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Le sommet de La Haye (1er- 2 décembre 1969): achèvement, élargissement, approfondissement

Le sommet de La Haye (1er-2 décembre 1969): achèvement, élargissement, approfondissement


Moment décisif dans le processus de la construction européenne, le sommet de La Haye se déroule les 1er et 2nd décembre 1969 sous les auspices du triptyque «achèvement, élargissement, approfondissement». Cette réunion est convoquée à l’initiative du président français Georges Pompidou1.


L’achèvement (du Marché commun) se traduit par la résolution du litige relatif à la politique agricole commune2. Il est trouvé un compromis qui prévoit l'adoption des règlements financiers agricoles, demandée par la France et l'augmentation des pouvoirs budgétaires du Parlement européen, exigée par les autres parties, notamment par l’Italie. Les Six s’accordent également sur le principe d’un règlement financier en matière de ressources propres de la Communauté3.


Au titre de l'approfondissement communautaire, deux volets se profilent: la coopération en matière économique et monétaire4, ainsi que la coopération politique5.


Le premier volet préconise la création d'une union économique et monétaire, dont les contours seront préfigurés par un plan par étapes (le rapport Werner) que le Conseil, en étroite collaboration avec la Commission, se propose d’élaborer au cours de l’année 19706. Le premier plan Barre (12 février 1969), sert de travaux préparatoires7.


Le deuxième volet vise à définir les progrès envisageables en matière d'unification politique. Prend ainsi corps un comité composé des directeurs politiques des six ministères des Affaires étrangères, sous la présidence du Belge Étienne Davignon8, qui doit dégager des propositions sur des questions de politique étrangère.


Les États membres acceptent l'élargissement de la Communauté, par l’adhésion des quatre pays candidats: le Danemark, la Grande-Bretagne, l’Irlande et la Norvège. Ce principe est assorti de conditions d'admission obligatoires: les candidats doivent accepter «les traités et leur finalité politique, les décisions intervenues depuis l’entrée en vigueur des traités et les négociations prises dans le domaine du développement».


Le lien entre l’approfondissement et l’élargissement est précisé dans les termes suivants: afin d’élargir la Communauté, il faut au préalable renforcer l'intégration pour faciliter la gouvernance. La Commission conçoit l’approfondissement d’une façon plus ample, envisageant le développement des compétences et le renforcement des institutions communautaires. Mais «les Cinq ne tiennent pas à multiplier les domaines de coopération dans l’immédiat afin de ne pas rendre plus difficile l’adhésion britannique»9.


La relance de la construction européenne à la fin de l'année 1969 porte indubitablement la marque d’un nouveau leadership, de deux personnalités qui arrivent presque simultanément au pouvoir: Georges Pompidou en France et Willy Brandt10 en Allemagne. Proche de la Grande-Bretagne et des milieux financiers et industriels, avec une vision atlantiste beaucoup plus souple que celle de son prédécesseur, Georges Pompidou souhaite sortir définitivement la France de son isolement diplomatique au sein de la Communauté et donner ainsi une nouvelle impulsion à la construction européenne. Le nouveau chancelier allemand Willy Brandt envisage de s’engager sur la voie de la diplomatie active et une coopération exemplaire avec la France constitue un élément essentiel de sa politique étrangère. Dans une lettre datée du 27 novembre 1969, Brandt fit part à Pompidou des objectifs qu’il tenait pour prioritaires en vue de la conférence qui allait se tenir et dont la réalisation paraissait tout à fait possible […]: l’accord de principe pour le règlement définitif du financement de la politique agricole, une décision commune sur les négociations concernant l’adhésion de la Grande-Bretagne et la mise en place d’un «Fonds européen de réserve». Brandt était un fédéraliste européen convaincu et très favorable à l’union économique et monétaire, tout comme Gaston Eyskens11 (Belgique) et Pierre Werner (Luxembourg). Il était membre du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe de Jean Monnet12, qu’il a consulté avant de préparer le sommet de La Haye et Monnet a fait appel à Robert Triffin13 qui a rédigé la proposition pour un Fonds monétaire européen.


Hostile à la supranationalité, le président Pompidou avait imaginé la conférence de La Haye exclusivement intergouvernementale. Il doit céder et, au deuxième jour de la réunion, la Commission est conviée aux débats. À l’issue du sommet, Paris accepte que la Commission représente les Six dans les négociations d'adhésion avec la Grande-Bretagne. De plus, l'obtention de ressources propres à la CEE est une avancée pour la dynamique supranationale. Mais, à ce sommet, la voix de la Commission n'est pas déterminante et se trouve marginalisée par cette pratique intergouvernementale, institutionnalisée en 1974.


Avant l’ouverture du sommet de La Haye, Pierre Werner, qui considérait le vecteur monétaire comme un axe prioritaire de l’intégration européenne, présente la position officielle du Luxembourg14. Des progrès sont attendus sur l’achèvement des Communautés, sur leur élargissement géographique, et sur leur renforcement matériel et institutionnel. Le point central de cette déclaration et de la vision luxembourgeoise est toutefois la coopération monétaire. «La réalisation des conditions d’une union économique suppose un développement parallèle de la programmation économique et de la programmation des politiques de conjoncture. On considère souvent la réalisation de ces derniers objectifs comme préalable chronologique de l’intégration monétaire. […] À force de refuser une certaine discipline monétaire à caractère communautaire, il y a des fortes chances que la politique conjoncturelle coordonnée ne voit jamais le jour. […] L’union économique et monétaire, loin de vouloir uniformiser et régler toutes les modalités d’une politique définie, devrait essentiellement se baser sur l’acceptation des disciplines fondamentales, garantissant la prise en considération des intérêts communs à tous les partenaires».


Aux yeux de Pierre Werner, réaliser des progrès décisifs vers l’union monétaire ne nécessiterait pas d’entamer la souveraineté nationale des pays communautaires, vu que, comme «l’histoire des confédérations et fédérations montre à suffisance, le dernier bastion de la souveraineté nationale n’est pas la monnaie, mais l’impôt, en tant que distributeur du revenu national»15. Jusqu’à l’achèvement de l’objectif d’une monnaie européenne de réserve, des parités quasi-fixes entre les monnaies européennes devraient être maintenues. D’éventuels changements ne seraient possibles qu’en suivant des procédures d’approbation communautaires, où les consultations préalables seraient de rigueur. Parallèlement, «l’unité de compte européenne inscrite dans le traité devra se généraliser comme dénominateur commun des transactions entre les Six»16. Pierre Werner va encore plus loin, en suggérant une attitude communautaire concertée à l’échelon international. Il propose ainsi la mise sur pied d’un fonds monétaire européen destiné à gérer les opérations de concours mutuel et les crédits monétaires consentis à des pays tiers. Une attitude commune et une gestion en commun des droits de tirage spéciaux sur le Fonds monétaire international sont également proposées, tout comme la fusion des quotas au Fonds monétaire international. Pour ces aboutissements, la durée d’une décennie paraissait longue au président du gouvernement luxembourgeois, mais fixer une période réelle semblait prématuré. «Quoi qu’il en soit, la délégation luxembourgeoise serait heureuse de voir figurer dans notre communiqué l’allusion à la volonté de réaliser une union monétaire endéans une période à fixer par la mise en place successive d’arrangements, de mécanismes ou d’organismes appropriés, s’appuyant sur la coordination des politiques économiques qu’ils sont appelés à stimuler»17.


La réunion de La Haye s’achève avec un bilan positif et ouvre de nouvelles perspectives de la construction européenne qui attisent l’élan communautaire.

1POMPIDOU, Georges Jean Raymond (1911-1974): Universitaire (normalien et agrégé de lettres) et homme d’État français. Directeur général de la Banque Rothschild (1956-1962); directeur du cabinet du général de Gaulle (1958-1959); député à l'Assemblée nationale (1968-1969); membre du Conseil Constitutionnel (1959-1962); Premier ministre (1962-1968); président de la République française (1969-1974).

2Cf. points 5 à 7 du Communiqué final de la conférence:

*5. «En ce qui concerne l'achèvement des Communautés, les chefs d'État ou de gouvernement ont réaffirmé la volonté de leurs gouvernements de passer de la période de transition au stade définitif de la Communauté européenne et d'arrêter, en conséquence, les règlements financiers définitifs agricoles à la fin de l'année 1969. Ils conviennent de remplacer progressivement, dans le cadre de ces règlements financiers, en tenant compte de tous les intérêts en cause, les contributions des pays membres par des ressources propres dans le but d'arriver, à terme, au financement intégral du budget des Communautés, conformément à la procédure prévue à l'article 201 du traité instituant la CEE, et de renforcer les pouvoirs budgétaires du Parlement européen. Le problème du mode d'élections directes continuera à être examiné par le Conseil des ministres».

*6. «Ils ont demandé aux gouvernements de poursuivre sans tarder au sein du Conseil les efforts déjà entrepris pour assurer une meilleure maîtrise du marché, par une politique de productions agricoles permettant de limiter les charges budgétaires».

*7. «L'acceptation d'un règlement financier pour la période définitive n'exclut pas son adaptation à l'unanimité en fonction notamment d'une Communauté élargie et à condition que le principe de ce règlement ne soit pas altéré». In Bulletin des Communautés européennes, n° 1/1970, pp. 12-17. (Document consulté le 11 décembre 2013.)

3Le traité signé le 21 avril 1970 (et appliqué à partir du 1er janvier 1971) prévoit la substitution progressive au cours des années 1970 des contributions des États membres par des ressources propres incluant les prélèvements agricoles, les droits de douane sur les produits importés dans la Communauté et une part des recettes de TVA plafonnées à 1 %. Il faudra attendre le 1er janvier 1978, après une période de transition de sept ans, pour que les Communautés disposent des ressources propres. Cf. Décision du Conseil, du 21 avril 1970, relative au remplacement des contributions financières des États membres par des ressources propres aux Communautés.

4Cf. au point 8 du Communiqué final de la conférence: «[Les chefs d'État ou de gouvernement, ainsi que les ministres des affaires étrangères des États membres des Communautés européennes] ont réaffirmé leur volonté de faire progresser plus rapidement le développement ultérieur nécessaire au renforcement de la Communauté et à son développement en une union économique. Ils sont d'avis que le processus d'intégration doit aboutir à une Communauté de stabilité et de croissance. Dans ce but, ils sont convenus qu'au sein du Conseil, sur la base du mémorandum présenté par la Commission le 12 février 1969, et en étroite collaboration avec cette dernière, un plan par étapes sera élaboré au cours de l'année 1970 en vue de la création d'une union économique et monétaire. Le développement de la coopération monétaire devrait s'appuyer sur l'harmonisation des politiques économiques. Ils sont convenus de faire examiner la possibilité d'instituer un fonds de réserve européen auquel devrait aboutir une politique économique et monétaire commune». Ibid. Bulletin, n° 1/1970, pp. 12-17.

5Cf. au point 15 du Communiqué final de la conférence: «[Les chefs d'État ou de gouvernement, ainsi que les ministres des affaires étrangères des États membres des Communautés européennes] ont chargé les ministres des affaires étrangères d'étudier la meilleure manière de réaliser des progrès dans le domaine de l'unification politique, dans la perspective de l'élargissement. Les ministres feront des propositions à ce sujet avant le mois de juillet 1970». Ibid. Bulletin, n° 1/1970.

6Voir la section 3. Intitulée « Le rapport Werner – élaboration et tentatives de mise en œuvre (1970-1974).

7Étudiant la question d’une union économique et monétaire, ce mémorandum indiquait les moyens de préparer une action communautaire en matière de politiques économiques et de soutien monétaire. Il préconisait la concertation des politiques économiques à moyen terme, la coordination des politiques conjoncturelles et la création d’un mécanisme communautaire de soutien monétaire automatique. Voir MAES, Ivo. Projets d’intégration monétaire à la Commission européenne. In BUSSIERE, Éric; DUMOULIN, Michel (dir.). Milieux économiques et intégration européenne en Europe occidentale au XXe siècle. Arras: Artois Presses Université, 1998. pp. 35-50.

8DAVIGNON, Étienne (n.1932): Juriste et diplomate belge. Attaché de cabinet du ministère des Affaires étrangères (1961); chef de cabinet des ministres Spaak et Harmel (1964-1966; 1966-1969); directeur des affaires politiques du ministère des Affaires étrangères (1969-1976); président d’une commission d’experts ayant rédigé un rapport consacré aux problèmes de l'unification politique européenne (rapport Davignon, 1970); président du comité exécutif de l'Agence internationale de l'énergie (1974-1977); membre de la Commission des Communautés européennes (1977-1981); vice-président de la Commission européenne (1981-1985); président de l'Association pour l'union monétaire de l'Europe (1991-...).

9BITSCH, Marie-Thérèse. Histoire de la construction européenne. De 1945 à nos jours. Bruxelles: ÉditionsComplexe, 2008, p. 177.

10BRANDT, Willy (1913-1992): Homme politique allemand social-démocrate. Député social-démocrate au Bundestag (1949-1957; 1961; 1969-1992); bourgmestre régnant de Berlin (1957-1966); président du Parti social-démocrate (SPD) (1964-1987); ministre des Affaires étrangères de la République fédérale d’Allemagne (1966-1969); chancelier de la République fédérale d’Allemagne (1969-1974); président de l'Internationale socialiste (1976-1992); président de la «Commission Nord-Sud» (1977-1983); membre du Parlement européen (1979-1982). Lauréat du Prix Nobel de la Paix (1971).

11EYSKENS (Vicomte), Gaston (1905-1988): Universitaire et homme politique belge. Député catholique pour l'arrondissement de Louvain (1939); ministre des Finances (1945, 1947, 1965); Premier ministre (1949-1950; 1958-1960; 1060-1961; 1968-1972; 1972-1973); ministre d'État (depuis 1963).

12MONNET, Jean (1888-1979): Homme politique français. Secrétaire général adjoint de la SDN (1919-1923); membre du Conseil anglo-américain de production d'armement aux États-Unis (1940-1943); commissaire général au plan de modernisation et d'équipement (1947-1952); inspirateur du Pool du charbon et de l'acier (1950); président de la Haute Autorité de la CECA (1952-1955); animateur du Comité d'action pour les États-Unis d'Europe (1955-1975).

13TRIFFIN, Robert (1911-1993): Universitaire et économiste belgo-américain. Docteur en droit et licencié en sciences économiques de l’Université catholique de Louvain (Belgique), il est nommé assistant à l’Université Harvard, aux États-Unis (1938). Membre du Board of the Federal Reserve System à Washington (1942) où il se consacre à la coopération avec les pays de l’Amérique Latine. Recruté par le Fonds monétaire international (1946), il passe en 1949 au service de l’administration du plan Marshall (ECA), où il se révèle l’un des principaux concepteurs et négociateurs de l’Union européenne des paiements qui voit le jour en 1950. En 1951, il rejoint le département d’économie de l’Université de Yale. Il se consacre ensuite à l’enseignement et aux missions de consultance pour divers organismes nationaux ou internationaux. Ses deux ouvrages majeurs sont Europe and the Money Muddle (1957) et Gold and the Dollar Crisis (1960). Son énonciation de ce qui sera connu comme le «dilemme de Triffin» l’établit comme un expert incontournable. Il est d’ailleurs consulté à cette époque tant par l’administration présidentielle américaine que par le comité d’action pour les États-Unis d’Europe de Jean Monnet. Source: https://www.uclouvain.be/122304.html (consultée le 10 décembre 2013).

14WERNER, Pierre. Déclaration de Monsieur Pierre Werner, ministre d‟État, président du gouvernement luxembourgeois, faite à la Conférence des chefs d‟État ou de gouvernement. La Haye: 1er décembre 1969. In Bulletin de documentation, n° 14 du 10 décembre 1969. Luxembourg: Service Information et Presse, ministère d‟État du Grand-Duché de Luxembourg, décembre 1969, pp. 3-7. (Document consulté le 10 décembre 2013.)

15Ibid.

16Ibid.

17Ibid.

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