources propres de la Communauté. Au titre de l'approfondissement communautaire, deux volets se profilent: la coopération en matière économique et monétaire, ainsi que la coopération politique. Les États membres acceptent l'élargissement de la Communauté par l’adhésion des quatre pays candidats: le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Irlande et la Norvège.

2Selon Raymond Barre: «Cette décision des chefs d'État et de gouvernement […] résultait d'un accord entre M. Pompidou et le chancelier allemand M. Willy Brandt et M. Monnet, que j'avais vu avant le sommet. Il m'avait dit qu'il intervenait personnellement, pour que l'affaire monétaire soit lancée à l'occasion de ce sommet». Cf. Entretien avec Raymond Barre, par Marie-Thérèse BITSCH, Éric BUSSIÈRE, Ghjiseppu LAVEZZI, Transcription. Paris, le 20 février 2004. Histoire de la Commission européenne. Coordonnateur du projet: Université catholique de Louvain (UCL, Louvain-la-Neuve). Dans le cadre du programme «Voix sur l’Europe: Histoire interne de la Commission européenne 1958-1973», ConsHistCom: 220 interviews de personnalités politiques européennes et hauts fonctionnaires de la Commission réalisées par les professeurs d’histoire chaire Jean Monnet.

3Cf. au point 8 du Communiqué final de la conférence: «[Les chefs d'État ou de gouvernement, ainsi que les ministres des Affaires étrangères des États membres des Communautés européennes] ont réaffirmé leur volonté de faire progresser plus rapidement le développement ultérieur nécessaire au renforcement de la Communauté et à son développement en une union économique. Ils sont d'avis que le processus d'intégration doit aboutir à une Communauté de stabilité et de croissance. Dans ce but, ils sont convenus qu'au sein du Conseil, sur la base du mémorandum présenté par la Commission le 12 février 1969, et en étroite collaboration avec cette dernière, un plan par étapes sera élaboré au cours de l'année 1970 en vue de la création d'une union économique et monétaire. Le développement de la coopération monétaire devrait s'appuyer sur l'harmonisation des politiques économiques. Ils sont convenus de faire examiner la possibilité d'instituer un fonds de réserve européen auquel devrait aboutir une politique économique et monétaire commune». In Bulletin des Communautés européennes, n° 1/1970, pp. 12-17.

4Suite à nos recherches dans divers fonds d’archives, nous avons identifié trois versions différentes portant sur la désignation de Pierre Werner comme président du groupe d’experts. Elles sont détaillées dans le corpus de recherche «Une relecture du rapport Werner du 8 octobre 1970 à la lumière des archives familiales Pierre Werner».

5La France était en désaccord avec ses cinq partenaires et la Commission européenne en raison du passage progressif du vote à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée prévue par le traité de Rome à partir de 1966. Pour marquer son opposition, le gouvernement français pratique la politique de «la chaise vide» et ne siège pas au Conseil des ministres du 1er juillet 1965 au 29 janvier 1966. En janvier 1966, le Grand-Duché est appelé à exercer la présidence du Conseil des ministres de la C.E.E. et Pierre Werner conduit ces réunions à Luxembourg. Le Premier ministre luxembourgeois, réputé pour sa nature consensuelle et ses bonnes relations personnelles avec toutes les parties en place, contribue de manière décisive à trouver un accord qui a sorti la Communauté de l’impasse. Il s’agit du «compromis de Luxembourg» ou des «retrouvailles de Luxembourg».

6Pierre Werner expose à ses collègues un premier aperçu comparatif sur les débats en matière d’intégration monétaire et les propositions avancées par les gouvernements belge (le plan Snoy), allemand (le plan Schiller) et luxembourgeois (le «premier plan Werner» ou le plan luxembourgeois en cinq points) ainsi que par la Commission de la C.E.E. (le deuxième plan Barre). Il propose que les idées et les propositions exprimées soient toujours abordées dans une approche comparative, en identifiant d’emblée les zones de consensus et les accords à atteindre. «Il faut consolider ce qui nous unit et négocier, en vue d’aplanir les divergences, autour de ce qui nous sépare». Il présente les priorités des travaux, à savoir fournir des idées et moyens pratiques pour atteindre les objectifs à court, moyen et long terme. Cf. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048 intitulée Intégration monétaire de l’Europe. Le Plan Werner: 1970.

7Il est établi que le groupe d’experts peut valablement délibérer si au moins cinq de ses sept membres sont présents (le secrétaire du groupe n’a pas le droit de vote) et que les décisions sont prises à la majorité simple. Le groupe s’efforcera de présenter des conclusions unanimes, mais tout membre peut demander que soit présentée une opinion minoritaire. Les délibérations sont considérées comme confidentielles et ne peuvent donner lieu qu’à des comptes rendus succincts.

8Choisis par chacun des titulaires du groupe Werner pour les assister durant les travaux, les membres suppléants du groupe d’experts sont: Jacques Mertens de Wilmars (belge, adjoint au baron Ansiaux, président du Comité des gouverneurs des banques centrales), Anthony Looijen (néerlandais, adjoint de Gerard Brouwers, président du comité de politique conjoncturelle), Jean-Michel Bloch-Lainé (français, adjoint de Bernard Clappier, président du comité monétaire), Hans Tietmeyer (allemand, adjoint de Johann Baptist Schöllhorn, président du comité de politique économique à moyen terme), Simone Palumbo (italien, adjoint de Gaetano Stammati, président du comité de politique budgétaire), Johnny Schmitz (luxembourgeois, adjoint au président Werner) et Jean-Claude Morel (adjoint de Ugo Mosca, directeur général des Affaires économiques et financières à la CEE).

9En matière de solidarité monétaire, deux visions différentes s’affrontent. Les économistes – les pays à monnaie forte (Allemagne, Pays-Bas) – estiment que la priorité doit revenir à la politique économique, dont la coordination devrait permettre le renforcement des économies plus faibles, avec comme résultat final un moindre recours à la solidarité monétaire. Ils soutiennent aussi l’élargissement des compétences des institutions communautaires. Les monétaristes – les pays à monnaie faible (France, Belgique) – considèrent la solidarité monétaire comme primordiale. L’intégration monétaire doit entraîner l'intégration économique, et la convergence des économies n'est plus une condition préalable, mais une conséquence de l'union monétaire. L’établissement d’un calendrier d’intégration monétaire devrait influencer favorablement, «raisonner» les acteurs économiques.

10«Le représentant allemand J.B. Schöllhorn, président du comité de politique économique à moyen terme, assisté par H. Tietmeyer, défendait d’emblée la thèse du préalable chronologique du ministre Schiller quant à la convergence des politiques économiques. Le président du Comité des gouverneurs des banques centrales, le baron Ansiaux (BNB), défendait la thèse monétariste avec une ardeur qui me surprenait alors. B. Clappier, président du comité monétaire, assisté par J.M. Bloch-Lainé, se ralliait à la thèse Ansiaux, comme également G. Stammati, président du comité de politique budgétaire. Brouwers, président du comité de politique conjoncturelle, était plus proche de Schöllhorn». WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, p. 126.

11À cette occasion, Gerard Brouwers présente La méthode de réalisation d'une union économique et monétaire, vue dans l'optique de la politique conjoncturelle, 6.477/II/70-F, Bruxelles: 3 avril 1970 (In Archives familiales Pierre Werner, réf. 048) et Johann Baptist Schöllhorn soumet Wirtschaftsunion als Grundlage der Währungsunion (Trad.: L’union économique comme fondement de l’union monétaire). Bonn: 2 avril 1970. In Archives familiales Pierre Werner, réf. 048.

12Le plan monétaire luxembourgeois du 24 février 1970, fondé sur les thèses que Pierre Werner a développées depuis 1962, prévoit la possibilité d’incorporer, dès la première étape, le concours mutuel dans le système des relations monétaires internationales en y affectant partiellement des droits de tirage spéciaux des différents pays membres et en les gérant en commun. Werner estime que c’est le premier pas vers la création d’un fonds de réserve et vers un appui concret au concours monétaire à moyen terme, lesquels feront l’objet d’une prochaine décision. Le baron Ansiaux s’approprie progressivement la vision luxembourgeoise et s’affirme dès le début des travaux du comité Werner comme porte-drapeau de la création d’un fonds de stabilisation des changes.

13Document de travail (réservé aux membres du groupe). Secrétariat du groupe «Plan par étapes». Bruxelles: 21 avril 1970. Archives historiques de la Commission européenne, BAC 375/1999 578, vol. 2, pp. 0168-0180.

14Rapport intermédiaire sur l’établissement par étapes d’une Union économique et monétaire (publiée dans Bulletin 7/1970, supplément, Journal officiel des Communautés européennes, n° C94 du 23 juillet 1970).

15Sur l’agenda du Conseil des ministres figurent notamment les projections pluriannuelles des budgets communautaires, l’utilisation de la politique budgétaire comme instrument de politique conjoncturelle et la nécessité d’une relance de l’harmonisation fiscale. Une section spéciale est consacrée aux problèmes résultant de l’intégration monétaire au sein de la Communauté et aux aspects monétaires internationaux. Le vice-président de la Commission de la C.E.E., les gouverneurs des banques centrales, les membres du comité monétaire, ainsi que le président du «Groupe de Dix» y sont également conviés.

16Cf. Projet de procès-verbal de la trente-cinquième conférence des ministres des Finances de la Commission des Communautés européennes qui s’est tenue à Venise les 29 et 30 mai 1970. Confidentiel. Commission des Communautés européennes. Direction générale des Affaires économiques et financières, réf. ORII/57/70-F, Bruxelles, 5 juin 1970. Archives historiques de la Commission européenne. Parmi les sujets suscitant des controverses figurent notamment le transfert des compétences en matière de politique monétaire du niveau national au niveau communautaire, la future architecture institutionnelle de la Communauté, six monnaies nationales vs une monnaie commune voire unique, une politique des banques centrales en matière d’intervention sur les marchés des changes, la création d’un Fonds de stabilisation des changes dès la première étape.

17Cette décision est entérinée par la session du Conseil des ministres des Finances qui se tient les 8 et 9 juin à Luxembourg.

18Communiqué rédigé par la présidence belge à l’issue du Conseil des ministres. Luxembourg: 8-9 juin 1970. Archives familiales Pierre Werner., réf. PW 048.

19Note manuscrite de Pierre Werner pour son discours à l’occasion du Conseil des ministres de la CEE. Luxembourg: 8-9 juin 1970. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 047. La réunion de Venise (29 mai) a été l’occasion de consultations informelles approfondies entre les membres du groupe Werner, les ministres des Finances et le vice-président de la Commission Raymond Barre. Les papiers privés Werner contiennent un document de réflexion intitulé Travaux supplémentaires du Groupe ad hoc «plan par étapes» à la suite de la conférence des ministres des Finances de Venise. Les notes manuscrites de Pierre Werner font état des propositions sur les pistes prioritaires du groupe ad hoc (recueillant le consensus de ses membres) et fait mention des intervenants pressentis à les traiter. Pour le conseil de Luxembourg (8-9 juin), les propositions ont été enrichies et assorties de mesures pratiques, pour se retrouver plus tard dans la feuille de route de l’approfondissement des travaux du plan Werner. Notons également que dans le cadre de la préparation de la réunion de Venise, Pierre Werner s’entretient à plusieurs reprises avec Jean Monnet, notamment au sujet de l’individualisation monétaire de la Communauté européenne, de l’institution d’un fonds de stabilisation des changes (matière dans laquelle il échange beaucoup avec Robert Triffin), ainsi que des influences politiques à activer (notamment auprès de Willy Brandt et des Allemands, ainsi qu’auprès des Néerlandais) pour obtenir le consensus autour du rapport Werner. À ce dernier propos, Werner travaille étroitement avec le baron Hubert Ansiaux et avec Bernard Clappier.

20Voir la section 1.1. Les piliers de sa pensée monétaire européenne.

21Cf. Note de Gerard Brouwers. Phase finale de l’union monétaire: transfert nécessaire de compétences nationales aux institutions communautaires. Communautés européennes, secrétariat du groupe «Plan par étapes». Bruxelles: 13351/II/70, 22.07.1970. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048.

22Cf. Projet de compte rendu de la huitième réunion du groupe ad hoc «Plan par étapes», 27 juillet 1970. Communautés européennes, secrétariat du groupe «Plan par étapes». Bruxelles: 14 août 1970, OR II/74-70-F. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048.

23Dès le lendemain de la réunion huitième réunion du groupe Werner, le secrétariat du groupe rédige, sous l’impulsion de G. Morelli, une version provisoire de l’avant-projet de rapport. Avant-projet de rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’union économique et monétaire de la Communauté. Communautés européennes, secrétariat du groupe «Plan par étapes». Bruxelles: 28 juillet 1970, OI II/72/70-F. Archives familiales Pierre Werner, réf. PW 048. Cette version est retravaillée par des suppléants du comité réunis en comité restreint, à savoir Mosca, H. Tietmeyer, A. Looijen et J.-M. Bloch-Lainé.

24Dès la fin de la réunion du 11 septembre, le secrétariat du groupe s’attelle à la mise à jour du projet de rapport, intégrant la structure et les conclusions ayant été dégagées. Le premier jet date du 14 septembre et le deuxième du 18 septembre 1970, mais ces documents évoluèrent par la suite. D’abord, suite aux contributions de H. Tietmeyer, A. Looijen et J-M. Bloch-Lainé, qui sont également intervenus dans l’élaboration du projet de rapport intérimaire et qui, cette fois-ci, se rencontrent le 17 septembre 1970 en comité restreint. Le 29 septembre, le groupe d’adjoints se réunit au complet à Bruxelles, sous la direction de J. Mertens de Wilmars. Au fur et à mesure de la rédaction, Werner reçoit les versions de travail successives du projet de rapport final en y apportant des suggestions et commentaires que le secrétariat du groupe intègre progressivement.

25«[…] Schöllhorn insistait pour que l’on ne proposât la création du fonds de stabilisation qu’au cours de la deuxième étape, qui d’ailleurs devait être précédée d’un examen approfondi. Au risque de compromettre l’unanimité, je me voyais obligé de raidir mon attitude. J’étais convaincu qu’un plan ne prévoyant aucune innovation monétaire pendant les trois premières années, consacré uniquement à promouvoir des procédures d’harmonisation des politiques économiques et budgétaires sans accompagnement de stimulants monétaires, risquait l’enlisement dans les palabres communautaires. […] D’ailleurs, les propositions de Raymond Barre requéraient un dispositif financier nouveau. Le plan, auquel les membres du groupe proposaient d’attacher mon nom, ne pouvait pas faire abstraction de mes initiatives antérieures en la matière. Je demandais donc avec fermeté que la création du Fonds fût envisagée dès la première étape. Mon point de vue fut appuyé par Ansiaux et Clappier. L’opposition restait néanmoins forte.» Cf. WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, p. 130.

26Déclaration de Pierre Werner au Conseil des ministres. Luxembourg: 26 octobre 1970. In Bulletin de documentation (dir. de publication). Luxembourg: Service Information et Presse, ministère d'État, 26.10.1970, n° 6, 26e année.

27Communication et propositions de la Commission des Communautés européennes au Conseil relatives à l’institution par étapes de l’Union économique et monétaire, document COM(70)1250, 29.10.1970. In Journal officiel des Communautés européennes, annexe C 140 du 26 novembre 1970, supplément au bulletin 11/1970, Luxembourg, 11 novembre 1970, p. 1.

28«L’évolution des revenus dans différents pays membres sera suivie et discutée au niveau communautaire avec la participation des partenaires sociaux». Cf. Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’Union économique et monétaire dans la Communauté (rapport Werner). Luxembourg, 8 octobre 1970, supplément au bulletin 11/1970, p. 3.

29Communication à la presse. Conseil des Communautés européennes, secrétariat général, D.G. II Affaires économiques et monétaires, réf. 304/71. Bruxelles: 09.02.1971, pp. 0255-0271. Archives familiales Pierre Werner.

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