Vicissitudes monétaires

Vicissitudes monétaires: crise belgo-luxembourgeoise et création de l’Institut Monétaire Luxembourgeois


Le Système monétaire européen (SME) entre en vigueur le 13 mars 1979 suite aux accords de Bâle.

Plus ambitieux que le «serpent monétaire» dont il reprend les principes, ce nouveau dispositif basé sur des taux de change stables mais ajustables vise à la stabilisation des taux de change entre les monnaies des Neuf autour d'un cours pivot lui-même rattaché à une unité monétaire européenne – l’ECU. Les objectifs poursuivis sont une plus grande stabilité des taux de change par la défense des taux-pivots, la convergence des politiques économiques, monétaires et sociales des partenaires et la lutte contre l’inflation. Ce nouveau dispositif est en outre une structure d'accueil pour tout pays de la C.E.E. qui n'y participe pas encore et qui souhaiterait y entrer un jour. Il répond aussi à une organisation nouvelle du système monétaire international en grandes zones monétaires. À côté de la zone de la livre sterling, du dollar et du yen, le SME se profile ainsi comme une zone de stabilité interne incluant la France, l’Italie, l’Irlande, l’Allemagne, le Danemark et les pays du Benelux1.


À peine mis en route, le système connaît des tensions en raison des perturbations d’origine principalement extérieure. Le deuxième choc pétrolier de 1979 relance l’inflation internationale et attise l’approfondissement des divergences économiques entre les États membres. Les premiers remaniements de parités ne tardent pas: le 23 septembre, le mark allemand est réévalué de 2 % et le 30 novembre, la couronne danoise est dévaluée de 4,76 %. Dans les quinze mois qui suivent, les ministres des Finances et les gouverneurs des banques centrales procèdent à quatre autres réalignements monétaires. La lire italienne est dépréciée de 6 % en mars 1981 et encore de 3 % en octobre, tout comme le franc français, tandis que le mark allemand et le florin néerlandais sont appréciés de 5,5 %. Dans les pays industrialisés l’inflation grimpe à des taux avoisinant les 10 %.


L’année 1982 débute avec de nouveaux ajustements. Le 22 février, la décision du gouvernement belge de dévaluer sa monnaie se répercute de manière dramatique sur le franc luxembourgeois. Les deux devises sont dévaluées de 8,5 %. À son tour, la couronne est dépréciée de 3 %. Le 12 juin, le mark allemand et le florin connaissent une nouvelle appréciation de 4,25 %, confirmant ainsi leur statut de monnaies fortes. En revanche, la lire italienne et le franc français sont dépréciés de 2,75 % et respectivement 5 ,75 %. À la suite des remaniements de parités de mars 1983, le SME entre dans une période de relative stabilité2.


La dévaluation unilatérale du 22 février 1982 qui fait fi du principe impératif de la codécision constitue l’épreuve majeure de l’association monétaire belgo-luxembourgeoise3, qui, mise en place dans le cadre de l’UEBL4, avait fonctionné relativement bien. Si depuis 1921, jusqu’au début des années 1960, cette association se résumait à définir le statut des francs belge et luxembourgeois au sein de l’Union formée par les deux pays, c’est en 1963 que la politique monétaire devient pour la première fois le sujet d’une disposition particulière5.


En 1981, les pourparlers pour proroger le traité de l’UEBL donnent lieu à une innovation monétaire – fruit d’une double préoccupation que le Grand-Duché nourrissait de longue date6. «La première était de [nous] mettre [le Luxembourg] en état de pouvoir entrer comme partenaire à part entière dans les instances de décision qui seraient créées dans le cadre de l’Union économique et monétaire européenne. Cela était dans la ligne de notre doctrine permanente, invoquée par [Pierre Werner] comme pas [ses] prédécesseurs, selon laquelle la définition de la parité du franc luxembourgeois ne pouvait pas faire l’objet d’une cession de ce droit souverain. Un autre souci avait toujours été de mieux équilibrer, par un certain parallélisme des institutions, l’exercice du pouvoir monétaire dans les deux pays, sans aller jusqu’à créer une banque centrale de type normal au Grand-Duché. Venait s’ajouter au fil du temps et notamment avec la croissance de la place financière, le besoin de reconsidérer les données du contrôle et de la surveillance des établissement de banque»7.


L’effondrement du système de Bretton Woods avait déjà amené le gouvernement Werner à repenser l’avenir du franc. La loi luxembourgeoise du 15 mars 1979 fixe pour la première fois, de façon complète et cohérente, le statut monétaire du Grand-Duché. Elle prévoit la participation du franc luxembourgeois dans la définition de l’ECU, ainsi que la prérogative du gouvernement de déterminer les dispositions de change applicables. Cette loi stipule également la création d’une nouvelle institution – appelée «Institut monétaire luxembourgeois»8 – en charge de la politique monétaire et du crédit au Grand-Duché et garant d’une meilleure insertion et d’une représentation plus appropriée dans le cadre du SME nouvellement crée. Le projet de création de cette nouvelle institution est déposé à la Chambre des députés en novembre 1981, mais subi des retards en raison des controverses liées au statut (public ou privé) de ses agents.


Bientôt l'association monétaire belgo-luxembourgeoise allait être mise à l’épreuve.

Les autorités luxembourgeoises envisagent un moment de dénoncer l’union monétaire, mais cette piste est vite abandonnée. La possibilité et l’opportunité d’un système monétaire purement national au Grand-Duché revient à l’actualité. Dans les années 1920, dans une ère de dévaluation monétaire, les Luxembourgeois se préoccupaient de leur sort monétaire. Le gouvernement de Pierre Prüm avait fait appel à un expert reconnu – Hjalmar Schacht, président de la Reichsbank – pour analyser la possibilité de création d'un système monétaire purement luxembourgeois. Dans son rapport de 1925 Schacht avait conclu à la quasi-impossibilité d’un tel système du fait des structures économiques du Grand-Duché, dont la monnaie à circulation nécessairement modeste sera soumise à la spéculation internationale.


En avril 1982, Pierre Werner charge Jelle Zijlstra, ancien gouverneur de la Nederlandse Bank d’étudier la viabilité d’un système monétaire purement national. À l’inverse de la conclusion à laquelle Schacht est parvenu cinquante ans auparavant, l’expert néerlandais parvient à la conclusion que le Luxembourg a la capacité de créer une entité monétaire luxembourgeoise séparée et indépendante. L'étude en question souligne qu'une telle politique suppose l'absolue confiance du Luxembourg dans la possibilité de maintenir une politique budgétaire et monétaire, saine et stable ainsi qu'un niveau des prix et des salaires compétitif au plan international. Cependant, l’association monétaire avec la Belgique reste une pièce maîtresse en raison de sa grande importance politique.


Le gouvernement Werner préfère jouer la carte de la prudence. «Les décisions monétaires sont toujours prises sur le vif et en fonction de l'état économique, social et financier d'une communauté nationale à un moment donné. L'essentiel dans une union monétaire est que les intérêts d'un des partenaires ne puissent être sacrifiés. […] La discussion sur un projet monétaire est toujours délicate, puisqu'elle peut donner lieu à des appréciations positives ou négatives pouvant par ricochet nuire à la finalité même d'une politique monétaire, qui est la stabilité»9.


Durant l’année 1982 se déroulent des conférences bilatérales successives, pour la plupart à plus haut niveau, avec l’objectif de redéfinir la doctrine économico-monétaire de l'association belgo-luxembourgeoise. L’accent est mis sur la politique de stabilité, que le Grand-Duché estime primordiale. Le communiqué publié à la suite de la conférence intergouvernementale du 18 décembre 1982 affirme l'engagement pris par les deux gouvernements «de poursuivre avec fermeté des politiques financières et économiques qui permettent de maintenir le franc dans le camp des monnaies les plus stables, tant sur le plan interne que sur le plan externe». Aussi le gouvernement luxembourgeois parvient à obtenir un élargissement du droit d’émission de billets luxembourgeois et profite des circonstances pour faire finalement voter, en mai 1983, la loi portant création de l’Institut monétaire luxembourgeois (IML).


Appelé à combler une lacune dans le cadre des institutions du pays, l’IML rassemble des compétences auparavant dispersées, allant de l’émission et de la gestion des signes monétaires, de la surveillance du secteur financier et bancaire, jusqu’à la représentation du Grand-Duché, comme partenaire à part entière, dans les organismes internationaux. Cette banque centrale virtuelle fonctionnera jusqu’en 1998 quand le Luxembourg accède à une banque centrale complète, membre du Système européen des banques centrales, dans le cadre de l’Union économique et monétaire.

1 LEBOUTTE, René. Histoire économique et sociale de la construction européenne. Bruxelles, Berne, Berlin, Francfort-sur-le-Main, New York, Oxford, Vienne: P.I.E. Peter Lang, 2008, p. 245.

2 Pour une analyse complète et pertinente voir BARRE, Raymond. Le Système monétaire européen après cinq ans. In Politique étrangère. Paris: Institut français des relations internationales, 1984, n° 1, vol. 49, pp. 41-48.

3 Déclaration faite par S.E.M. Pierre WERNER, Président du Gouvernement, lors de la séance a la Chambre des Députés le 9 mars 1982. Archives familiales Pierre Werner, Luxembourg. 1981-1985. Union politique, PW 079.

4 Convention établissant une union économique entre la Belgique et le Grand-Duché de Luxembourg signée à Bruxelles le 25 juillet 1921.

5 «Protocole spécial relatif au régime d’association monétaire» du 29 janvier 1963 conclu dans le cadre de l’UEBL. L’article 3 précise la règle de conduite des deux pays en matière monétaire. «Etant entendu que le Gouvernement luxembourgeois conforme, autant que possible, sa politique monétaire à celle qui est suivie par le Gouvernement belge, le Gouvernement luxembourgeois se réserve, dans le cadre de cette politique, la faculté de recourir à des méthodes d’application propres, pouvant différer de celles qu’adopterait le Gouvernement belge». Source: http://www.legilux.public.lu/leg/a/archives/1965/0028/a028.pdf.

6 Protocole entre le Grand-Duché de Luxembourg et le Royaume de Belgique, relatif à l'association monétaire, signé à Bruxelles, le 9 mars 1981. Conformément à cette association monétaire, les francs belge et luxembourgeois sont liés par une parité 1/1. Les billets de banque belges ont également cours au Luxembourg, en plus d’un volume limité de billets de banque nationaux que les autorités luxembourgeoises peuvent émettre. La Banque nationale de Belgique assume la fonction de banque centrale pour les deux pays.

7 WERNER, Pierre. Itinéraires luxembourgeois et européens. Evolutions et souvenirs: 1945-1985. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 1992, tome II, p. 276.

8 Dans ses écrits portant sur la question d’une monnaie commune, voire unique, au niveau européen, Pierre Werner fait mention de ce concept dès 1962. In WERNER, Pierre. Problèmes de l’intégration financière de l’Europe. Causerie faite à Bruxelles par Pierre Werner, Ministre d’État, Président du gouvernement luxembourgeois, Ministre des Finances devant les membres de l’Association des Amitiés Belgo-Luxembourgeoises et du Cercle Royal Gaulois. Bruxelles: Cercle Royal Gaulois (édité par), 1962.

9 Déclaration de Monsieur Pierre Werner, Président du gouvernement sur la politique monétaire luxembourgeoise. In Bulletin de documentation, n° 3/1983. Luxembourg: Service information et presse, ministère d’État, Grand-Duché de Luxembourg, avril 1983, pp. 8-9, cit. p.9.

Consult in PDF format