Désignation de Pierre Werner à la présidence du comité d'experts – trois versions

Désignation de Pierre Werner à la présidence du comité d’experts trois versions1


C’est ainsi que prend corps l’idée de réunir les présidents du comité monétaire, du Comité des gouverneurs des banques centrales, du comité de politique économique à moyen terme, du comité de politique conjoncturelle et du comité budgétaire. Ils sont tous des personnalités importantes, écoutées pour leur compétence, réputées pour leurs expériences et respectées pour leur engagement européen. La composition du groupe est telle que parmi les Six, seul le Grand-Duché n’est pas représenté: aucun Luxembourgeois ne préside l’un de ces comités. C’est alors que le nom de Pierre Werner est avancé.


Le cheminement de l’idée à la certitude, tant pour la structuration du comité ad hoc que pour le choix du président, a connu certains méandres au gré du jeu d’intérêts des forces en place, des tractations diplomatiques et des discussions confidentielles.


S’agissant des raisons de sa désignation comme président du groupe ad hoc, nous avons identifié, suite à nos recherches, trois versions différentes.


Une première version est donnée par Pierre Werner lui-même dans ses Mémoires: il y précise que c’est «le baron Snoy, ministre belge des Finances [qui lui] téléphona le 25 février 1970 pour savoir s’[il] accepterai[t] d’assumer la présidence du groupe, proposée par lui-même et Valéry Giscard d’Estaing, ministre de l’Économie et des Finances de la République française. Ils y voyaient l’avantage que le pouvoir politique y était ainsi représenté et mettaient cette structure en parallèle avec le comité Spaak qui avait rédigé le traité de Rome. Après un délai de réflexion de quelques jours et après avoir reçu l’assurance que les six gouvernements envisageaient positivement cette nomination, [il] accepta. Pierre Harmel, ministre des Affaires étrangères de Belgique, l’encourageait à son tour. Emilio Colombo s’est rallié avec empressement à la proposition Snoy-Giscard. Gaston Thorn l’avait accueillie favorablement et appuyée. Le ministre allemand Schiller était positif à son tour. Seul le ministre des Finances néerlandais Witteveen avait été réticent au début»2.


Le verbatim de la session du Conseil du 6 mars 1970 confirme qu’à ce moment-là, c’est le Baron Snoy qui a proposé le nom de Pierre Werner à la présidence du groupe d’experts3. Dans son discours, le Premier ministre néerlandais Joseph Luns salue cette proposition en soulignant que «[…] à propos de l’exposé aussi intéressant que précis que vient de faire le ministre belge des Finances, le Baron Snoy, […] [il] considère comme une initiative très judicieuse sa proposition tendant à inviter le Premier ministre du Luxembourg à assumer la présidence du groupe ad hoc, car outre ses nombreuses autres aptitudes, M. Werner a acquis une expérience toute particulière dans ce domaine; de plus, le poids de la fonction qu’il occupe est une contribution certaine aux travaux du Groupe proposé par M. Snoy […]»4. Sur proposition du Premier ministre Luns, le délai de réalisation du rapport du groupe – évoqué lors des débats pour le mois de mai 1970 –, est considéré comme trop rapproché, étant prolongé jusqu’à la fin août de la même année.


Une deuxième version provient de Bernhard Molitor5, qui révèle que «[…] c’est M. Raymond Barre qui a proposé M. Pierre Werner – hautement respecté tant pour ses compétences politiques, économiques et financières que pour son engagement européen – pour la présidence du groupe […].Raymond Barre estimait qu’il fallait que ce soit un ministre d’un État membre qui fasse cette proposition à la conférence des ministres des Finances à Paris, qui suivait l’adoption des propositions par la Commission. Il en a parlé au ministre belge des Finances, le baron Snoy, qui trouvait l’idée excellente. Mais celui-ci n’a pas présenté sa proposition au premier tour de table et c’est le ministre allemand de l’Économie, Karl Schiller, qui a pris la relève»6. Ce serait donc Raymond Barre l’inspirateur de la proposition, certainement soutenu par le baron Snoy duquel il était très proche – ce dernier ayant consulté Pierre Werner sur la disponibilité de présider le groupe d’experts –, mais c’est Karl Schiller qui aurait effectivement exprimé cette proposition.


Gaston Thorn livre une troisième version. Dans une interview filmée datant de 1998, il affirme: «Si Pierre Werner n’avait pas commencé – et si bien commencé – je ne sais pas, peut-être aurions-nous l’euro quand-même un jour, mais certainement pas maintenant! […] Quand Pierre Werner a fait son rapport, c’est moi qui l’ai proposé. J’étais ministre des Affaires étrangères et c’était au conseil des ministres des Affaires étrangères où on s’est dit "Qu’est-ce qu’on fait?". C’était la vieille querelle […]: les uns disaient qu’il faut parfaire d’abord l’union économique et de là on débouchera sur la monnaie; les autres disaient "il faut faire la monnaie et alors, l’économie suivra". Bien sûr, ce qu’il fallait faire, c’était les deux! Ce qu’on a fait finalement, mais ça a mis beaucoup de temps. Et alors quand on a dit "à quel groupe de travail donnera-t-on ce rapport à faire et qui le présidera?", c’est moi qui ait proposé Pierre Werner et certains étaient surpris […] Un collègue des Affaires étrangères7, et non des moindres, est venu me trouver en me disant "Gaston, retire cette proposition! On a décidé de faire ce rapport, mais les uns avec plus d’enthousiasme que d’autres! Il se peut très bien qu’on arrive à un moment à vouloir tuer cette idée et c’est difficile de la tuer si le Premier ministre (Werner) est à la tête de ce groupe de travail". Je lui ai dit "Vois-tu? C’est précisément pour cela que je voudrais qu’il le soit!" Voilà le lancement du rapport Werner»8.


La version de Gaston Thorn semble pertinente, car les ministres des Affaires étrangères des Six se sont réunis entre le 19 et le 21 décembre 1969 et des discussions portant sur l’harmonisation des politiques économiques et la coopération monétaire suite aux conclusions de la réunion de La Haye figuraient sur leur agenda9. Comme le communiqué final du sommet ne précisait que l’objectif du Conseil, à savoir d’élaborer en 1970, de concert avec la Commission, un plan par étapes préfigurant une union économique et monétaire, il est à penser que les discussions techniques pour la définition du cadre et des moyens pratiques ont été confiées aux ministres des Affaires étrangères des Six. Il est donc fort possible que des négociations politiques autour du nom du président s’y sont déroulées et que, fort d’un accord de principe émanant de la formation ministérielle spécialisée, le baron Snoy lance ensuite, de manière officielle, le nom de Pierre Werner.


Mais la réalité est plus complexe, et parfois bien différente de ce dont ces témoins nous font part. Des documents récemment identifiés dans les archives diplomatiques allemandes nous procurent des éclairages nouveaux et inattendus tant sur la structuration du comité ad hoc, que sur le choix de son président10.


On apprend ainsi que lors de la réunion des ministres de l’Économie et des Finances du 24 février 1970, il est question que le groupe d’experts (composé des cinq présidents des comités spécialisés) soit coprésidé par un représentant luxembourgeois et un représentant de la Commission. Sur cette base émerge une proposition franco-allemande11 visant la personne du président du comité monétaire Bernard Clappier. Le 3 mars 1970, la représentation permanente de la Belgique auprès de la Commission diffuse, par des canaux diplomatiques confidentiels, une proposition du baron Snoy, ministre belge des Finances, dont le pays exerce au 1er semestre 1970 la présidence du Conseil des ministres de la CE. Il est suggéré qu’au cas où le Premier ministre Pierre Werner deviendrait le représentant luxembourgeois, la présidence du comité d’experts devrait alors lui revenir exclusivement. Dans ses mémoires, le baron Snoy confirme le fait que Valéry Giscard d’Estaing souhaitait donner la présidence à Bernard Clappier, alors vice-gouverneur de la Banque de France et révèle que, dans ces circonstances, lui-même préconisait la présidence de Hubert Ansiaux, gouverneur de la Banque nationale de Belgique. «Après divers colloques privés, je proposais que le Luxembourg en soit aussi, en la personne de son ministre d’État, Pierre Werner lui-même»12


La communication diplomatique belge mentionne que toutes les délégations se sont déclarées d’accord, sauf l’Allemagne qui ne s’est pas encore prononcée. Le représentant permanent allemand reçoit cette nouvelle avec préoccupation «en raison du contrepoids que la présidence luxembourgeoise pourrait faire à la position allemande qui privilégie la priorité de l’harmonisation des politiques économiques»13. Un jour plus tard, l’ambassadeur de Belgique à Bonn adresse une lettre personnelle au ministre fédéral de l’Économie par laquelle il lui réitère de manière officielle la proposition du baron Snoy en l’accompagnant d’un projet de décision à soumettre au conseil des ministres des Finances pour sa réunion du 6 mars 197014. Ce document contient la structure finale du comité ad hoc (réunissant les présidents des cinq comités spécialisés, un représentant du gouvernement luxembourgeois, ainsi qu’un représentant de la Commission), le calendrier et les résultats attendus de ses travaux (la rédaction d’un rapport à soumettre au Conseil et à la Commission au mois de mai), ainsi que le fait que la Commission fera ses propres propositions (dont le Conseil se saisira pour sa réunion du 8 juin 1970). «Le Baron Snoy espère que ses collègues pourront accepter sa suggestion de confier à M. Werner la présidence de cette Commission ad hoc. [...] M. Werner, après avoir recueilli les avis favorables de MM. Colombo et Giscard d’Estaing, s’est déclaré disposé à accepter cette mission»15. L’Allemagne doit prendre rapidement position et ce n’est pas évident. D’une part, parce qu’en se basant sur le principe d’une coprésidence du comité ad hoc et forte de la proposition franco-allemande portant sur Bernard Clappier, elle n’a prévu ni la volte-face de la France (sans l’informer, en plus), ni mené une autre réflexion. D’autre part, parce que le prestige de Pierre Werner en tant que Premier ministre d’un pays ami incite à la plus grande précaution.


La proposition belge interpelle les Néerlandais, qui souhaitent réagir, mais en évitant à tout prix un couac diplomatique. Le ministre des Finances Witteven compterait s’opposer à une présidence exclusive, ainsi qu’à la candidature de Pierre Werner, invoquant comme argument officiel que le rang de ce dernier est trop élevé par rapport au niveau d’ensemble. En réalité, les Pays-Bas estiment que la vision du chef du gouvernement luxembourgeois en matière d’union économique et monétaire est trop divergente de la leur et qu’elle pouvait trop influer sur les travaux du groupe. La contreproposition néerlandaise pour la présidence du groupe ad hoc (sous réserve de son acceptation par l’intéressé) est le secrétaire d’État Schöllhorn, président du comité de politique économique à moyen terme. Le ministère fédéral de l’Économie décline une telle invitation sous prétexte de l’accord commun avec la France autour du nom de Clappier, mais, en fait, les Allemands n’envisageaient en aucun cas s’opposer à Pierre Werner16. Notons également que le 5 mars 1970, le chef de cabinet du ministre Giscard d’Estaing demande auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris si c’est le secrétaire d’État Rohwedder qui a proposé le nom de Werner! Quelques heures plus tard, les Français préviennent l’ambassade qu’ils ne s’opposeront pas à la personne du Premier ministre luxembourgeois et que, de ce fait, la candidature de Bernard Clappier devient caduque.


La position finale de l’Allemagne est de soutenir la candidature de Pierre Werner, qui jouit de surcroît de l’appui des autres délégations, y compris de la France, tout en restant ouverte aux éventuelles autres solutions émergeant lors de la réunion du Conseil des ministres.


Chacune des versions portant sur la désignation de Pierre Werner à la tête du comité d’experts est véridique, mais la réalité a été vraisemblablement plus complexe. Au vu des documents d’archives et des témoignages (mémoires, ouvrages, interviews audiovisuelles) précités, se dessine la conclusion suivante. C’est la Belgique (le baron Snoy en l’occurrence) qui a émis la proposition concernant Pierre Werner, qui a obtenu son acceptation en la matière, qui a rédigé et diffusé le document diplomatique et qui a œuvré pour recueillir l’accord de trois partenaires. Mais c’est grâce à l’Allemagne que l’initiative a abouti, et ce après avoir contourné le piège du double jeu de la France et rallié les Pays-Bas à sa position.

1 Sauf mention contraire, tous les documents cités dans la présente étude ont comme source www.cvce.eu.

2 WERNER, Pierre. Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs: 1945-1985. 2 tomes. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 1992, t. II, p. 116.

3 Interventions lors de la 105e session du Conseil du 6 mars 1970, bobine n° 2385, sens 1, J.O. 8 et 12. Source: Archives familiales Pierre Werner.

4 Ibid., p. 2.

5 Ancien directeur des économies nationales et de la conjoncture à la direction des Affaires économiques et financières de la Commission des CE (1968-1975) et ensuite directeur au ministère des Affaires économiques du gouvernement fédéral allemand (1979-1994).

6 MOLITOR, Bernhard. Les origines du plan Werner. In Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construction européenne (1957-1978). 2 tomes. Paris: Publication des Journées préparatoires qui se sont tenues à Bercy le 14 novembre 1997 et le 29 janvier 1998. Comité pour l’histoire économique et financière de la France. 2002, tome 2, pp. 109-111.

7 Il pourrait s’agir de la réunion des ministres des Affaires étrangères, qui s’est déroulée à Bruxelles le 27 janvier 1970. C’est donc avant celle des ministres des Finances (qui a eu lieu à Paris les 23 et 24 février 1970), lors de laquelle le nom de Pierre Werner comme président du groupe d’experts devint public.

8 Source: Intervention de Gaston Thorn (time code 0 :20 :29 - 0 :23.59) dans le document audiovisuel Les pères de l’Europe: Pierre Werner (production CLT-UFA, durée 1 :06 :24), Luxembourg, 1998 et dans les Archives familiales Pierre Werner.

9 European Yearbook 1969. In European Yearbook, vol. XLVII, 1999, Martinus Nijhoff Publishers (éd.), Kluwer Law International, Dorderecht, 2001.

10 Cf. notamment Wirtschafts-und Währungsunion in der EWG. Einsetzung des 5. Präsidentenausschusses. Télégramme n° 4160 adressé par le directeur du département E du ministère fédéral de l’Économie au secrétaire d’État Rohwedder, ainsi que, pour information, aux secrétaires d’État Arndt et Schöllhorn. Bonn, le 3 mars 1970. Copie provenant des archives fédérales, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft)/93469 et Wirtschafts-und Währungspolitik in der EWG. Bestellung des Präsidenten des ad-hoc-Ausschusses. Télégramme adressé par le directeur du département E du ministère fédéral de l’Économie au secrétaire d’État Rohwedder, ainsi que, pour information, aux secrétaires d’État Arndt et Schöllhorn. Bonn, le 5 mars 1970. Copie provenant des archives fédérales, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft)/93457. (Documents consultés le 10 octobre 2012.)

11 C’est la conclusion des discussions menées par Detlev Rohwedder, secrétaire d’État au ministère fédéral de l’Économie, et Valéry Giscard d’Estaing, ministre français des Finances, fin février 1970 à Paris. Ibid. Wirtschafts-und Währungspolitik in der EWG. Bestellung des Präsidenten des ad-hoc-Ausschusses. Bonn, 5 mars 1970, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft)/93469.

12 SNOY ET D’OPPUERS, Jean-Charles. Rebâtir l'Europe. Mémoires. Entretiens avec Jean-Claude Ricquier. Louvain-la-Neuve: Éditions Duculot, 1989, p. 174.

13 Wirtschafts-und Währungsunion in der EWG. Einsetzung des 5. Präsidentenausschusses. Télégramme no.4160 adressé par le directeur du département E du ministère fédéral de l’Économie au secrétaire d’État Rohwedder, ainsi que, pour information, aux secrétaires d’État Arndt et Schöllhorn. Bonn, le 3 mars 1970. Copie provenant des archives fédérales, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft) / 93469.

14 Lettre de Constant Schuurmans, Ambassadeur de Belgique au Prof. Dr. Karl Schiller, ministre fédéral de l’Économie, No.D.41, Bonn, 4 mars 1970. Copie provenant des archives fédérales, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft)/93457. (Document consulté le 10 octobre 2012.)

15 Ibid., p. 3.

16 Il s’agit d’un appel téléphonique réalisé le 4 mars 1970 au ministère fédéral de l’Économie à Bonn par un représentant du ministère néerlandais des Finances, par lequel il transmet les intentions du ministre Witteven et sonde la réaction des Allemands. In Wirtschafts-und Währungspolitik in der EWG. Bestellung des Präsidenten des ad-hoc-Ausschusses. Bonn, 5 mars 1970, Coblence. BArch B 102 (Bundesministerium für Wirtschaft)/93469, p. 3.

Consult in PDF format