Themendossier

La monnaie: institution sociale et "bien public"

La monnaie: institution sociale et «bien public»

Une institution sociale

La monnaie n'est pas un objet naturel mais une institution sociale créée par les hommes. Elle ne surgit pas spontanément au sein de toute collectivité humaine. Elle est suscitée en réponse à l’existence d’un besoin, celui d’organiser et de sécuriser les transactions économiques entre les membres d’une société donnée. C'est-à-dire que la monnaie «s'invente» lors de la transformation d'une société réduite, archaïque, autarcique, en une société urbanisée marquée par une spécialisation des fonctions entre les individus1. Une telle société ne peut se satisfaire du système du troc: celui-ci peut demeurer un moyen d'échange mais à titre marginal par rapport au système de la monnaie. Le troc ne permet qu'un échange structurellement restreint insuffisant en soi pour couvrir les besoins de consommation de la collectivité.

Dans le troc, l’absence d’un élément commun d’appréciation de la valeur des biens soumis à l’échange, conduit à ce qu’il existe autant de prix que de couples de biens2. Un tel système réalise un rapport relatif de valeurs entre deux biens. Pour reprendre l’exemple d’Aristote dans Éthique à Nicomaque, une maison vaudra tantôt X paires de chaussures tantôt Y kilos de pommes3. Un tel système gêne le développement de l’échange à grande échelle, la rencontre sur le marché d’offreurs et d’acheteurs, puisque s’il existe n biens, il y aura n.(n-1)/2 prix relatifs.

Le troc suppose également l’existence d’un désir symétrique entre les deux parties à la transaction: pour que le cordonnier puisse acheter une maison en échange de paires de chaussures, encore faut-il que le vendeur en ait besoin dans la proportion correspondante au prix relatif. Peut-être le vendeur aura-t-il aussi un besoin de vêtements. Cette asymétrie n’interdit pas que la vente se réalise, mais cela suppose que le cordonnier trouve préalablement un tisserand prêt à échanger des vêtements contre des chaussures dans une proportion suffisante. Dans un tel environnement, la fluidité des échanges s’en trouve heurtée et la réalisation des transactions particulièrement compliquée.

Enfin la réalisation de la transaction est freinée par la nature le plus souvent périssable des biens échangés. La lenteur de l’acheminement des produits agricoles interdit toute transaction à terme pour n’autoriser que les transactions immédiates ou à brève échéance et locales. Pour qu’un tel mode d’approvisionnement perdure il importe que la collectivité puisse subvenir de façon quasi-autonome et dans l’instant à ses propres besoins – situation que conteste Platon lorsqu’il indique que de la même façon qu’un homme ne peut se suffire à lui-même, une cité ne saurait se suffire à elle-même et doit entrer en commerce avec d’autres cités4.

La monnaie apporte une solution définitive à ces trois difficultés. Elle est un bien considéré au sein de la communauté comme «la mesure de toute chose» et permet, ce faisant, l’établissement d’une équivalence proportionnelle entre les éléments échangés, condition de la justice dans les transactions: la monnaie est unité de compte. Elle est aussi le bien dont le versement au créancier au titre du paiement parachève la transaction en éteignant intégralement la dette, ainsi que, par voie de conséquent, l’incertitude sur l’exécution respective de leurs obligations par les parties à l’échange: la monnaie est instrument de règlement. Cette force libératoire de la monnaie conduit à ce que la monnaie constitue «une sorte de garantie» pour son détenteur: la monnaie est une réserve de pouvoir d’achat. Les avantages de la monnaie sont tels qu'aucune société fondée sur l'échange qui l'a adoptée n'y a jamais renoncé par la suite.

Un bien public

Créée par besoin, la monnaie participe au bon fonctionnement des relations économiques. Elle est en cela un instrument public, à savoir qu'elle concerne le peuple dans son ensemble, la collectivité. Cette circonstance n'interdit pas que des particuliers produisent leur propre monnaie et l'utilisent dans leurs relations avec les partenaires qui l'acceptent: les S'miles permettent à leurs détenteurs l'achat de billets de transport auprès des sociétés aériennes participantes5. Cependant, ces monnaies privées demeurent enfermées dans leur origine conventionnelle et ne font la loi qu’entre les parties les ayant acceptées. Elles ne permettent pas une pleine libération des échanges. Seule le peut la monnaie publique, c'est-à-dire la monnaie dont les propriétés sont définies et garanties par la loi. La loi revêt la monnaie de ses propriétés de norme générale et impersonnelle, elle lui permet d’être juridiquement la mesure de toute chose. La nature légale de la monnaie généralise et rend obligatoire ce qui pouvait être au départ un simple usage privé. «C’est pour cela qu’elle porte ce nom de monnaie [nomisma], dit Aristote, parce qu’elle tient, non pas à la nature, mais à la loi [nomos].» Le grand juriste français du xvie siècle, Jean Bodin ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit que «le droit de monnayage est de la même essence que la loi.»6 Ainsi, la monnaie légale aura seule cours légal sur le territoire de la communauté politique concernée, cette règle étant d'ordre public. Ce lien indissociable entre communauté, développement économique, loi et monnaie est au cœur d'un échange célèbre entre Adimante et Socrate et dont Platon rend compte:

«-Mais quoi? dans la cité même, comment les hommes échangeront-ils les produits de leur travail? C’est en effet pour cela que nous les avons associés en fondant une cité.
-Il est évident, dit [Adimante], que ce sera par vente et par achat.
-D’où nécessité d’avoir une agora et de la monnaie, symbole de la valeur des objets échangés.»7

La monnaie est ce que le souverain indique être comme telle. Juridiquement, tout bien, qu'il soit matériel (coquillage, métal précieux: la monnaie est dite «fiduciaire») ou immatériel (écriture: la monnaie est dite «scripturaire»), apte à remplir les fonctions d’unité de compte, d’échange et de réserve de valeur, est donc une monnaie, dès lors que l’autorité publique en décide ainsi par un acte performatif, la loi. Le règlement n°974/98 du Conseil du 3 mai 1998 énonce qu’«avec effet à partir des dates respectives d’adoption de l’euro, la monnaie des États membres participants est l’euro. L’unité monétaire est un euro. Un euro est divisé en cent cents.» Cette règle est reproduite en droit français à l’article 111-1 du code monétaire et financière: «La monnaie de la France est l’euro. Un euro est divisé en cent centimes.» Au Grand-Duché du Luxembourg, la loi du 23 décembre 1998 énonce tout aussi sobrement que le statut monétaire du pays est «celui d'un État membre de la Communauté européenne qui a adopté la monnaie unique, l'euro.»8

L'exigence d'un acte performatif de la puissance publique n'explique pas à elle-seule l'appropriation publique dont la monnaie fait l'objet. Elle est «l'une des vraies marques de la souveraineté», selon l'expression de Jean Bodin. Dans son arrêt «Maastricht I» du 9 avril 1992, le Conseil constitutionnel français voit dans la politique monétaire et son volet externe, la politique de change, «des compétences propres dans un domaine où sont en cause les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale9 (nous soulignons) Cette appropriation se justifie par la contribution de la monnaie à l'ordre économique et social. En même temps, étant le médium privilégié pour toute transaction, la monnaie est un moyen de communication de premier choix pour l'autorité qui l'émet. La monnaie porte la marque du souverain, au sens propre comme figuré. C'est dans un contexte de crise politique et institutionnelle que César inaugure en 44 a. C. la série des effigies monétaires impériales en faisant figurer son portrait sur les deniers romains, l'objectif étant de réaffirmer sa légitimité et son autorité10. La mise sous le boisseau des baronnies locales par le roi français Louis IX (Saint-Louis) au XIIIe siècle s'accompagne de l'imposition de la monnaie royale, la livre tournois, dans tout le royaume. De façon similaire, la Banque centrale européenne marque de son sceau les billets en euro, en y faisant reproduire la signature de son président.

Cette appropriation publique présente aussi un intérêt financier. La monnaie est une source de financement à la disposition immédiate du souverain, selon l'image de la «planche à billets». Elle est aussi une source de revenu à travers le droit de seigneuriage. Ce droit correspond à la différence entre le prix des matières employées pour la production des pièces et billets et la valeur faciale qui leur est assignée. En 2012, le revenu monétaire dégagé de l’émission de billets en euro s’est élevé à 633 millions d’euro répartis entre la BCE (8%) et les banques centrales nationales des États membres de la zone euro11. Enfin, la monnaie est un instrument commode pour permettre aux individus de se libérer de leurs dettes fiscales.

Partant, toute atteinte à l'intégrité de la monnaie est une atteinte portée à l'ordre public. Elle remet en cause la confiance que les utilisateurs ont dans la capacité de la monnaie à remplir ses fonctions. Le droit pénal français classe le faux-monnayage parmi les crimes contre la nation, l’État et la paix publique. Ce dernier prévoit en son article L. 442-1 une peine de trente ans de réclusion criminelle (avec une période de sûreté de quinze ans) et une amende de 450 000 euro à l’encontre des faussaires de pièces et de billets de banque. S'ils retiennent des peines moins lourdes, les codes pénaux des autres États membres (Luxembourg, Belgique, Italie par exemple) classent le faux-monnayage parmi les les crimes et délits contre «la foi publique»12.

1Braudel, Fernand, À propos des origines sociales du capitalisme, dans Mélanges Émile James. La monnaie et l’économie de notre temps. Paris, Cujas, 1974, pp. 93-102.

2Faugère, Jean-PierreLa monnaie et la politique monétaire, Paris, Seuil, 1996, Coll. Mémo, p. 13.

3Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre V, 1132 b 21-30, pp. 246 et s.

4Platon, La République, Paris, GF Flammarion, 1966, réimp. 1993, spéc. Livre II, 371-b, pp. 118-120.

5Près de 5 000 monnaies privées ou complémentaires existeraient à travers le monde en 2012. Voy. Les monnaies complémentaires, une alternative au système bancaire, Novethic.fr, 12 avril 2012. [URL] http://www.novethic.fr/novethic/isr_investissement_socialement_responsable,acteurs,des_monnaies_complementaires_comme_alternative_monopole_systeme_bancaire,136953.jsp. Consulté le 31 juillet 2013.

6Bodin, Jean, Les six livres de la République, Lyon, Jean de Tournes, 1579, spéc. Livre Ier, chap. XI, p. 323

7Platon, La République, Paris, GF Flammarion, 1966, réimp. 1993, spéc. Livre II, 371-b, p. 120.

8Loi du 23 décembre 1998 relative au statut monétaire et à la Banque centrale du Luxembourg, Mémorial A n°112 du 24 décembre 1998, p. 2980.

9Conseil constitutionnel, Décision n°92-308 DC du 9 avril 1992. [URL] www.conseil-constitutionnel.fr/decision/1992/92308dc.htm. Consulté le 01 août 2013.

10Suspène, Arnaud, En guise d'introduction: les enseignements du portrait monétaire de César, Cahiers des études anciennes, XLIX, 2012, pp. 7-18. [URL] http://etudesanciennes.revues.org/

11Banque centrale européenne, Rapport annuel 2009, Francfort-sur-le-Main, BCE, avril 2010, p. 251.

12Articles 162 à 171 du code pénal luxembourgeois; articles 160 à 170 du code pénal belge; articles 453 à 463 du code pénal italien.

Im PDF-Format einsehen