Le refus de la Norvège

Le refus de la Norvège


Tandis que l'opposition à l'adhésion est relativement faible en Irlande, compte tenu des avantages économiques que le pays espère tirer de son adhésion aux Communautés européennes, la situation se révèle très différente dans les pays scandinaves. De tradition protestante, les opinions publiques nordiques se méfient du dirigisme et du centralisme des institutions européennes qu'elles estiment susceptibles de nuire au modèle démocratique et social scandinave. Elle se montrent aussi plus favorables au modèle intergouvernemental de coopération internationale qu'à l'approche supranationale de la CEE. En vertu d'une clause constitutionnelle, l'adhésion du Danemark et de la Norvège aux Communautés européennes doit d'ailleurs faire l'objet d'un référendum populaire dans la mesure où elle entraîne automatiquement l'abandon de parcelles de souveraineté aux organes communautaires.


Le Danemark et la Norvège sont très attachés à leur indépendance nationale et à la solidarité scandinave. Membres de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et du Conseil de l'Europe depuis 1949, ils font également partie du Conseil nordique, créé en 1952 avec l'Islande et la Suède et sont, depuis 1960, membres fondateurs de l'Association européenne de libre-échange (AELE). La situation n'est cependant pas totalement satisfaisante car l'AELE ne concerne ni les produits agricoles ni ceux de la pêche qui intéressent pourtant le Danemark et la Norvège au premier chef.


Dans la foulée des résultats tarifaires engrangés un an plus tôt lors du Kennedy Round de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède – dont les relations commerciales sont en constante augmentation – entament en avril 1968 des négociations en vue de créer, en deux étapes et au plus tard en janvier 1974, une union douanière et économique nordique, le Nordek pour Nordic Economic Cooperation.


Souvent présenté comme une porte ouverte sur la CEE, le Nordek est censé faciliter le participation des pays nordiques à un grand marché européen et accroître leurs échanges avec le reste du monde. Les dirigeants danois, qui suggèrent la mise en place d'institutions communes, voient aussi dans ce projet une alternative commode au veto opposé en 1967 par la France à l'adhésion britannique, et indirectement danoise, à la CEE. La Grande-Bretagne représente en effet le premier marché d'exportation pour les produits scandinaves. Les Danois parviennent à imposer l'agriculture, secteur-clé de leur économie et de leurs exportations, dans le programme des négociations nordiques. L'objectif poursuivi est notamment d'assurer la protection des producteurs nationaux via l'introduction d'un système de préférence nordique et la fixation de prix raisonnables. Les Danois font d'ailleurs du règlement du volet agricole une condition à leur participation à une union douanière nordique complète que la Suède appelle de ses vœux. Le rapport final du projet de traité, inspiré d'une approche intergouvernementale, est rendu public le 17 juillet 1969. Il ne remet pas en cause l'appartenance du Danemark, de la Norvège et de la Suède à l'AELE à laquelle la Finlande reste associée. Il prévoit la possibilité de mettre en œuvre l'union douanière à partir du 1er janvier 1972. Notablement inspiré par le traité de Rome, le traité Nordek impose toutefois au Conseil des ministres d'adopter ses décisions à l'unanimité. Le texte prévoit également la création d'une Commission permanente – constituée de fonctionnaires recrutés dans les administrations nationales – de comités spécialisés ainsi que d'un Comité consultatif composé de représentants industriels et agricoles. Un rapport consacré à la politique énergétique et industrielle accompagne le projet de traité en ce qui concerne, notamment, la construction et la vente en commun de réacteurs nucléaires.


Mais des points de désaccord subsistent. Les pays scandinaves ne partagent pas la même approche du rôle à assigner au Nordek. Le Danemark et la Norvège, qui garde la CEE en point de mire, évitent d'accélérer les négociations tant que n'est pas définitivement connu le sort réservé à leur demande d'adhésion aux Communautés européennes. La Suède souhaite en revanche ne pas perdre de temps et considère que la création d'une union économique nordique ne saurait porter préjudice au processus d'élargissement des Communautés. Une Nordic Investment Bank est envisagée qui sera finalement créée en 1975. La mise en place, à partir de 1974, d'un marché commun agricole nordique est également suggérée. Pourtant, la Finlande, qui craint qu'une politique de rapprochement avec la CEE nuise à ses relations de bon voisinage avec l'Union soviétique, fait peu à peu connaître ses réticences à l'égard de ce projet d'intégration régionale scandinave. Le 24 mars 1970, le gouvernement finlandais quitte définitivement la table des négociations. Le 20 juillet 1970, la Finlande signe d'ailleurs avec l'URSS un protocole qui proroge pour vingt ans le traité d'amitié, de coopération et d'entraide mutuelle qui lie les deux pays depuis avril 1948. Le Danemark propose alors de poursuivre les négociations sans la Finlande en vue d'établir un nouvel accord rebaptisé Skandek. La Suède et la Norvège, qui s'interrogent à leur tour sur la compatibilité du traité envisagé avec leur statut de neutralité, déclinent l'offre.


Malgré ces tentatives de rapprochement, le Danemark et la Norvège conservent des intérêts économiques différents liés notamment à leur situation géographique respective. La demande d'adhésion, en 1970, des deux pays à la CEE sonne le glas du projet d'union économique scandinave définitivement abandonné en 1971. Le Conseil des ministres du Conseil nordique se dote aussitôt d'un secrétariat permanent installé à Copenhague.


La pêche norvégienne


Lors des négociations d'adhésion, la pêche norvégienne s'avère être le problème le plus délicat à résoudre. La pêche constitue en effet un secteur économique essentiel pour la Norvège qui dispose de plus de 2000 km de côtes maritimes et exporte une partie importante des produits de la mer. L'adhésion de la Norvège à la Communauté augmenterait de plusieurs milliers de kilomètres carrés l'étendue de ses côtes alors que les Six viennent à peine de se mettre d'accord sur l'accès équitable des partenaires aux eaux territoriales nationales. Les Norvégiens sont donc invités à partager leurs richesses naturelles avec les flottes de pêche des autres pays de la Communauté. Mais les pêcheurs norvégiens, dont les chalutiers sont nettement insuffisants face aux bateaux-usines français, ne sont pas disposés à accorder d'un seul coup le libre accès à leurs eaux territoriales, très riches, alors qu'une surexploitation des zones de pêche a déjà entraîné une réduction des ressources marines. La Norvège obtient donc une dérogation qui est également accordée à tous les nouveaux membres. En vertu de cette clause d'exception, ceux-ci peuvent exclure les bateaux étrangers d'une bande côtière de 6 miles, même dans la bande de 6 à 12 miles.


L'agriculture norvégienne, qui est une agriculture de haute montagne peu concurrentielle, est largement subventionnée par le gouvernement et les pouvoirs publics. Mais ces aides directes sont contraires aux principes de la Politique agricole commune (PAC). Les années soixante ont également été marquées par une industrialisation et une urbanisation qui ont entraîné l'exode des populations autochtones et l'abandon de nombreuses exploitations agricoles familiales. La perspective de l'adhésion à la Communauté économique européenne (CEE) fait naître les craintes d'un nouvel exode rural.


Le gouvernement norvégien veut maintenir l'activité agricole dans les régions polaires et subpolaires malgré des conditions naturelles très défavorables. Les prix élevés des produits agricoles norvégiens sont appelés à progressivement s'adapter aux prix unitaires de la CEE au terme d'une longue période transitoire.


Refus du peuple norvégien


En Norvège, la participation au vote est très élevée (77 %), mais l'issue du référendum du 25 septembre 1972 est surprenante. Alors que les instituts de sondage avaient prédit un relatif tête-à-tête, avec une légère avance pour les partisans du rattachement à l'Europe communautaire, le non l'emporte par plus de 53,5 % des suffrages exprimés. Le gouvernement socialiste de Trygve Bratelli et la majorité des partis politiques de gauche échouent dans leur campagne massive en faveur du "oui".


Le vote fait clairement apparaître les clivages profonds qui divisent le pays : les pêcheurs et les agriculteurs isolés du Grand Nord et de l'Ouest sont réticents à toute influence étrangère et s'opposent par conséquent à la Communauté économique européenne (CEE), tandis que les citadins du Sud et d'Oslo sont plus ouverts au monde et donc plus favorables à l'unification européenne. Le fin des années soixante a par ailleurs été marquée par un exode rural important qui ne manque pas d'inquiéter les habitants des régions septentrionales du pays. L'intégration européenne devient alors le symbole d'une centralisation effrénée et d'un éloignement des centres de décision que craignent précisément les populations des zones périphériques.


Bien que strictement consultatif, le référendum négatif entraîne le rejet de l'adhésion de la Norvège à la CEE car le Parlement ne parvient pas à rassembler le majorité des trois quart indispensable à la ratification du traité d'adhésion signé à Bruxelles le 22 janvier 1972. Cette décision, qui provoque la démission du gouvernement, est cependant suivie d'un accord de libre-échange conclu entre la Norvège et les Communautés européennes en mai 1973 afin de supprimer progressivement les droits de douane pour une série de produits industriels.


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