La crise de la Commission européenne

La crise de la Commission Santer


Jacques Santer, Premier ministre, ministre du Trésor et ministre des Affaires culturelles du Grand-Duché de Luxembourg, est désigné président de la Commission européenne par le Conseil européen du 15 juillet 1994 parce que John Major, Premier ministre de Grande-Bretagne, avait mis son veto au choix de toute personne susceptible de poursuivre l’action politique de Jacques Delors et ainsi écarté la candidature de Jean-Luc Dehaene, Premier ministre de Belgique, considéré comme trop fédéraliste.


Ainsi, la position du nouveau président est affaiblie par les conditions mêmes de sa nomination. Il apparaît comme un « second choix », témoignant d’une certaine méfiance du Conseil à l’égard de la Commission qui avait été très active avec Delors. De son côté, le Parlement européen, élu en juin 1994, exprime son mécontentement à l'égard des conditions de cette nomination en adoptant, de justesse, un avis favorable le 21 juillet, affirmant ainsi sa volonté de jouer un rôle accru au sein des institutions communautaires. Santer réussit toutefois à s’affirmer lors du choix des membres de la Commission par le Conseil, auquel le traité de Maastricht associe désormais le président de celle-ci, et à obtenir du Parlement son investiture, le 18 janvier 1995, à une majorité plus importante que prévue (416 voix contre 103 et 59 abstentions). La Commission Santer est nommée le 23 janvier par le Conseil pour la période 1995-2000. Elle entre en fonction le 1er février.


Jacques Santer est considéré comme peu fédéraliste. Peut-être parce que c’est la présidence luxembourgeoise qui a proposé, lors de la négociation du traité d’Union européenne, au premier semestre 1991, une structure en trois « piliers », dont un communautaire et les deux autres intergouvernementaux alors que la Commission préférait le cadre communautaire unique. Le Premier ministre Santer avait toutefois tenté d’introduire, mais sans succès, la référence à un processus graduel [d’intégration] qui aurait conduit à une Union à vocation « fédérale ».


La Commission Santer joue un rôle important dans plusieurs domaines. D’abord pour la préparation du passage à la monnaie unique. Elle s’en préoccupe dès le début, en particulier le commissaire français Yves-Thibault de Silguy qui multiplie les contacts avec les milieux professionnels, les banques et les chambres de commerce, aboutissant à la publication, le 31 mai 1995, d’un « Livre vert » proposant les mesures techniques à adopter pour assurer la transition vers la monnaie unique. Dans ce domaine la Commission reçoit le soutien du Parlement européen. L’Institut monétaire européen (IME) s’appuie sur le Livre vert de la Commission pour proposer au Conseil européen de Madrid (15-16 décembre 1995) le scénario de mise en œuvre de la monnaie unique au 1er janvier 1999. Le Conseil ayant adopté le nom d’euro pour celle-ci, c’est la Commission qui invente le logo €, formé d’un E pour Europe barré de deux traits horizontaux en symbole de stabilité. L’€ est immédiatement adopté par les banques et par les entreprises, au même titre que le $ et la £.


Jacques Santer, à la suite de Jacques Delors, affirme ses préoccupations sociales. Il rédige un document « Actions pour l’emploi en Europe, un pacte de confiance » qui est accueilli favorablement par le Conseil européen de Florence (21-22 juin 1996). Il s’efforce ensuite d'engager l’Union européenne dans la lutte pour l’emploi. Au Conseil européen d’Amsterdam (16-17 juin 1997), le problème est évoqué sur l’insistance du gouvernement socialiste français. Il est décidé qu’un Conseil européen extraordinaire serait convoqué à l’automne pour examiner la possibilité de doter l’Union de compétences et de règles précises dans le domaine de l’emploi comme dans celui de la monnaie unique. Jacques Santer et Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois, se montrent très actifs dans la préparation de ce Conseil qui se tient à Luxembourg (21-22 novembre 1997). Les deux hommes proposent un programme précis axé sur l’orientation européenne générale de la politique de l’emploi, sur la coordination des politiques nationales et – ce qui est nouveau – sur la définition de critères communs et la surveillance de leur application par les États. En dépit de la résistance des Allemands et des Espagnols, le Conseil adopte une « stratégie coordonnée pour l’emploi » afin d’obtenir la convergence des politiques économiques par la définition annuelle de lignes directrices communes orientant les plans d’action nationaux de lutte contre le chômage avec la définition d’objectifs concrets. C’est là une avancée importante mais limitée dans la mesure où, à la différence du domaine monétaire, des sanctions éventuelles à l’égard des États membres en cas de non-respect de leurs engagements annuels se limitent à de simples recommandations.


Quant au développement futur de l’Union européenne, la Commission Santer met au point un programme d’envergure, détaillé dans le document « Agenda 2000. Pour une Union plus forte et plus large » rendu public le 16 juillet 1997. Il s’agit de réformer fondamentalement la politique agricole commune (PAC) et d’améliorer l’efficacité des aides structurelles dans la perspective du futur élargissement de l’Union et de définir les perspectives financières du budget européen pour la période 2000-2006 (le « paquet Santer »). La Commission adopte, les 17-18 mars, un ensemble de propositions détaillées sur lesquelles le Conseil devra prendre ses décisions. Mais le rôle médiateur de la Commission entre des intérêts nationaux parfois très opposés va se trouver réduit, en raison de l’affaiblissement et de la perte d’autorité de celle-ci lors de la crise institutionnelle.


En effet, les critiques se multiplient au sein du Parlement européen sur les méthodes de gestion de la Commission au cours de l’année 1998. Ces critiques se traduisent, le 17 décembre, par le refus des parlementaires de donner quitus à la Commission pour l’exercice budgétaire 1996. Le Parlement européen tient ainsi à affirmer son pouvoir politique de contrôle à l’égard de la Commission, à défaut de pouvoir le faire vis-à-vis du Conseil des ministres. D’autant qu’il est lui-même l’objet de nombreuses critiques de la part de la presse allemande et scandinave au sujet de l’attribution d’indemnités indues versées à certains parlementaires. Désormais, les médias vont concentrer leurs attaques sur la Commission. Sont particulièrement visés la commissaire française Edith Cresson, accusée de favoritisme, et le commissaire espagnol Manuel Marin en raison de fraudes dans l’aide humanitaire. De façon plus générale, les critiques portent sur la gestion financière et administrative de la Commission et de ses services.


A l’initiative du groupe parlementaire socialiste, une motion de censure de la Commission est discutée le 14 janvier 1999. Elle est rejetée, mais à une faible majorité (293 voix défavorables, contre 232 et 27 abstentions). C’est la première fois qu’une motion de censure réunit autant de suffrages. Après ce rejet, le Parlement adopte une résolution proposant la formation d’un comité d’experts indépendants chargé d’enquêter sur les irrégularités administratives déjà relevées par les organes internes de contrôle et rendues publiques. La Commission accepte cette procédure et participe à la désignation des experts. Mais Jacques Santer ne parvient pas à trouver une solution. Il ne peut obtenir la démission des deux commissaires visés. Le 15 mars, le rapport du comité critique sévèrement la gestion de la Commission, estimant que collectivement les commissaires ne contrôlent pas assez leurs administrations. Il implique non seulement les deux commissaires faisant déjà l’objet d’une enquête interne, mais aussi d’autres membres de la Commission. Désormais, l’adoption d’une motion de censure par le Parlement devient inéluctable. Pour l’éviter, la Commission décide, le soir même, de démissionner collectivement alors que son mandat ne devait s’achever que fin 1999.


La Commission Santer reste encore en fonction quelques mois, le temps de procéder à la formation d’une nouvelle Commission. Elle décide, en juin 1999, la création d’un Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) afin de lutter contre toute fraude portant atteinte à la bonne gestion financière du budget avec des pouvoirs beaucoup plus importants que ceux dont disposait l’Unité de coordination et de lutte anti-fraude, créée en 1998, qui n’avait pu s’acquitter efficacement de sa mission. Mais en attendant son remplacement, la Commission européenne n’a plus l’autorité nécessaire pour intervenir dans les graves débats concernant la réforme de la politique agricole et les perspectives budgétaires.


Le chancelier Gerhard Schröder, qui exerce la présidence du Conseil de l’Union européenne pendant le premier semestre 1999, veut aller vite. Dès l’ouverture du Conseil européen de Berlin (24-25 mars), il fait désigner comme président de la nouvelle Commission, Romano Prodi, ancien président du Conseil italien (d’avril 1996 à novembre 1998) qui a joué un rôle essentiel dans les réformes mettant son pays en mesure de participer à la monnaie unique. Le 5 mai, cette désignation est approuvée par le Parlement européen. Le 19 juillet, le Conseil désigne, en accord avec Romano Prodi, les autres membres de la Commission. Après les avoir auditionnés, le Parlement européen donne, le 15 septembre, son investiture à la nouvelle Commission (404 voix pour, 153 contre, 27 abstentions). Celle-ci entre en fonction le 18 septembre 1999 pour finir le mandat de la Commission précédente jusqu’au 21 janvier 2000 et pour exercer ensuite son mandat de cinq ans jusqu’au 21 janvier 2005.


La nouvelle Commission compte peu de rescapés de la Commission Santer : le Britannique Neil Kinnock, vice-président, qui est chargé de la réforme administrative devenue impérative, l’Autrichien Franz Fischler qui va continuer à assumer la politique agricole, le développement rural et la pêche, le Finlandais Erkki Liikanen qui passe du budget aux entreprises et à la société de l’information, l’Italien Mario Monti qui passe du marché intérieur et de la fiscalité à la concurrence où il succède au Belge Karel Van Miert. Parmi les nouveaux venus, le Français Pascal Lamy, ancien chef de cabinet de Jacques Delors et qui apparaît comme son continuateur, est chargé du commerce extérieur, l’Espagnol Pedro Solbes Mira s'occupe des affaires économiques et monétaires et l’Allemand Günter Verheugen du prochain élargissement de l’Union aux États candidats. Quant au Britannique Chris Patten, dernier gouverneur de Hong Kong, il est en charge des relations extérieures mais il doit cohabiter avec le Haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), poste créé par le traité d’Amsterdam et occupé par l'Espagnol Javier Solana, secrétaire général du Conseil de l'Union européenne (UE).


La Commission Prodi va devoir faire face à une tâche difficile. Lors de la période de transition, les gouvernements ont pris des initiatives, l’administration est restée dans l’expectative alors que les champs d’action de l'UE ont été élargis par le traité d’Amsterdam. D’autre part, le Parlement européen a donné à la nouvelle Commission le mandat prioritaire de réformer ses services. A cette fin, la Commission définit rapidement un plan d’action. Il s'agit du « Livre blanc sur la réforme de la Commission », du 5 avril 2000, qui vise à améliorer l’efficacité de l’institution et sa transparence pour répondre aux critiques de l’« Europe technocratique ».

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