Themendossier

Quel avenir pour l’Union économique et monétaire?

Quel avenir pour l’Union économique et monétaire?


Malgré le revers subi par le rapport Werner et en dépit du blocage politique, la réflexion sur l’union économique et monétaire se poursuit1. À l’aube des années 1980 se cristallisent de nombreuses initiatives – politiques (le «plan Spierenburg», le «rapport du groupe de Lord Cromer», le «rapport Tindemans», etc.) ou théoriques (le concept de «monnaie parallèle», les propositions des professeurs Mundell, Magnifico, le «manifeste de la Toussaint»). Cette effervescence d’idées contribue à l’amélioration de la coopération monétaire et apporte, par la problématique ou l’approche proposées, des impulsions spécifiques à la relance de l’union monétaire européenne2. Pourtant, les divers plans et propositions pratiques qui en résultent restent sans effets3.


La Commission européenne confie à son ancien vice-président Robert Marjolin la tâche de réfléchir sur l’avancement de l’UEM. Présenté le 8 mars 1975, ce document, plus connu comme le rapport Marjolin – distingue les principaux facteurs ayant contribué à la mise entre parenthèses du plan Werner4.


Le constat de profonde désunion européenne est sans appel. «[En 1975] l’Europe n’est pas plus avancée dans la voie de l’UEM qu’en 1969. En fait, s’il y a eu mouvement, ce mouvement a été un recul. L’Europe des années 1960 présentait un ensemble relativement harmonieux qui s’est défait au cours des dernières années; les politiques économiques et monétaires nationales n’ont jamais été, depuis 25 ans, plus discordantes, plus divergentes qu’elles ne le sont aujourd’hui. Tout ce qu’on peut dire c’est que chacune des politiques nationales cherche à résoudre les politiques, à surmonter les difficultés qui se présentent dans chaque pays particulier, sans référence à l’ensemble que constitue l’Europe. […] L’idée de l’Europe unie, tout en bénéficiant de la sympathie passive de la majorité de la population dans la plupart des pays de la Communauté, n’est plus une idée force. La bienveillance avec laquelle est généralement accueillie est le plus souvent accompagnée de scepticisme faute d’un engagement politique clairement défini par les autorités politiques. […] Le mouvement centrifuge qui caractérise les politiques nationales a profondément affecté l’acquis communautaire. […] Les troubles monétaires qui se sont produits depuis 1969 et le refus fréquent des gouvernements de procéder aux ajustements de prix en monnaie nationale, qui auraient dû normalement en résulter, ont conduit à la création d’un système de montants compensatoires d’une complexité telle qu’il est incompréhensible pour les non-initiés. L’unité des prix agricoles dans la Communauté est atteinte et le marché unique scindé en plusieurs tronçons dont on ne voit pas comment, étant donnée l’attitude des uns et des autres, ils pourraient être “recollés” dans un avenir prévisible»5.


Outre l’environnement international et la mise en avant des politiques nationales, le rapport Marjolin pointe la résistance (de la France) aux institutions supranationales comme cause majeure de l’enlisement de l’UEM. En matière financière et monétaire, le rapport préconise d’aller plus loin que le mécanisme des taux de change intra européens (le «serpent monétaire»). Il envisage la mise en place d’un système communautaire de politiques monétaires internes et externes (ce sera le Système monétaire européen de 1979) propre à assurer une réelle coopération entre les États membres. Le Fonds européen de stabilisation des changes, ainsi qu’une nouvelle unité de compte européenne, basée sur un panier des monnaies nationales, sont préconisés sur cet axe. Le rapport fait mention d’une monnaie européenne parallèle – «Europe» – suivant une idée de Robert Triffin6. À l’instar et dans la suite du rapport Werner, plusieurs étapes sont prévues. On procédera, tout d’abord, à l’approfondissement de l’intégration par une politique industrielle et la réalisation du marché commun, mais aussi par une politique énergétique et des mesures relatives à la recherche et au développement.


Les inquiétudes de Marjolin sont confirmées par Tindemans, qui dans son rapport sur l’Union européenne constate que «tout le monde reconnaît que la poursuite de l'union économique et monétaire est dans la logique du Marché commun et la condition de sa pleine réalisation. En présence de la réalité économique et sociale dans les pays membres, personne ne pouvait indiquer le moyen de s'attaquer avec chance de succès à la tâche»7. Tindemans insiste sur une approche équilibrée avec, d’une part, la consolidation de la stabilité monétaire (le «serpent monétaire») et de l’autre part, le développement d’une politique monétaire et d’une politique économique.


En 1977, le regain d’intérêt pour l’UEM est évident. Pierre Werner, qui suit cette problématique de près, monte à nouveau au créneau sur le plan communautaire. Il prend position à l’égard des nouveaux courants d’idées et réinterprète le rapport Werner de 1970 à la lumière des réticences rencontrées. Il est invité à s’exprimer aux conférences et débats de l’Union mondiale démocrate-chrétienne (à Bonn), de la Ligue européenne de coopération économique (à Paris et à Bruxelles), du Mouvement européen (à Rome), ainsi que de diverses associations d’industriels et de banquiers basées en Grande-Bretagne, Allemagne et Italie. Werner réunit ses réflexions dans un papier intitulé «L’Europe monétaire reconsidérée», qu’il publie sous l’égide du Centre d’études européennes de Lausanne 8. Partant du constat que l’unification des systèmes monétaires est entravée par des obstacles politiques et des barrières psychologiques, Werner suggère de recommencer la marche vers l’union par une «pré-union». Cette étape doit être consacrée à la stabilisation des cours de change et au rapprochement des conceptions nationales de gestion monétaire. «Sans renier la nécessité d’harmonisation des politiques économiques et monétaires, cette nouvelle approche rééquilibrait quelque peu le parallélisme entre le processus monétaire et économique. […] Par ailleurs, le terme de “pré-union” était une réminiscence des premiers pas [de Werner] dans l’entreprise de l’intégration, à savoir le Benelux, dans lequel les trois États avaient vécu effectivement pendant quelque temps en état de pré-union, préparatoire à l’Union»9. Ces idées bénéficient d’un accueil favorable et la même année, Etienne Davignon – dont le rapport sur l’unification politique de 1970 est resté dans tous les mémoires – invite Werner à débattre de l’avenir du Marché commun lors d’un colloque au Palais d’Egmont. En procédant à un inventaire de l’état de la libéralisation douanière, ils démontrent avec force arguments que le Marché commun est loin d’être un marché libre (car même sur le plan de la simple union douanière subsistent encore une multitude de pratiques protectionnistes et discriminatoires).


«Voulons-nous, oui ou non, créer une Union européenne? Devant la perspective inévitable et, en fait, souhaitable de son élargissement, voulons-nous, oui ou non, renforcer et approfondir la Communauté ?». Ou bien, l’évolution de l’Europe vers “une vague union douanière” doit-elle être considérée comme une hypothèse tacitement acceptée par la majorité des pays de la Communauté?». Ce sont des questions fondamentales que le nouveau président de la Commission européenne, Roy Jenkins, pose dans son retentissant discours prononcé le 27 octobre 1977 à l’Institut européen de Florence10. Jenkins estime que la mise en place de l’Union monétaire européenne serait le plus sûr moyen de relancer la croissance économique et de lutter contre l'inflation et le chômage. La création d’une monnaie unique européenne «pourrait aider chacun de nos pays à se sortir d’une crise qui, nous le savons tous, sera longue et dangereuse. Au nom de quoi peut-on se départir quelque peu du scepticisme que, depuis l’abandon du plan Werner, provoque toute allusion à l’Union économique et monétaire et repenser cette Union audacieusement et sous toutes ces facettes? […] Au nom d’une monnaie européenne [répond Jenkins qui nous permettrait d’attaquer d’une manière bien plus efficace les problèmes apparemment irréductibles du chômage, de l’inflation et du financement des opérations internationales»11. L’union monétaire européenne entrainerait une évolution institutionnelle par la création d’une «nouvelle grande autorité, chargée de gérer les taux de change et les réserves extérieures et de définir les grandes orientations de la politique monétaire intérieure». Cette union conduira in fine à l’intégration politique des États membres. C’est le moment de la relance. Ces idées vont profondément imprégner l’action de la Commission européenne qui saisit, quelques semaines plus tard, le Conseil des ministres d’un ambitieux programme en faveur d’une union économique et monétaire12.


Le facteur de cohésion et d'ordre que pouvait représenter une zone de stabilité monétaire en Europe s'affirme de plus en plus. Au Sommet de Copenhague tenue les 7 et 8 avril 1978, Valéry Giscard d'Estaing et Helmut Schmidt relancent, à travers une initiative franco-allemande, la création d'un nouveau système monétaire européen (SME). Ouvert à tous les États membres, ce dispositif est destiné à mettre fin au flottement désordonné des changes en Europe et à préparer une seconde tentative d'union monétaire. Dans un contexte économique globalement favorable, le Conseil européen réuni à Brême entérine, le 7 juillet 1978, les caractéristiques du nouveau système, la mise en place d’une unité de compte européenne, l’European Currency Unit (ECU), ainsi que la substitution du Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) par un Fonds monétaire européen, prévu par le rapport Werner de 1970. Les institutions communautaires et les ministres des Finances des Neuf sont aussitôt chargés d'élaborer des propositions précises qui sont formellement adoptées par le Conseil européen de Bruxelles des 5 et 6 décembre 1978. Le SME est basé sur des taux de change stables mais ajustables, sur une répartition plus équilibrée des charges d’intervention et d’ajustement, ainsi que sur la solidarité entre les États membres13. Le SME poursuit deux objectifs principaux. Il s’agit, tout d’abord, d’assurer une plus grande stabilité des taux de change par la défense des taux-pivots. Ensuite, il vise à favoriser la convergence des politiques économiques et monétaires et à lutter contre l’inflation. Le SME s’avère plus ambitieux que le «serpent monétaire», dont il reprend les principes. La mise en place de ce système répond aussi à une organisation nouvelle, en grandes zones monétaires, du système monétaire international. Le SME constitue ainsi une zone de stabilité interne (comprenant la France, l’Italie, l’Irlande, l’Allemagne, le Danemark et les pays du Benelux), à côté de la zone de la livre sterling et de celle du dollar et du yen14.


Le Système monétaire européen entre en fonction le 13 mars 1979 (accords de Bâle)15, visant à la stabilisation des taux de change entre les monnaies des Neuf autour d'un cours pivot lui-même rattaché à une unité monétaire européenne – l’ECU. Ses débuts sont laborieux: la Grande-Bretagne reste en dehors du système pour pouvoir maintenir le flottement de la livre, ce qui entraîne la rupture de parité entre la livre sterling et la livre irlandaise. L'Italie et l'Irlande acceptent d’y participer, avec, en contrepartie, l’obtention des aides communautaires supplémentaires pour leurs régions. La France obtient le démantèlement progressif des montants compensatoires monétaires pour son agriculture. Jusqu’à sa disparition le 31 décembre 1998, le SME subira des profondes transformations pour passer d’un régime de changes fixes à celui de changes quasi flottants16.


«Dès le début [Pierre Werner devient] défenseur de cette nouvelle institution monétaire. Sans être identiques, les objectifs généraux du système ne divergeaient pas de la “pré union” préconisé dans ma brochure [«L’Europe monétaire reconsidérée»]. Les deux promoteurs n’ont pas manqué, d’ailleurs, de placer le Système Monétaire Européen dans le sillage du Plan d’Union Économique et monétaire de 1970. C’est ainsi que le Chancelier Helmut Schmidt […] relève la satisfaction que d’importantes idées du Plan élaboré sous [sa] présidence soient entrées dans le concept du SME»17. Peu de temps après, lors d’une conférence donnée à l’Institut royal des relations internationales à Bruxelles, Werner réalise, à la lumière du plan par étapes, une analyse approfondie du Système monétaire européen, de ses défis et de ses perspectives à la lumière de son rapport18.

1 Même en l’absence d’un accord sur la deuxième étape de l’UEM, le 18 février 1974 le Conseil adopte pourtant plusieurs mesures censées développer le volet économique de la future union. Il s’agit de la décision relative à la réalisation d’un degré élevé de convergence des politiques économiques (plus connue comme décision «convergence»), la directive concernant la stabilité, la croissance et le plein emploi dans la Communauté et la création d’un comité de politique économique voué à améliorer la coordination des politiques économiques et budgétaires des États membres. Cf. Décision du Conseil, du 18 février 1974, Conseil des Communautés européennes, Journal Officiel des Communautés européennes, no. L 63 du 5.3.1974, pp. 21-22.

3 Parmi ces efforts de réflexion comptent notamment:

- Le manifeste de la Toussaint (1er novembre 1975). C’est le fruit de la réflexion de neuf économistes provenant de huit pays européens au sujet du concept d’une monnaie parallèle. Les banques centrales étaient incitées à émettre une monnaie parallèle nommée «Europa», dotée d’un pouvoir d’achat constant et avec pour double objectif l’introduction d’une monnaie européenne unique et l’éradication de l’inflation.

- Appel à une politique réaliste d’unification européenne (12 décembre 1975). L’économiste Francis Woehrling, également fonctionnaire au sein de la direction générale Affaires économiques et financières de la Commission, participant à l’élaboration du manifeste de la Toussaint, rédige une note de réflexion individuelle sur les priorités de l’unification européenne qu’il soumet à titre individuel à la Commission des Communautés européennes. Source: http://ec.europa.eu/.

- Le rapport Tindemans sur l’Union européenne (29 décembre 1975), traité dans cette section.

- Le rapport Optica (Optimum Currency Areas) (16 janvier 1976). La Commission des Communautés européennes réunit un groupe d’experts pour réfléchir sur le concept d’une zone monétaire optimale en Europe.

- Quelques problèmes en relation avec les propositions d'une monnaie européenne parallèle (19 mars 1976). Il s’agit d’une note interne de la direction générale des Affaires économiques et financières de la Commission des Communautés européennes. Source: http://ec.europa.eu/.

- Le plan Duisenberg (27 juillet 1976) . Il s’agit des propositions soumises par le ministre néerlandais des Finances Wim Duisenberg visant à améliorer la coordination de la politique économique et de la gestion des taux de change. Source: http://ec.europa.eu/.

- Prises de position opérées lors des sommets et des conseils au sujet de l’Union économique et monétaire (10 décembre 1976). Le secrétariat général du Conseil procède à une synthèse concernant les principales prises de position lors des sommets européens et des conseils Ecofin, donnant ainsi une image d’ensemble sur diverses approches politiques.

- Rapport du groupe d’études sur le rôle des finances publiques dans l’intégration européenne:(rapport MacDougall) (avril 1977). Il s’agit d’une réflexion menée par des experts mandatés par la Commission des CE. Voir: Le rapport MacDougall – volume I (Bruxelles, avril 1977) et Le rapport MacDougall – volume II (Bruxelles, avril 1977) .

- Perspective de l’union monétaire (16 septembre 1977). Note du président de la Commission des CE à la réunion de réflexion en la matière de la Commission des CE (La Roche-en-Ardenne, 16-18 septembre 1977).

- Propositions de réforme de la Commission des Communautés Européennes et de ses services (rapport Spierenburg), 24 septembre 1979. Il s’agit d’une réflexion menée par des experts mandatés par la Commission des CE.

4 Rapport du groupe d’étude sur l’Union économique et monétaire en 1980 (rapport Marjolin). Commission des C.E. Direction générale des Affaires économiques et financières.

5 Ibid. Rapport, pp. 1-2.

6 Voir TRIFFIN, Robert. Je vous l’avais bien dit! In Cahiers Français, n° 196, mai-juin 1980.

7 TINDEMANS Leo, European Union: report. P. 13.

8 WERNER, Pierre. L’Europe monétaire reconsidérée. Lausanne: Centre d’études européennes, 1977, pp. 40-41.

9 WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, p. 228.

10 Discours de Florence dans Cahiers Français, n° 196, mai-juin 1980, pp. 23-25. Voir aussi 'Mr Jenkins’ seven arguments in support of a European currency'Les sept arguments de M. Jenkins en faveur d'une monnaie européenne», auteur: L.-F., B. In 30 jours d'Europe (27 octobre 1977). In 30 jours d'Europe. dir. de publ. Fontaine, François; Réd. Chef Chastenet, Antoine. Décembre 1977, n° 233. Paris: Service d'information des Communautés européennes, pp. 6-7.

11 JENKINS, Roy. Europe's present challenge and future opportunity. Florence: 27.10.1977.
Archives familiales Pierre Werner, Luxembourg.

12 Communication de la Commission au Conseil européen des 5 et 6 décembre 1977 réuni à Bruxelles, sur les perspectives de l'Union économique et monétaire, Bruxelles, 17 novembre 1977, COM(77) 620 final. In ORTOLI, François-Xavier. Documents officiels de la Commission 1977-1978. Historical Archives of the European Union. Fonds Code FXO-108. Source: http://www.eui.eu/.

13 Résolution du Conseil européen du 5 décembre 1978 concernant l’instauration du système monétaire européen (SME) et des questions connexes. In Bulletin des Communautés européennes, 1978, n° 12, pp. 9-13, Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes.

14 LEBOUTTE, René. Histoire économique et sociale de la construction européenne, P.I.E. Peter Lang, 2008,

p. 245. Voir aussi VAN YPERSELE, Jacques et KOEUNE, Jean-Claude. Le système monétaire européen: origines, fonctionnement et perspectives. In Perspectives européennes. Luxembourg-Bruxelles: Office des publications officielles des Communautés européennes, 1988, p. 41.

15 Communautés européennes-Comité monétaire (sous la dir.). Compendium des textes communautaires en matière monétaire. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes, 1979, 180 p., ISBN 92-825-1149-9, pp. 58-64.

16 Voir MAES, Ivo. Economic Thought and the Making of European Monetary Union. Cheltenham: Edward Elgar (éd.), 2002.

17 WERNER, Pierre. Itinéraires. T. II, p. 229.

18 WERNER, Pierre. Du plan Werner au Système monétaire européen (S.M.E.). In Studia diplomatica. 1980, n° 3; Vol. 33. Bruxelles: Institut royal des relations internationales, pp. 241-255. Archives familiales Pierre Werner.

Im PDF-Format einsehen