European cooperation and political unification
Coopération et unification politique européenne (1960-1969)
«Pour un pays européen de la taille du Grand-Duché et pour les hommes qui le représentent, l’intégration politique et économique de l’Europe a primé […] toute autre préoccupation internationale. Même [lorsque le Luxembourg était sollicité] par des problèmes transcendant le continent européen, la dimension de la concertation européenne ne pouvait en général être méconnue»1.
Devenu, le 2 mars 1959, Premier ministre du Luxembourg, Pierre Werner s’implique de manière particulièrement active dans les affaires extérieures et européennes. Cette fonction, qui est combinée avec d’autres portefeuilles ministériels pour des domaines considérés comme prioritaires – dont notamment les Finances (1959-1964 et 1969-1974), le Trésor (1964-1969 et 1979-1984), les Affaires étrangères et la Justice (1964-1967) – lui permet d’être constamment présent sur la scène internationale et d’intervenir dans des moments cruciaux de la construction européenne. La «bataille des sièges» de 1965, la consécration du Luxembourg comme l’une des trois capitales permanentes des institutions communautaires, le «compromis de Luxembourg» de 1966 et le rapport Werner de 1970 comptent parmi les réalisations pour lesquelles la contribution du Premier ministre luxembourgeois est décisive2. Pierre Werner participe à tous les grands débats portant sur de nouveaux domaines de la coopération européenne, dont le projet d’Union politique de l’Europe.
Après l’échec de ses projets portant sur la réforme de l’OTAN, le général de Gaulle concentre ses efforts sur la réalisation d'une Europe politique et en juillet 1960 fait part de ses réflexions au chancelier allemand Adenauer. Avec l’objectif de limiter au maximum les pouvoirs supranationaux de la Communauté en allant vers une Europe des États, le général propose des rencontres régulières entre ministres, chefs d'État ou de gouvernement des Six et hauts fonctionnaires afin de discuter de certaines questions politiques, économiques, culturelles et de défense. Il suggère également d'adjoindre à ces réunions une assemblée consultative composée de parlementaires nationaux. De Gaulle compte sur la force d'entraînement du couple franco-allemand pour emporter l'adhésion des autres partenaires européens. Malgré l'accueil réservé du chancelier et les divergences de vue des partenaires au sujet de l’adhésion britannique s’en suivent les premières négociations communautaires.
Lors du sommet de Paris des 10 et 11 février 1961, les Six décident d’entamer le développement de leur coopération politique. Prend ainsi corps une Commission intergouvernementale d'études chargée d'étudier les modalités d'une éventuelle coopération diplomatique et politique entre les États membres de la Communauté économique européenne (CEE). La présidence de cette commission est confiée à Christian Fouchet, diplomate français et ancien député gaulliste. Quelques mois plus tard, réunis à Bad Godesberg, près de Bonn, le 18 juillet 1961, les Six réitèrent leur intention de créer une Union politique sans pour autant la définir.
Le Plan Fouchet I est présenté le 19 octobre 1961. Il s’agit d’un projet de traité établissant une union d'États indissoluble fondée sur la coopération intergouvernementale et le respect de l'identité des peuples et des États membres. Ce projet stipule l’établissement, en marge des traités communautaires, d’une coopération en matière de politique étrangère et de défense, de science, de culture et de protection des droits de l'homme. Sur le plan institutionnel, le plan envisage la création d'un Conseil composé de chefs d'État ou de gouvernement qui se réunit trois fois par an et qui statue à l'unanimité. Un Conseil des ministres des Affaires étrangères est chargé d'assurer l'intérim. L'Assemblée des Communautés est dotée d’un rôle consultatif. Le Conseil sera assisté d'une commission formée de diplomates des pays membres représentant leur gouvernement. Le plan établit une distinction entre les compétences de la Communauté et celles de l'Union politique à créer. Parmi les dispositions annexes, le traité prévoit que l’adhésion d’un nouveau membre doit être ratifiée à l’unanimité du Conseil, et qu’une révision du traité doit avoir lieu trois ans plus tard, afin de renforcer l’Union et de centraliser les exécutifs européens (CEE, Euratom, CECA et Union politique).
Werner affirme le soutien aux efforts tendant à établir une coopération politique européenne, tout en soulignant que son gouvernement restera vigilant quant au maintien de l’édifice supranational et quant au respect des traités de Paris et de Rome. Si la délégation luxembourgeoise, ensemble avec les Allemands et les Italiens, considère le plan Fouchet I comme un point de départ valable des discussions, les Néerlandais, soutenus par les Belges, ne sont pas du même bord. Ces deux délégations insistent pour intégrer les Britanniques dans les pourparlers sur l’union politique, et ce parallèlement aux négociations sur l’adhésion britannique aux traités de Paris et de Rome. Notons que la demande d’adhésion britannique avait été introduite quelques jours après le sommet de Bonn, à savoir le 31 juillet 1961. De surcroît, les Pays-Bas expriment leurs craintes de voir une Europe de type confédérale dominée par le couple franco-allemand, et par ailleurs détachée de la protection dont elle bénéficie à l’OTAN. Les partenaires de la France finissent par s'opposer à cette version du plan car certains craignent une domination française dans les relations extérieures des Six. Ils refusent aussi d'accentuer le caractère intergouvernemental des institutions, y voyant une menace pour l'indépendance et le caractère supranational des organes communautaires. Le plan Fouchet I échoue et pour surmonter ce blocage, la commission Fouchet apporte des modifications au document initial.
Le 4 décembre 1961, le gouvernement français remet à ses partenaires un nouveau projet – le plan Fouchet II. Avec peu de différences par rapport à l’ancien, le nouveau texte propose le remplacement de la Commission politique européenne par un Secrétariat général indépendant, ainsi que le renforcement des pouvoirs de l’assemblée parlementaire. Les références et les liens avec l’OTAN et le traité de Rome sont rendus plus explicites. En outre, l’orientation supranationale de l’Europe future devient une disposition obligatoire. Mal accueillie, cette version est aussitôt abandonnée.
Le 18 janvier 1962, Christian Fouchet présente le plan Fouchet III. Étant pour l’essentiel un condensé des deux versions précédentes, cette nouvelle version envisage de confier à l'Union des compétences économiques a priori réservées aux Communautés qui se voient subordonnées à l'organe de coopération intergouvernementale. Des dispositions comme la centralisation des institutions communautaires, le caractère indissoluble de l’Union ou l’orientation supranationale de l’Europe sont supprimées. La Commission politique est rétablie, mais perd tout caractère supranational du fait de son affiliation au Conseil ou de sa composition (les commissaires sont en effet des représentants des États membres). En matière de défense, cette nouvelle mouture occulte toute allusion à l'Alliance atlantique. Face à l’opposition des pays du Benelux, qui maintiennent le préalable anglais et insistent sur les liens avec I'OTAN, le projet français échoue. Les trois pays formulent alors des contre-propositions dans un sens plus fédéraliste, mais le gouvernement français les rejette.
Début avril 1962, le secrétaire général du ministère italien des Affaires étrangères Emilio Cattani remplace Christian Fouchet à la tête de la Commission d'études. Cattani propose de nouveaux amendements, mais il ne parvient pas à concilier les intérêts de la France et de ses partenaires européens. La Belgique et les Pays-Bas veulent en effet faire aboutir l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CEE avant de poursuivre plus avant la mise en œuvre d'une Union politique. Par conséquent, les ministres des Affaires étrangères réunis à Luxembourg le 17 avril 1962 ne peuvent que constater leur désaccord unanime. Le 15 mai, le général de Gaulle consomme la rupture des tentatives d'Europe politique. Au cours d'une conférence de presse retentissante, il stigmatise en effet les thèses fédéralistes européennes et dénonce ouvertement le jeu des Anglo-Saxons.
L'échec des plans Fouchet entraîne une série de crises marquées par le désaccord portant sur la nature même du processus d'unification européenne, le pouvoir des institutions communautaires, l'indépendance de l'Europe ainsi que la solidarité atlantique. Les chefs d'État et de gouvernement vont d'ailleurs cesser de se réunir pendant sept ans. Après l’insuccès de ses projets d’organisation intergouvernementale de l’Europe, de Gaulle se concentre dès lors sur les deux autres priorités de sa politique extérieure : il scelle un rapprochement historique avec l’Allemagne en signant avec Adenauer le traité de l’Elysée du 22 janvier 1963, tandis qu’il affirme ostensiblement sa défiance envers l’atlantisme en quittant le commandement intégré de l’OTAN en 1966, et en posant par deux fois (1963 et 1967) son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne. La crise interne de la Communauté atteint son paroxysme en 1965, avec la crise de la chaise vide dénouée, grâce aux efforts de Pierre Werner et à une stratégie du Benelux, par le compromis de Luxembourg du 29 janvier 1966.
Si les négociations autour des plans Fouchet ont fortement envenimé les rapports entre pays membres durant toutes les années soixante, elles ont en tout cas mis en lumière la dialectique entre l’aspiration à une Europe intergouvernementale et l’ambition d’une organisation supranationale pour le continent.
Quelques années plus tard, face aux événements économiques et politiques internationaux, la nécessité d'un rapprochement des politiques étrangères entre les États membres s'est progressivement imposée. Au sommet de La Haye, les 1er et 2 décembre 1969, les ministres des Affaires étrangères des Six sont chargés d'élaborer un rapport sur les possibilités de coopération en matière de politique étrangère, ce qui conduira au rapport Davignon.
1WERNER, Pierre. Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs: 1945-1985. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 1992, tome II, p. 7.
2Dans le dossier thématique, ces questions sont traitées de manière détaillée dans deux sections à part: «Le compromis de Luxembourg» et «Luxembourg, capitale permanente des institutions communautaires».