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Architecture institutionnelle et coopération politique

Architecture institutionnelle et coopération politique


Dans ces circonstances et en raison d’autres chantiers européens d’envergure – l’élargissement de la Communauté, le renforcement des institutions, la réforme de la politique agricole commune, l’avancement vers l’Union européenne et l’UEM, la coopération politique – Werner se lance d’emblée dans une offensive européenne à tous azimuts. Cette approche s’avère payante, d’autant plus qu’au deuxième semestre de 1980 le Grand-Duché exerce la présidence tournante du Conseil des Communautés européennes. Depuis l’adoption du traité de Rome, ceci s’est produit à dix reprises1. Dans l’intervalle 1960-1976, les présidences luxembourgeoises sont gérées exclusivement par divers gouvernements Werner et le compromis de Luxembourg de janvier 1966, ainsi que la médiation luxembourgeoise décisive qui a sorti la Communauté de l’impasse, restent gravés dans la mémoire de l’Europe.


«Qu'il préside le Conseil ou qu'il préside le Conseil européen, le Luxembourg a montré les mêmes qualités: un solide professionnalisme, une grande impartialité, une volonté résolue de faire progresser la Communauté. De par sa situation géographique comme en raison de la structure de son économie, les intérêts du Luxembourg se confondent largement avec ceux de la Communauté. […] Le Luxembourg n’a guère de concessions à faire. […] Son engagement européen peut donner à sa présidence un dynamisme et un retentissement exceptionnels»2.


Cette nouvelle présidence est dominée par plusieurs sujets sensibles: les questions monétaires, les revendications de Londres de voire diminuer la contribution britannique au budget communautaire, l’élargissement vers le Sud, ainsi qu’à l’international par la situation au Moyen-Orient.


Les 1er et 2 décembre 1980, le Luxembourg accueille le Conseil européen des Neuf sous la présidence de Pierre Werner. La Grèce siège en tant qu’observateur (elle devient membre effective dès janvier 1981). Cette réunion ne suscite pas de grandes ambitions, mais seulement des espoirs d’apaisement après une période où la Communauté a traversé d’importantes turbulences et ce dans un contexte international préoccupant. Le Système monétaire européen (SME), mis en place en mars 1979 est vite entravé par le refus de la Grande-Bretagne de participer au mécanisme des taux de change, élément clé du système. Quelques mois plus tard, le nouveau Premier ministre Margaret Thatcher, exige la révision de la contribution britannique au budget communautaire. En mai 1980, le Conseil des ministres des Communautés européennes arrive à dégager un accord temporaire en cette matière et la Commission est chargée d’avancer des propositions concrètes de modifications structurelles budgétaires et des politiques communautaires (le «mandat du 30 mai»).


Le Conseil de Luxembourg se félicite pour le fonctionnement satisfaisant du SME, vu qu’en 1980, aucun réalignement n'est intervenu et les monnaies participantes sont toutes restées à l'intérieur de leurs marges de fluctuation. Néanmoins, le SME se veut davantage qu'un mécanisme de change. Or les interventions en monnaies communautaires, quoiqu'en développement, sont demeurées très secondaires par rapport aux interventions en dollars, et ces dernières ont été insuffisamment coordonnées – au point d'avoir à certains moments aggravé les tensions entre monnaies du système. De ces éléments, il ressort que les possibilités du système ne sont pas complètement exploitées et que les règles d'utilisation de ses mécanismes demandent à être précisées. La réflexion sur l’avenir du système doit s’articuler autour du développement progressif de l'utilisation de l'écu. En outre, le Conseil européen prend notre de l'intention des partenaires de renouveler sous leur forme actuelle les arrangements qui ont donné naissance au système, et confirme sa détermination de poursuivre le renforcement du SME jusqu'à son passage, au moment approprié, à la phase institutionnelle3.


L’accalmie est brève, car la crise de la Communauté est profonde. À la revendication britannique, dont la virulence marque profondément les partenaires, s’ajoutent d’autres dossiers conflictuels non réglés, comme la croissance des dépenses agricoles, l’épuisement des ressources propres, les négociations d'adhésion de l'Espagne et du Portugal face aux fortes réticences françaises. Le climat est morose et aucun État membre n’est prêt ni à des concessions significatives, ni à des grandes décisions. C’est le début d’une période d’euroscepticisme et d’eurosclérose.


Le Conseil européen de Luxembourg prend acte de l’absence de progrès significatifs en matière de construction institutionnelle et le rapport du «Comité des trois» reste ainsi sans suite dans l’immédiat4. Notons que la précédente présidence luxembourgeoise, exercée au premier trimestre de 1976, avait dû constater l’absence d’accord sur un autre rapport ouvrant de nouveaux horizons à la construction européenne – le rapport Tindemans. Le temps n’était pas aux grands changements qui n’interviendront qu’en 1986, avec l’Acte unique européen.


Dans ses délibérations, le Conseil de Luxembourg ne manque pas de remarquer l’affirmation d’une présence européenne dans un contexte international difficile. Lors du précédent Conseil européen déroulé les 12 et 13 juin 1980 à Venise, les Neuf avaient adopté une déclaration solennelle sur le Moyen-Orient, dans laquelle ils donnaient des pistes pour un règlement pacifique du conflit israélo-palestinien. Le ministre luxembourgeois des Affaires étrangères, Gaston Thorn, avait été investi d’une mission de contact au Moyen-Orient, mais les incitations des européens au dialogue, n’ont pas convaincu les adversaires à commencer les négociations de paix. Sans conséquences immédiates, la déclaration de Venise demeure le fondement de la politique de la Communauté et de ses États membres au Moyen-Orient.


Lors de la présentation des conclusions du Conseil – à la rédaction desquelles s’est attelé avec beaucoup de minutie, tout comme à la modération des débats et des confrontations au service d’une position commune – le président Werner remarque la qualité des discussions et du maintien, en dépit des difficultés, des signes de volonté de la part des partenaires à poursuivre leur œuvre commune.


En sa qualité de président, Pierre Werner est secondé par Colette Flesch, nouveau ministre des Affaires étrangères, ainsi que Gaston Thorn, l’ancien chef de la diplomatie luxembourgeoise. Convoitant la présidence de la Commission européenne, il avait présenté sa démission quelques jours avant la session. Nouvellement réélu à la tête du gouvernement et succédant à Thorn, Werner décide dès le début d’appuyer ses nouvelles ambitions. «Gaston n’avait jamais caché son désir de briguer un poste de prestige sur le plan international. Son intense activité diplomatique, la présidence en 1975 de l’Assemblée générale des Nations-Unies lui avaient permis de développer sa notoriété internationale et de donner à sa candidature pour la présidence de la Commission une crédibilité effective. […] Il ne se trouve pas tous les jours une personnalité luxembourgeoise ayant le goût et la surface politique nécessaires pour aspirer à un tel poste»5.


Dans ses démarches, Werner mise sur deux circonstances politiques favorables: la présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres des CE au second semestre de l’année 1980 et les contingences du moment qui penchaient en faveur d’un président issu du Benelux. Eu égard qu’un échange de vue sur les candidatures est prévu en marge de la conférence de Venise (1213 juin 1980), Werner demande de rencontrer au préalable ses homologues belge et néerlandais pour préparer le terrain. Les trois se réunissent début juin, autour d’un déjeuner organisé à Bruxelles par Wilfried Martens. Les discussions révèlent que chacun a son candidat: Martens songe au vicomte Étienne Davignon, fin connaisseur des rouages européens et très apprécié par les Britanniques, tandis que Dries van Agt pense à son compatriote, le député Max van der Stoel6. Werner met en avant le fait que la Commission avait déjà été présidée dans le passé par des ressortissants de ces pays, ce qui n’était pas le cas pour le Grand-Duché. Werner parvient à convaincre ses interlocuteurs de soutenir la candidature luxembourgeoise et à Venise, Thorn est proposé comme candidat unique des pays de Benelux. Face aux réserves et hésitations d’autres délégations, Werner donne l’argument de l’égalité des droits des États membres et le Luxembourg emporte la bataille7.


Thorn conduit la Commission européenne du 6 janvier 1981 au 5 janvier 1985. À l’entame de son mandat, l’Europe connaît des heures difficiles, dans un milieu international affecté par la dépression et l’inquiétude. Elle est en proie «des crises – et non d’une seule crise – […] à plusieurs niveaux selon qu'ils dépendent de façon plus ou moins étroite de ce que l'on peut appeler le système communautaire, c'est-à-dire cet ensemble original d'objectifs et de règles communes, de processus de décision et de moyens budgétaires consacrés à la réalisation de politiques et d'actions communes»8. Afin de donner à l’intégration européenne une dynamique nouvelle, Thorn envisage d’agir sur plusieurs fronts simultanément: l’avancement dans la coopération politique et dans la réforme institutionnelle communautaire, la mise en place des politiques nouvelles («l’Europe de l’innovation») dans le contexte d’un grand marché unifié pour les biens, les services et les capitaux, l’identification des ressources propres additionnelles, avec leurs corollaire – une meilleure maîtrise des dépenses–, la finalisation des laborieuses négociations d'adhésion du Portugal et de l'Espagne. Par ailleurs, le processus de construction européenne doit se rapprocher des citoyens.


Au début des années 1980 des changements politiques notables produits en France et en Allemagne, imprégneront profondément l’histoire de ces pays et la construction européenne. Le 10 mai 1981, François Mitterrand, secrétaire général du Parti socialiste, est élu président de la République française. Il restera au pouvoir durant deux septennats. Le 1er octobre 1982, le chrétien-démocrate Helmut Kohl devient le nouveau chancelier allemand et exercera ces fonctions pendant seize années. «En dépit de leurs différences politiques, Kohl et Mitterrand s’entendirent parfaitement. À l’occasion du vingtième anniversaire du traité de l’Élysée, le 20 janvier 1983, Mitterrand prononça un célèbre discours au Bundestag pour exprimer son soutien à Kohl [et à la politique de déploiement des euromissiles]. Un an plus tard, ils visitèrent ensemble le cimetière de Verdun. L’image des deux hommes, mai dans la main, prit rapidement valeur symbolique. Comme toujours, le bon état des relations franco-allemandes eut une influence profonde sur la scène communautaire et favorisa une nouvelle relance de la construction européenne»9.


Six mois après son entrée en fonctions, Gaston Thorn présente, le 24 juin 1981, les résultats du travail accompli par la Commission en vertu du «mandat du 30 mai 1980». Avec l’objectif de construire «l'Europe de la deuxième génération», ce rapport recommande au Conseil d’adopter «une stratégie globale de relance européenne» sur la base d’un «ensemble intégré et cohérent de politiques nouvelles». Le document porte sur trois volets: la réforme du système de dépenses budgétaires, une réorientation de la politique agricole commune (PAC) – «insérée dans un cadre rationnel à long terme» – et le développement des politiques communes. Le Conseil européen tenu à Luxembourg les 29 et 30 juin 1981, décide de passer à l’action et institue un groupe ad hoc chargé de la mise en œuvre de ces propositions. Mais les questions du budget communautaire et la contribution britannique acèrent les controverses. Faute d’un accord, les propositions de la Commission ne sont pas avalisées par le Conseil des ministres. Pour se faire jour, elles devront attendre l’année 1983.


Face à cet enlisement, Pierre Werner tire le signal d’alarme. «Je m’en effraie moins que d’autres, parce que j’ai pu suivre de près toutes les péripéties de l’aventure européenne. Et L’histoire de la Communauté continent plusieurs crises au moins aussi graves que celle d’aujourd’hui. Mais je l’ai dit à mes collègues qui sont tous mes cadets […]. Si nous ne progressons pas continuellement et sensiblement sur la voie d’une unification économique et sociale, financière et monétaire, les acquis d’hier seront vite mis en danger. Si nous ne trouvons pas de solution aux problèmes du budget communautaire, la politique agricole commune sera tôt ou tard mise en danger, puis ce sera la mise en question de toutes les autres réalisations»10.


En janvier 1984, la Commission présente, dans un livre vert, des propositions de réforme du budget communautaire, en esquissant des solutions viables en matière de ressources propres et du déficit britannique. Les 25 et 26 juin de la même année, le Conseil européen de Fontainebleau s’accorde, grâce aux impulsions Mitterrand-Kohl, sur une solution de compromis qui met un terme à la longue crise budgétaire de la Communauté. Ainsi: les ressources financières des Communautés sont augmentées, le financement de la PAC est réduit et le Royaume-Uni voit une partie de sa contribution remboursée par ses partenaires. Depuis cette date, les Britanniques bénéficient d’un rabais dans leur participation au budget communautaire (le «chèque» britannique).


Afin de sortir l'intégration européenne de sa paralysie, l’Allemagne et l’Italie montent au créneau avec des propositions de réforme. Le 6 janvier 1981, à Stuttgart, le chef de la diplomatie allemande, Hans-Dietrich Genscher, préconise un renforcement de la coopération politique des Dix. Les idées de ce qui restera comme l’«appel de l'Épiphanie» sont reprises par son homologue italien, Emilio Colombo, dans un discours qu'il prononce le 28 janvier 1981 à Florence. C’est la naissance du plan Genscher-Colombo, officiellement présenté le 6 novembre 1981. Ce document se place dans le droit chemin du rapport Tindemans, mais établi un lien institutionnel entre les Communautés européennes et la coopération politique. Le Conseil européen et le Conseil des Communautés sont investis d’une prééminence déterminante en matière de politique étrangère, tandis que le Parlement devra renforcer son «pouvoir de collaboration et ses fonctions de contrôle». Cette double orientation se retrouvera clairement dans les négociations du traité de Maastricht. Au Conseil européen de Londres des 26 et 27 novembre 1981 un projet d'Acte européen est déposé. L'initiative Genscher-Colombo aboutit le 19 juin 1983, au Conseil européen de Stuttgart, à une déclaration solennelle des Dix sur l'Union européenne. En retrait par rapport aux propositions germano-italiennes, la déclaration de Stuttgart définit quatre domaines d'action pour l'Union européenne: les Communautés européennes, la politique étrangère, la coopération culturelle et le rapprochement des législations nationales. Cette déclaration n'a qu’une portée politique, étant dépourvue de valeur juridique contraignante.

À son tour, le Parlement européen, élu pour la première fois au suffrage universel en juin 1979, se penche sur la réforme institutionnelle de la Communauté. Il adopte le 14 février 1984, un projet de traité instituant l'Union européenne – connu comme le «projet Spinelli» – visant à modifier les institutions communautaires. Plus fédéraliste que le plan Genscher-Colombo, ce projet prévoit le renforcement du rôle du Parlement européen dans la procédure législative et budgétaire, envisageant un véritable pouvoir de codécision avec le Conseil. Le rôle de la Commission augmente et son poids dans l’équilibre constitutionnel la rapproche du Parlement (il est prévu que la composition de la Commission soit soumise à l’investiture des députés européens et son programme d’action soit soumis à leur approbation). Malgré le manque de répercussion de son contenu, l’adoption de ce projet d’origine parlementaire incite les gouvernements des États membres à reprendre l’initiative. Le Conseil européen de Fontainebleau (24-25 juin 1984) lance le processus devant conduire à l’Acte unique européen, au parachèvement de l’Union économique et monétaire et, par la suite, au volet politique du traité de Maastricht.

1La présidence luxembourgeoise du Conseil des ministres est exercée aux premiers semestres de 1960, 1963, 1966, 1969, 1972, 1976, au second semestre de 1980 et 1985, au premier semestre de 1991, au deuxième semestre de 1997 et au premier semestre de 2005.

2DELORS, Jacques. Le Luxembourg et ses présidences du Conseil européen. In Innovation-Integration, Festschrift für Pierre Werner/Mélanges pour Pierre Werner. Luxembourg: Éditions Saint-Paul, 1993. p. 327.

3Cf. Bulletin des Communautés européennes. Commission. N° 12/1980, 13e année, 1re partie, chapitre I. Luxembourg: Office des publications officielles des Communautés européennes.

4Composé de Barend Biesheuvel, ancien Premier ministre néerlandais et ancien membre du Parlement européen, d'Edmund Dell, ancien ministre du Commerce britannique, et de Robert Marjolin, ancien vice-président de la Commission européenne, le «Comité des trois sages» se réunit pour la première fois à Bruxelles le 18 décembre 1978. Le groupe fonde son rapport sur des entretiens avec les autorités politiques de tous les États membres de la Communauté ainsi qu'avec les responsables de chacune des institutions communautaires. Il rencontre également le comité présidé par Dirk Spierenburg à qui la Commission européenne a confié, en septembre 1978, la tâche de dresser un rapport sur la réorganisation de sa structure interne. Publié, sous forme condensée, en octobre 1979, le «Rapport sur les institutions européennes» est remis au Conseil européen de Dublin des 29 et 30 novembre 1979.

5WERNER. Itinéraires. T II, pp. 243-244.

6Cf. WERNER. Itinéraires. T II, pp. 243-244 et Archives nationales de Luxembourg (ANLux) METATDIV 0029.

7Après Gaston Thorn, deux autres Luxembourgeois ont été appelés à présider la Commission européenne: Jacques Santer (23 janvier 1995 – 15 septembre 1999) et Jean-Claude Juncker (président élu par le Parlement européen depuis le 16 juillet 2014). Notons que le compromis de Luxembourg de janvier 1966 et la médiation européenne couronnée de succès alimente l’idée d’une éventuelle candidature de Pierre Werner à la présidence de la Commission de la CEE Ce n’est qu’une rumeur, puisque le Premier ministre luxembourgeois n’a jamais réellement envisagé d’abandonner son mandat électif national.

8THORN, Gaston. L'Europe: comment sortir de la crise? In Studia Diplomatica. 1984, n° 3; vol. 37. Bruxelles: Institut Royal des Relations Internationales, pp. 261-279, cit. p. 264.

9OLIVI, Bino; GIACONE, Alessandro. L’Europe difficile. Histoire politique de la construction européenne. Paris: Éditions Gallimard, collection Folio histoire, 2007, p. 171.

10Bilan et Perspectives. Interview de M. Pierre Werner, Président du Gouvernement. In Echo de l’Industrie 1983, pp. 5-7.

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