Complémentarité ou dépendance?

Complémentarité ou dépendance ?

 

Pour obtenir des États-Unis un soutien militaire adapté à la menace soviétique, le Conseil consultatif du traité de Bruxelles avait résolu, le 1er août 1950, qu’il convenait d’établir « la coopération la plus étroite possible entre les organisations de Bruxelles et de l’Atlantique, non seulement sur le terrain militaire, mais aussi dans le domaine du financement et de l’armement »[1]. Le 20 septembre 1950, le Conseil atlantique décide de créer des commandements unifiés de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). En vertu de cette décision, le 20 décembre 1950, les responsabilités militaires de l’Union occidentale (UO) sont transférées aux instances atlantiques. Le Conseil consultatif du traité de Bruxelles acte la fin de l’UO au terme d’une « réunion de liquidation » selon l’expression de René Massigli, ambassadeur de France à Londres[2]. Le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schuman, ne s’y déplace même pas : « C’est sur la base d’une résolution britannique que sera finalement réglé le sort de l’organisme de défense créé en 1948. La résolution finale adoptée par le Conseil consultatif affirme le maintien d’une solidarité particulière des Cinq dans les domaines politique, culturel et social. Comme pour masquer un remord, Hollandais, Belges et Français soulignèrent que l’organisation devait subsister de quelque manière, même sur le plan militaire, en raison de l’automatisme de l’assistance mutuelle stipulé par le traité de Bruxelles »[3]. Il ajoute : « En 1948, on avait rêvé d’une organisation de la défense européenne appuyée par les États-Unis ; on a abouti à une organisation atlantique dans laquelle les forces européennes sont intégrées. La défense de l’Europe a cessé d’être pour les cinq une responsabilité commune ; comment dès lors se flatter de l’espoir d’avoir un jour une politique commune ? La France est délivrée du cauchemar d’une prédominance britannique, mais la réalité d’une domination américaine commence à apparaître… »[4].

 

L’Union de l’Europe occidentale (UEO) semble dès lors entrer dans une phase d’ « autocensure ». Aux termes de l’article 8 du traité de Bruxelles révisé (1954), le Conseil des ministres de l’UEO aurait pu décider de doter l’Organisation de ses propres organes militaires d’exécution. L’assemblée parlementaire de l’UEO se prononce plusieurs fois pour la création d’un comité des ministres de la Défense et pour l’organisation régulière de réunion des chefs d’état-major. Le Conseil des ministres refuse de donner suite, notamment pour éviter toute duplication des dispositifs avec l’OTAN. Et le 27 février 1957, le Conseil des ministres de l’UEO décide de se restreindre à quatre sujets : le niveau des forces armées des États membres, le maintien de certaines forces britanniques en Europe continentale, l’agence de contrôle des armements et les questions de politique étrangère que les uns et les autres souhaitent évoquer. Par souci d’efficacité, peut-être d’économie, l’UEO s’efface devant l’OTAN.

 

Les positions de la France et du Royaume-Uni

 

Prédominance, domination, hégémonie. Voici les mots clefs de la relation complexe instaurée, dès ses origines, entre défense européenne et défense atlantique. Enjeux de puissance et réalité économique et matérielle ne coïncident pas dans ces débats. Dans la relation étroite qui s’instaure entre UEO et OTAN à partir de 1954, l’état des relations franco-britanniques pèse lourdement. Pour que l’UEO fasse entendre sa voix, il faut que Londres et Paris parlent ensemble et en sa faveur. Or, les relations entre la France et la Grande-Bretagne après les accords de Londres et de Paris « ne sont pas aussi intimes, ni aussi cordiales qu’elles l’ont été et qu’elles devraient l’être »[5]. Les cicatrices de la Communauté européenne de Défense sont difficiles à refermer en France et la méfiance envers les Alliés anglo-saxons durable[6]. L’affaire de Suez, en 1956, aggrave les choses. L’alliance militaire entre les deux pays tourne mal et scelle définitivement le retrait des deux puissances européennes face aux États-Unis et à la Russie. La relation spéciale entre la Grande-Bretagne et les États-Unis semble incompatible avec une politique européenne.

 

Le malentendu entre la Grande-Bretagne et la France porte également sur leur participation à la défense occidentale. Chacun s’inquiète du retrait de l’autre et pense contribuer plus que le partenaire à l’effort commun. Londres s’alarme devant le prélèvement récurrent de divisions françaises affectées à la défense de l’Europe et envoyées en Algérie au nom de la défense commune[7]. À partir de 1954, la France retire progressivement trois divisions d’Allemagne (la 2e DIM, la 7e DMR et la 5e DB) et prive ainsi l’OTAN de ses meilleures unités dans le secteur Centre Europe. Les Français répondent que le danger vient du Sud et qu’en défendant l’Algérie ils défendent l’Europe.

 

De son côté, le gouvernement britannique publie, le 4 avril 1957, un Livre blanc qui transforme radicalement sa politique de défense. La Grande-Bretagne annonce fonder désormais sa stratégie sur une force nationale de dissuasion nucléaire et entend donc diminuer ses forces conventionnelles, notamment en Allemagne. Cette politique s’accompagne d’un rapprochement avec les États-Unis. Le 25 octobre 1957, le président américain Eisenhower et le Premier ministre britannique Macmillan publient leur « déclaration de buts communs ». On peut y lire notamment: « En ce qui nous concerne, nous considérons que la possession par nos deux pays de la puissance des armes nucléaires est une garantie pour la défense du monde libre »[8]. Les Français ne peuvent que s’inquiéter d’une telle tendance. Ils craignent que la réduction des effectifs britanniques fasse effet boule de neige et entraine d’autres pays à les imiter. Ils s’inquiètent aussi de voir se profiler une défense plus périphérique, qui reposerait sur les armes nouvelles qu’ils ne possèdent pas encore. Les 4 et 5 juillet 1958, lors du voyage à Paris du Secrétaire d’État américain John Foster Dulles, le président français, le général de Gaulle demande l'aide américaine pour doter la France d'un armement nucléaire. Mais il précise que contrairement à la Grande-Bretagne, « la France ne se livrera à aucun marchandage, refusant d'échanger des faveurs faites dans le domaine atomique contre l'acceptation de rampes de lancement sur le territoire français »[9]. Dulles quitte Paris sans résultat. Néanmoins, le général de Gaulle ne s’arrête pas là, et fort de l'appui du chancelier fédéral Adenauer, quelques jours  après l'entrevue de Colombey-les-deux-Églises, il envoie, le 17 septembre 1958, au président américain Eisenhower et au Premier ministre britannique Macmillan, un mémorandum[10] dans lequel il demande la mise en commun des secrets atomiques et la constitution de commandements combinés sur les divers théâtres d'opérations dans le monde. Il propose également la création d'un directoire tripartite de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) associant sur pied d'égalité la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis pour mener les discussions de stratégie atomique.

 

L’administration Eisenhower oppose une fin de non-recevoir au mémorandum. Elle réfute toute hiérarchie entre les membres de l’Alliance et souligne, à l’inverse, l’égalité entre la France, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest. Elle rappelle aussi que la concertation anglo-saxonne se justifie par leurs intérêts communs dans les zones extérieures à l’OTAN (Moyen-Orient et Asie). Ce refus justifie, aux yeux des Français, leur désengagement progressif de l’OTAN. Successivement, la France décide le 11 mars 1959 du retrait de la flotte française en Méditerranée qui avait été mise sous commandement atlantique. En juin 1959, elle annonce son refus de stocker sur son sol des armes nucléaires étrangères. Les pourparlers sur l'installation d'IRBM en France échouent. Enfin, le général de Gaulle refuse d'intégrer l'aviation française dans le système projeté d'alerte et de défense aérienne de l'OTAN pour l'Europe occidentale[11]. Cela laisse entrevoir progressivement la décision de quitter le commandement intégré de l’OTAN en 1966.

 

De décembre 1958 à la conférence avortée de mai 1960[12], la « crise de Berlin »[13] (ouverte le 27 novembre) ne provoque pas de raidissement occidental. Elle favorise au contraire une détente Est-Ouest menée par la Grande-Bretagne, traînant derrière elle les États-Unis. De Gaulle appuie le chancelier fédéral dans son intransigeance à l’égard de Moscou. La méfiance domine les relations franco-britanniques, ce qui les conduit sur deux chemins opposés. Londres préfère privilégier la « relation spéciale » avec Washington et resserrer la défense du continent sur l’OTAN, quand la France se tourne davantage vers le couple franco-allemand et donc la construction européenne dans le cadre de la CEE.[14]

 

Quel débat au sein de l’UEO?

 

L’argument régulièrement avancé au bénéfice de l’UEO était l’automatisme de son article 5. Il ressurgit à chaque remise en cause de l’UEO. Le traité de Bruxelles prévoit « Au cas où l’une des Hautes Parties Contractantes serait l’objet d’une agression armée en Europe, les autres lui porteront, conformément aux dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, militaires et autres »[15]. Le traité de Washington dispose : « Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l'article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord ». La nuance entre les deux dispositions doit pourtant être relativisée. Les deux articles évoquent une assistance mutuelle.[16] L’automatisme est plus clair dans le cas de l’UEO, mais les moyens militaires dépendent de l’OTAN.[17]

 

Les questions militaires sont traitées par l’OTAN. Les accords de Londres et de Paris mettent en place ce que l’historien Pierre Gerbet qualifie de « solution atlantique à façade européenne »[18]. La proximité entre les deux organisations se fait au bénéfice de l’OTAN. On y trouve un indice dans le choix des personnalités appelées à représenter leurs pays auprès des différents organismes. Les mêmes personnes, issues des représentations nationales auprès de l’OTAN, intègrent les délégations envoyées à l’UEO, qui recommande, après la création en mai 1955 du Comité permanent des armements de l’UEO, d’y nommer l'ingénieur général Bron, qui est déjà le représentant de la France au Comité de production d'armements de l'OTAN). En outre, l’UEO n’a en charge ni la planification de la politique de défense ni l’organisation de la défense commune, deux activités transférées à l’OTAN dès 1950. Même si elle accueille des débats sérieux et de haute tenue sur les questions de défense, l’Assemblée de l’UEO n’a aucun pouvoir. Et l’UEO n’a ni forces armées ni commandement en propre. Elle dépend pour cela de l’OTAN.

 

La valeur intrinsèque de l’UEO réside ailleurs. D’abord, dans le forum d’échange qu’elle constitue pour les Européens. Elle fait office de liaison entre la CEE et la Grande-Bretagne, en même temps qu’elle constitue de fait une forme de « pilier européen » de l’OTAN, bien avant que cette expression ne soit utilisée.

 

 


[1] MAEF, Service des Pactes, 15, note du Service des Pactes a.s. Traité de Bruxelles et Pacte de l’Atlantique, 2 octobre 1950.

[2] MASSIGLI, René. Une Comédie des erreurs, 1943-1956, souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne. Paris, Plon, 1966, p. 133.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 143.

[5] Eden, Anthony. Full Circle – The Memoirs of the Rt. Hon. Sir Anthony Eden. London: Cassell, 1960, p. 195.

[6] La ratification des accords de Paris l’illustre. Alors qu’à Londres le vote est sans appel (280 pour, 4 contre, abstention de l’opposition), à Paris, le premier vote est hostile (280 voix contre, 258 pour). Le Président du Conseil, Pierre Mendès-France, doit engager la question de confiance pour faire passer le texte, de justesse (287 voix contre 260).

[7]. OTAN, IS005, Procès-verbal d’une réunion du Conseil tenue au Palais de Chaillot, mercredi 17 novembre 1954, à 10 h. 15, C-R(54)43, 19 novembre 1954.

[8] Documents on American foreign relations, 1957, New York, Harper, 1958, p. 135.

[9] L'Année politique 1958. Paris : Presses universitaires de France, 1959, p. 372.

[10] GAULLE, Charles de, 1958, Lettre et mémorandum du général de Gaulle au général Eisenhower (17 septembre 1958) [en ligne]. Consulté le 15 décembre 2015. Disponible à: http://www.cvce.eu/obj/lettre_et_memorandum_du_general_de_gaulle_au_general_eisenhower_17_septembre_1958-fr-aebdd430-35cb-4bdd-9e56-87fce077ce70.html

[11] Kitsikis, Dimitri. L'attitude des États-Unis à l’égard de la France de 1958 à 1960. Revue française de science politique, n°4, 1966. p. 708.

[12] Cette conférence prévue entre les quatre Grands est annulée après l’affaire du survol du territoire soviétique par un U2 américain, abattu par les Russes.

[13] Dénonciation par Khrouchtchev du protocole tripartite concernant l’administration du Grand Berlin par la France, le Royaume-Uni et les États-Unis.

[14] KARNER, Stefan, Stelzl-Marx, Barbara, et …(dir.). Der Wiener Gipfel 1961: Kennedy - Chruschtschow. (in Veröffentlichungen des Ludwig-Boltzmann-Instituts für Kriegsfolgen-Forschung. Sonderband 12). Innsbruck: StudienVerlag, 2011.; DEIGHTON, Anne. „Großbritannien und der Wiener Gipfel im Juni 1961“, in KARNER, Stefan, et ….(dir.). Ibid., SOUTOU, Georges-Henri. „Paris als Nutznießer des erfolglosen Wiener Gipfels“, in KARNER, Stefan. et …. (dir.). Ibid.

[15] Article 6 du traité de Bruxelles (version 1948).

[16] Interview de Francis Gutmann (Paris, 10 septembre 2014) – Extrait: comparatif entre l’article 5 du traité de Bruxelles modifié et l’article 5 du traité de Washington, [2014]. [en ligne], Consulté le 15 décembre 2015. Disponible à: http://www.cvce.eu/obj/interview_de_francis_gutmann_paris_10_septembre_2014_extrait_comparatif_entre_l_article_5_du_traite_de_bruxelles_modifie_et_l_article_5_du_traite_de_washington-fr-dbbee72c-c768-4a81-945d-2341138789e5.html

[17] KAPLAN, Lawrence S. NATO divided, NATO united : the evolution of an alliance. Westport, Conn: Praeger, 2004. KAPLAN, Lawrence S with the assistance of Morris Honick. NATO 1948: the birth of the Transatlantic Alliance, Lanham, Md.: Rowman & Littlefield, 2007.

[18] GERBET, Pierre, La construction de l’Europe, Paris, imprimerie nationale, 1999, p. 184.

 

 

 

 


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