Les défis de l'intégration européenne (1966-1974)

Les défis de l'intégration européenne (1967–1974)


C'est par un coup de cymbales que débute le mandat de Willy Brandt sur la scène politique européenne. Lors du sommet des chefs d'État et de gouvernement de la Communauté européenne qui se tient à La Haye les 1er et 2 décembre 1969, Brandt demande avec insistance de sortir la Communauté de la stagnation. Les défis majeurs à relever sont, selon lui, l'achèvement, l'élargissement et l'approfondissement des Communautés. Pour y parvenir il faut qu'avant toute chose, et en l'occurrence, la position de Brandt ne se démarque guère de celle de ses prédécesseurs, la RFA et la France se mettent d'accord. Brandt entretient un dialogue ouvert et constructif tant avec le général Charles de Gaulle dont la «politique de la troisième force» domine sur le développement de l'intégration européenne dans les années 60, voire, à certains égards, le paralyse, qu'avec Georges Pompidou qui, après le départ de de Gaulle, est disposé à négocier sur un nouvel agenda européen. Le fait que nombre des initiatives engagées en 1969 stagnent les années suivantes et que le processus d'intégration doit également essuyer des échecs, ne modifie en rien la perception de l'ère Brandt comme une phase marquant l'avènement d'une «Europe de la deuxième génération».


Le sommet de La Haye (1er et 2 décembre 1969)


Lors du sommet des Communautés européennes des 1er et 2 décembre 1969 à La Haye, Brandt apparaît comme l'une des plus grandes personnalités de la politique européenne de son temps. Selon les participants et observateurs, le discours fade et insipide du président de la République française est éclipsé par celui du chancelier fédéral Brandt, fraîchement élu quelques mois plus tôt, discours qui restera, lui, historiquement parlant, dans les annales de ce sommet. Brandt explique que l'Europe se trouve dans une crise et doit donc se concentrer pour le moment sur les «problèmes plus particuliers» et adopter les décisions qui s'imposent. Toute prise de position sur des problèmes internationaux comme le conflit au Proche-Orient suppose que la Communauté parle d'une seule et même voix. Par ailleurs, il rappelle que les citoyens, et notamment la jeunesse européenne, sont en droit d'attendre des résultats concrets. Le Bundestag et l'opinion publique en RFA attendent de lui qu'il ne rentre pas de La Haye les mains vides.


Nul doute que le plus urgent est de trouver une solution au problème de l'élargissement de la Communauté. Le prédécesseur de Pompidou, le général de Gaulle, rejette tout au long des années 60 l'idée d'engager des négociations avec la Grande-Bretagne, entravant ainsi non seulement l'achèvement, mais aussi l'approfondissement de la Communauté. Lorsque de Gaulle quitte le pouvoir en avril 1969, s'ouvre alors la perspective de résoudre enfin la question de l'élargissement et, à La Haye, Brandt rappelle aux participants du sommet qu'il est impératif d'agir. Dans ce contexte, il aborde également la soi-disant inquiétude de la France et d'autres partenaires de la CE à propos d'une position dominante de la RFA. Selon Brandt, ceux qui redoutent la domination économique de l'Allemagne devraient donc être d'autant plus favorables à l'élargissement.


Brandt et le gouvernement de la RFA se félicitent que, le 23 juillet 1969, soit un bon mois après son entrée en fonction, Pompidou prenne officiellement l'initiative de convoquer une conférence de haut niveau. Brandt lui-même a demandé quelques jours plus tôt, dans un discours de principe sur la politique européenne, à ce que soit organisée une conférence intergouvernementale et en esquisse les thèmes qu'il souhaite voir abordés: l'ouverture des négociations avec les États candidats à l'adhésion, l'expiration de la phase transitoire de douze années à la date prévue le 1er janvier 1970, un accord sur la politique agricole et son financement après 1970, le renforcement du Parlement européen, les recettes propres des Communautés européennes provenant des droits de douanes et des prélèvements agricoles ainsi qu'un accord sur la tenue de consultations régulières consacrées à des questions de politique étrangère et de politique de défense. Dans le cadre de la préparation de ce sommet, le président de la République française est associé aux projets du gouvernement fédéral et il est, entre autres, informé du projet de proposition relatif à un fonds monétaire. C'est aussi une manière de laisser entendre au gouvernement français qu'un achèvement de la Communauté − et il faut notamment entendre par là le règlement financier définitif de la politique agricole commune tant souhaité par la France − suppose parallèlement la résolution de la question des adhésions.


Lors du sommet, Brandt surprend alors ses partenaires européens et l'opinion publique avec un programme très complet qui comprend de surcroît un renforcement des institutions européennes et la création d'une union économique et monétaire. Plusieurs des points qu'il aborde sont repris dans le communiqué final du sommet qui tiendra en quelque sorte lieu de programme gouvernemental de la Communauté pour les deux années à venir et qui, au reste, aura des effets à long terme sur la coopération européenne.


À court terme, le sommet de La Haye permet l'achèvement de la Communauté à la date prévue, dans la mesure où les gouvernements parviennent, encore avant la fin de l'année, à se mettre d'accord sur le règlement financier de la politique agricole. En outre, il est convenu d'ouvrir des négociations d'adhésion avec la Grande-Bretagne et les autres pays candidats (Danemark, Irlande, Norvège) qui débutent finalement le 30 juin. Dans une perspective à plus long terme, il est donné suite aux initiatives relatives à l'union politique. Un comité avec à sa tête le ministre-président luxembourgeois Pierre Werner est chargé d'élaborer un projet en vue de créer une union économique et monétaire. Un groupe de travail dont la présidence est confiée au Comte Davignon, un diplomate belge, doit établir un rapport sur les perspectives d'une coopération politique accrue entre membres de la CE. Même si la concrétisation de ces deux initiatives, après une phase initiale d'exaltation, est entravée par les divergences d'intérêts entre les États membres et suspendue par les crises internationales (guerre arabo-israélienne, crise de l'énergie de 1973), on peut considérer que les premiers jalons dans la voie d'une union politique sont posés.


Le partenariat franco-allemand


La Grande coalition emmenée par Kurt Georg Kiesinger (CDU) en tant que chancelier fédéral et Willy Brandt (SPD) en tant que vice-chancelier et ministre des Affaires étrangères, met tous ses efforts dans l'«entente élémentaire». Durant le mandat du chancelier Ludwig Erhard (1963-1966), beaucoup s'accordent à dire que l'amitié franco-allemande souffre des mauvais rapports qu'entretiennent l'«atlantiste» Erhard et son ministre des Affaires étrangères, Gerhard Schröder, avec de Gaulle. Dans la déclaration de politique générale du gouvernement Kiesinger, le 13 décembre 1966, à laquelle ont notablement contribué Brandt et le SPD, la «fausse alternative» entre les États-Unis et la France a été effectivement rejetée. Il n'en demeure pas moins que la coopération franco-allemande tient une place particulièrement importante dans le programme gouvernemental et à l'occasion de sa première visite à Paris, le chancelier et le ministre des Affaires étrangères soulignent leur volonté de raviver le traité de l'Élysée signé en 1963. C'est principalement dans le domaine de la coopération technologique et dans l'Ostpolitik que les relations méritent d'être développées. Cette entreprise audacieuse est néanmoins entravée par la politique menée par de Gaulle qui exige de l'Allemagne qu'elle se montre loyale, alors que lui préfère souvent faire cavalier seul que ce soit dans le domaine de la politique de sécurité ou des relations avec l'Europe centrale et orientale.


C'est la question de l'adhésion de la Grande-Bretagne à la CE qui pèse le plus sur ces relations, question que le Premier ministre britannique, Harold Wilson, a remis à l'ordre du jour de la Communauté en mai 1967. Brandt se fait le grand défenseur de l'élargissement à la Grande-Bretagne, à l'Irlande, au Danemark et à la Norvège, sachant de surcroît qu'il a la majorité du Bundestag et l'opinion derrière lui. Quoi qu'il en soit, pas plus que le chancelier Kiesinger, il ne veut intensifier la pression sur Paris. En novembre 1967, de Gaulle met pour la deuxième fois son veto, après 1963, contre l'entrée de la Grande-Bretagne dans la CE et continue, par conséquent, de faire obstacle à la résolution d'un problème qui paralyse de plus en plus indubitablement le travail de la Communauté. En quête de solutions intermédiaires, le gouvernement fédéral se retrouve à nouveau dans le rôle inconfortable de médiateur, sollicité à la fois par les pays candidats à l'adhésion qui espèrent un soutien plus appuyé de la part de Bonn, par les partenaires impatients de la CE désireux d'exercer des pressions sur Paris, et enfin, par la France dont la contribution à l'unification européenne est, autant pour Brandt que pour Kiesinger, incontournable. De Gaulle démissionne en avril 1969, ce qui ouvre vraiment la perspective d'une solution sur la question de l'adhésion; Bonn est néanmoins maintenue dans son rôle de médiateur. Dans les négociations d'adhésion engagées dans les années 70, Brandt voit avant tout son rôle dans la promotion du dialogue entre le successeur de de Gaulle, Georges Pompidou, et le nouveau Premier ministre britannique, Edward Heath. La rencontre au sommet entre les deux hommes d'État de mai 1971, proposée par Brandt, prépare la voie vers le succès des négociations.


Les relations entre Brandt et Pompidou n'ont rien de particulièrement amicales, mais sont plutôt marquées par une collaboration étroite qui ne restera d'ailleurs pas infructueuse. Dans le cadre de la préparation du sommet de la CE à La Haye, Egon Bahr conseille à son chef de renforcer ses liens avec la France et de passer d'une «coopération exemplaire» à une «coopération préférentielle». Il s'avère qu'effectivement Pompidou est associé de manière privilégiée aux projets du gouvernement fédéral, avec la certitude qu'ainsi il sera possible de réaliser des progrès décisifs dans les trois questions-clés traitées au sommet – à savoir l'approfondissement, l'achèvement et l'élargissement. Dans son bilan du sommet aussi, Brandt ne tarit pas d'éloges pour la clairvoyance de son partenaire français en matière de politique européenne. Dans les années qui suivent, Brandt se tient sciemment à l'arrière-plan pour ne pas donner l'impression que la RFA cherche à prendre le leadership en Europe. Le soutien de la France est bien trop essentiel, entre autres pour l'intégration européenne et la garantie de l'Ostpolitik allemande. Brandt reste naturellement fidèle à la formule de l'entente exemplaire, car il considère que celle-ci exprime plus justement le rôle de cette relation comme axe porteur et moteur de la Communauté européenne. Même Pompidou n'a pas de mal à adhérer à cette caractérisation de la relation.


Brandt et Pompidou parviennent à produire un ensemble de résultats et d'initiatives pendant leur mandat, notamment l'achèvement de la phase transitoire, la réalisation du premier élargissement de la CE et le lancement de projets clairvoyants en vue de réaliser l'union politique européenne. Ce sont notamment les projets relatifs à l'union politique qui ne seront concrétisés, dans un premier temps, que de manière limitée. Lorsqu'en 1974 Brandt est contraint de démissionner pour une affaire d'espionnage et que Pompidou décède, la stagnation du processus d'intégration a déjà apporté son lot de désillusions pour ce qui est de l'union politique. Brandt voit la réalisation d'objectifs au fort impact dorénavant reléguée au second plan, derrière la nécessité de consolider les acquis.


L'achèvement de la Communauté


Avant de pouvoir se consacrer, en tant que chancelier fédéral, à l'élargissement et à l'approfondissement de la Communauté, Brandt est confronté, en tant que ministre des Affaires étrangères de la Grande coalition, au problème de l'achèvement de la Communauté. À l'occasion du dixième anniversaire de la création de la Communauté en 1967, il ne peut que constater que la CEE est «encore loin de son objectif». Parmi les missions les plus urgentes figurent la fusion convenue en 1965 des organes exécutifs des trois Communautés (CECA, Euratom et CEE), censée rendre le fonctionnement des institutions européennes plus transparent. Cette fusion des exécutifs sera finalement réalisée en juillet 1967, tandis que l'achèvement de l'union douanière, la suppression des barrières tarifaires au sein de la Communauté et l'instauration d'un tarif douanier commun vis-à-vis des pays tiers, seront même concrétisés avant la date prévue.


Les négociations sur le financement de la politique agricole commune (PAC) se révèlent nettement plus ardues; en effet, un règlement définitif s'imposait, après l'expiration de la période transitoire le 1er janvier 1970. C'est l'agriculture française qui profite le plus des dispositions communautaires et la France est particulièrement anxieuse de parvenir à un règlement définitif, avant que de nouveaux rapports de force et de nouveaux intérêts résultant de l'élargissement ne viennent déterminer la politique communautaire en la matière. Entre 1965 et 1966, la politique de la chaise vide est partiellement attribuable au financement de la PAC; le compromis de Luxembourg du printemps 1966 met fin à cette crise. Plus la fin de la période transitoire approche, plus le problème du financement sert de moyen de pression des «Cinq» contre la France. L'élargissement et le financement de la PAC font partie d'un ensemble à négocier sur lequel un accord de principe est trouvé à La Haye. Dans le détail, grâce à une succession de réunions-marathon qui se tiennent avant la fin de l'année, il est possible de décrocher un accord solide sur ce paquet.


La dimension sociale de la Communauté est une question qui tient particulièrement à cœur au social-démocrate qu'est Brandt. Lors du sommet de Paris des 19 et 20 octobre 1972, auquel sont d'ailleurs conviés les nouveaux États membres, le gouvernement de la RFA propose de renforcer la politique sociale de la Communauté. Brandt précise que la justice sociale ne saurait «demeurer une notion abstraite, pas plus que le progrès social ne saurait être considéré comme un simple dérivé de la croissance économique». Le renforcement de la dimension sociale devait surtout permettre, selon Brandt, de contrer le scepticisme de la population qui éprouve toujours plus de difficultés à s'identifier à la Communauté. Le non à l'adhésion à la CE exprimé par la population norvégienne un mois avant le sommet de Paris, constitue à cet égard un signal d'alarme.


Face aux crises auxquelles est confrontée la Communauté à la fin de son mandat, Brandt revient sur le thème de l'achèvement. À présent, le temps est venu, explique-t-il devant le Parlement européen en automne 1973, de remettre à plus tard les grands projets et d'entrer plutôt dans une phase de consolidation, afin de sauver ce qui est le fruit d'innombrables compromis.


Le premier élargissement des Communautés


La question de l'élargissement des Communautés européennes qui a occupé la Communauté depuis le refus de la France en janvier 1963 de laisser adhérer la Grande-Bretagne, accompagne Brandt pendant quasiment toute la durée de son mandat à la tête du gouvernement de la RFA.


En automne 1966, presque parallèlement à l'entrée en fonction de la Grande coalition, le Premier ministre britannique Harold Wilson engage des consultations dans les capitales de la CE qui débouchent en mai et juin 1967 sur les demandes d'adhésion de Londres et des autres pays candidats (Danemark, Irlande et Norvège). La Grande coalition déclare rapidement vouloir promouvoir l'élargissement et Brandt, dont le parti a défendu avec ferveur l'élargissement de la Communauté dès les années 50, s'illustre particulièrement, car il plaide publiquement en faveur de l'ouverture des négociations et apporte ses conseils aux pays candidats. Parallèlement, il se rallie néanmoins au chancelier Kiesinger qui s'interdit d'exercer ouvertement une quelconque pression sur la France en la matière. Il faut convaincre et non contraindre Paris. Par contre, on ne veut pas s'empêcher d'exercer des pressions indirectes. Dès lors, après que de Gaulle met son deuxième veto en novembre/décembre 1967, au sein du gouvernement fédéral, il est décidé de commun accord que le règlement définitif du financement de la politique agricole commune ambitionné par la France sera subordonné à la résolution de la question de l'élargissement. Tout d'abord, la voie vers l'ouverture de négociations est à nouveau bouchée, bien que les «Friendly Five», à savoir la RFA, l'Italie, et les pays du Benelux parviennent à imposer le maintien de cette question à l'ordre du jour de la Communauté. Les candidats eux non plus ne renoncent pas à leurs demandes d'adhésion.


En 1968, comme étape intermédiaire sur la voie de l'adhésion, il est proposé un ensemble de solutions de remplacement qui se basent globalement sur la suppression progressive des barrières commerciales et une coopération élargie avec les pays candidats dans divers domaines politiques. Reprenant une proposition avancée par de Gaulle, Brandt et le gouvernement fédéral s'engagent pour un accord en matière de politique commerciale. Cette proposition se solde toutefois par un échec, la Grande-Bretagne ayant exigé un calendrier ferme jusqu'à l'ouverture des négociations d'adhésion, ce à quoi la France se refuse.


Les pays scandinaves candidats à l'adhésion, à savoir le Danemark et la Norvège, discutent parallèlement d'un projet d'union douanière nordique avec la Suède et la Finlande (appelée Nordek). Nordek est également conçu comme solution transitoire et le projet est en soi salué par Brandt et le gouvernement fédéral. Il va de soi que des doutes se manifestent tant du côté de la Commission de la CE que du côté du gouvernement fédéral à propos de la création d'une union douanière nordique, car celle-ci rendrait une adhésion ultérieure à la CE des pays scandinaves impossible. Brandt se rend cependant à l'évidence que la Norvège et le Danemark tiennent à leurs demandes d'adhésion et que leur intention est de veiller à la flexibilité du traité Nordek. La Finlande, pays pour lequel une adhésion était exclue en raison de ses liens étroits avec l'URSS, considère en revanche que la solution nordique est une bonne alternative à l'adhésion à la CE. Les milieux eurosceptiques en Suède et en Norvège partagent eux aussi cette vision. Alors qu’au début des années 70, après le sommet de La Haye, des avancées notables se dessinent en ce qui concerne la question de l'élargissement, Helsinki refuse de signer le traité Nordek déjà négocié, sonnant ainsi définitivement le glas de ce projet.


Après que de Gaulle quitte le pouvoir en avril 1969, Brandt met beaucoup d'énergie à instaurer un dialogue avec le nouveau président de la République, Georges Pompidou, dont il attend, à juste titre, une plus grande flexibilité à propos de la question de l'élargissement. Au sommet de la CE à La Haye, les 1er et 2 décembre, on parvient à débloquer la situation sur la question de l'adhésion et à fixer le lancement des négociations pour l'été 1970. Dans le cadre de la préparation des négociations et pendant les négociations à proprement parler qui commencent le 30 juin 1970 à Luxembourg, Brandt et son ministre des Affaires étrangères, Walter Scheel (FDP), jouent un rôle important, même si, la majeure partie du temps, ils jouent délibérément la discrétion. Tous deux n'auront de cesse que de veiller à laisser les Français assumer le leadership des négociations. Lorsqu'en juin 1971, la situation se décante dans les négociations avec la Grande-Bretagne, Brandt loue cependant aussi, outre l'engagement de Pompidou et de Heath, les efforts déployés par son propre gouvernement qui contribuent notablement à ce succès.


Brandt et le gouvernement fédéral jouent un rôle plus franc dans les négociations avec les pays scandinaves. La RFA n'est pas seulement, et de loin, le partenaire commercial le plus important de ces pays parmi les Six, mais c'est aussi pour des raisons politiques et personnelles que Brandt plaide pour l'adhésion de ces pays du nord de l'Europe marqués par la sociale-démocratie, pour lesquels il a un attachement particulier depuis l'époque de son exil. Malgré son engagement, il ne peut empêcher que, du point de vue norvégien, les résultats des négociations ne soient pas jugés satisfaisants. Le traité signé par le gouvernement le 22 janvier 1972 est rejeté par la majorité de la population lors du referendum du 25 septembre 1972. Quelque temps plus tard, la population danoise approuve, quant à elle, l'adhésion à l'UE, de sorte que dorénavant la Communauté ira son chemin à neuf. Des accords de libre-échange bilatéraux sont négociés jusqu'à la fin de 1972 avec les autres pays de l'AELE non candidats à l'adhésion.


La coopération politique et l'approfondissement des Communautés


C'est au plus tard à la suite de la crise de la «chaise vide» de 1965-1966 que les partisans de l'idée fonctionnaliste doivent se rendre à l'évidence, qu'il est utopique de vouloir passer automatiquement d'une union technico-économique à une union politique de l'Europe. Fidèle à son approche pragmatique du processus d'intégration, Brandt, alors qu'il est ministre des Affaires étrangères, se consacre dans un premier temps aux affaires urgentes et réalisables: l'achèvement du marché commun et la fusion des Communautés. De surcroît, le climat psychologique favorable qui prévaut à la suite de la démission de de Gaulle a apparemment aussi permis d'avancer dans le sens d'un approfondissement de la coopération européenne.


Lors du sommet de La Haye, Brandt évoque la stagnation des efforts de coordination de la coopération de politique étrangère. Dans la perspective d'une Communauté élargie, il perçoit dans ce domaine la possibilité de réaffirmer un engagement commun à la «finalité politique». Les expériences négatives de l'ère de Gaulle l'ayant rendu prudent, c'est donc en connaissance de cause que Brandt ne met pas la barre trop haut. Il propose, en effet, un «développement graduel de la coopération politique entre les États membres», tout en précisant cependant que «les sphères de l'union économique et de la coopération politique» ne doivent pas nécessairement être «entièrement congruentes». Cette initiative est reprise dans les recommandations du sommet, et dès juin 1970, le groupe de travail sous la responsabilité du diplomate belge, le Comte Davignon, présente un rapport sur la coopération politique des Communautés, qui sera adopté par le Conseil des ministres le 27 octobre 1970. Le rapport Davignon sur la coopération politique européenne (CPE) prévoit des consultations régulières entre les ministres des Affaires étrangères de la CE et davantage de concertation au niveau opérationnel. Par contre, le rapport ne prévoit pas l'intégration de la coopération politique dans les institutions communautaires.


En juillet 1973, à Copenhague, les ministres des Affaires étrangères de la CE élargie adoptent le rapport de suivi du rapport Davignon qui prévoit d'étendre le principe des consultations à divers domaines de la coopération. Lors du sommet des Neuf qui se tient en décembre 1973 dans la capitale danoise, la coopération des États membres en politique étrangère est un élément repris dans la déclaration sur l'identité européenne. Dans les semaines précédentes, la crise du Proche-Orient montre que la Communauté est encore bien loin d'une coordination effective des positions de ses membres sur des questions majeures de politique étrangère. En prévision de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) − et donc précisément le domaine dans lequel Brandt a déjà, lors du sommet de La Haye de 1969, proposé une coordination − les Neuf parviennent simplement à présenter leurs positions en commun.


En soutien à la coopération en politique étrangère, on discute déjà depuis longtemps de la création éventuelle d'un secrétariat spécialement prévu à cet effet. Pompidou n'est pas opposé à l'idée d'un secrétariat «léger» dont le siège serait à Paris, mais comme les autres États membres ont retenu Bruxelles, le projet n'aboutira pas.


Parmi les controverses que soulève l'approfondissement de la coopération politique figure aussi le problème de la compétence des affaires européennes au sein des gouvernements nationaux. Soutenu par la secrétaire d'État parlementaire à la chancellerie fédérale, Katharina Focke, chargée des questions de politique européenne, Brandt étudie les possibilités de renforcer le travail des institutions communautaires par la création d'une fonction de ministre ou de secrétaire d'État aux Affaires européennes. La proposition émane de Pompidou qui se montre cependant réservé dans la suite de la discussion face aux difficultés posées par la délimitation des compétences gouvernementales. Même Heath, le Premier ministre britannique, est sceptique vis-à-vis de la fonction de ministre des Affaires européennes, estimant préférable qu'un maximum de membres de son gouvernement acquiert de l'expérience à Bruxelles. Brandt doit lui aussi reconnaître qu'un ministre aux Affaires européennes n'aurait pas suffisamment de poids par rapport aux ministères techniques compétents. Le gouvernement fédéral «résout» le problème après l'élection du Bundestag de 1972; le secrétaire d'État parlementaire du ministère des Affaires étrangères est promu à la fonction de ministre d'État et assume certaines fonctions de coordination, notamment la présidence de l'important comité des secrétaires d'État aux Affaires européennes. Hans Apel (SPD) est le premier à exercer cette fonction qui ne parvient toutefois pas à s'imposer à long terme comme structure centrale de coordination de la politique européenne allemande. Un système unique applicable à tous les États membres ne verra jamais le jour.


La bureaucratisation du processus d'intégration est un thème qui occupe Brandt depuis l'époque où il est ministre des Affaires étrangères. Il identifie le manque de clarté quant aux compétences et responsabilités comme la principale cause de la lassitude grandissante des citoyens des États membres à l'égard de l'Europe. C'est pourquoi, à La Haye, Brandt suggère «de resserrer la méthode de travail du Conseil [des ministres]» et «d'étoffer les compétences exécutives de la Commission en fonction des tâches qui lui sont dévolues». Par ailleurs, Brandt juge opportun d'associer davantage les chefs d'État et de gouvernement aux discussions portant sur les décisions d'orientation politique. Encouragé par le succès du sommet de La Haye, dans le cadre d'un dialogue avec Jean Monnet et le Premier ministre britannique Edward Heath, Brandt considère l'instauration de rencontres régulières des chefs d'État et de gouvernement qu'il appelle «rencontres présidentielles». Brandt reprend même l'idée d'un «gouvernement européen» lancée par Pompidou. Il doit tout de même se rendre à l'évidence que ce n'est que dans une perspective à très long terme que le président français considère de telles initiatives en vue de progresser dans le processus d'intégration. Du reste, il en va de même pour ce qui est renforcement du Parlement européen. À La Haye, Brandt a déjà marqué son engagement, en signifiant que: «La structure de la Communauté doit être harmonisée avec les principes du contrôle parlementaire.» Cela suppose d'étendre les attributions du Parlement et, à moyen terme, d'organiser aussi une élection des députés européens au suffrage universel direct. Pompidou se montre par contre peu enclin à concéder au Parlement européen un véritable droit de consultation, et encore moins de véritables compétences en matière de contrôle budgétaire et rejette, qui plus est, l'élection au suffrage universel direct.


Pendant ses derniers mois au gouvernement, Brandt constate que les possibilités limitées de la Communauté ôtent toute chance de progresser sur les questions politiques et institutionnelles importantes. Cela ne l'empêche pas de réaffirmer les perspectives de réalisation de l'union politique. En octobre 1973, c'est devant le Parlement européen qu'il appelle de nouveau à la formation d'un gouvernement européen qui, en collaboration avec le Parlement européen, doit élaborer un programme de travail de la Communauté. Les déclarations finales de la Communauté lors des sommets de Paris (octobre 1972) et de Copenhague (décembre 1973) semblent confirmer l'optimisme de Brandt. Ainsi, à l'occasion du sommet de Paris, la Communauté s'entend sur l'objectif de créer une union européenne d'ici la fin de la décennie. Au sommet de Copenhague, cet objectif est réaffirmé et l'«identité européenne» devient la base de l'engagement international de la Communauté. Dans le contexte d'une crise économique imminente, il manque toutefois à la Communauté l'énergie nécessaire au milieu des années 70 pour concrétiser ces vénérables objectifs grâce à des mesures concrètes.


L'union économique et monétaire et la coopération monétaire en Europe


Combiner coordination de la politique monétaire et mesures communes de politique économique reste de tous les projets du gouvernement Brandt en matière de politique européenne, le plus important. Inspiré par Jean Monnet, Brandt présente à cet effet des propositions au sommet de La Haye, d'ailleurs reprises dans le communiqué final. En mars 1970, une commission ad hoc sous la direction du ministre-président luxembourgeois Pierre Werner est créée, laquelle est chargée d'examiner divers projets ambitieux, dont celui de la RFA qui propose la création d'une union économique et monétaire. En octobre 1970, le comité présente le «plan Werner» qui prévoit la création progressive, sur dix ans, d'une union économique et monétaire.


Brandt, qui souligne la portée politique que représente la solidarité en matière de politique économique et monétaire, qualifie le plan Werner de «nouvelle Magna Charta pour l'Europe» devant le Bundestag, le 6 novembre 1970. Cet enthousiasme n'est toutefois partagé ni au sein de son propre gouvernement ni à Paris. Le président de la République française, s'il approuve les initiatives communautaires propres à stabiliser le système monétaire international, rejette l'idée d'un transfert de compétences en matière de politique monétaire vers les organes communautaires. En mars 1971, le Conseil des ministres décide de la mise en œuvre par étapes de l'union économique et monétaire. Toujours est-il que, peu de temps après, le projet doit être suspendu de facto, face à la crise monétaire induite par la faiblesse du dollar. Le 9 mai 1971, le gouvernement fédéral décide de réévaluer le mark allemand après qu'un flottement conjoint des monnaies européennes vis-à-vis du dollar ne se révèle irréalisable. Dans un entretien avec Pompidou, Brandt justifie la décision de son gouvernement, tout en assurant que l'Allemagne continuera de respecter les objectifs du plan Werner. Lorsqu'en août 1971, le président américain provoque une nouvelle crise monétaire en raison de la prise de mesures unilatérales (suspension de la convertibilité en or du dollar, taxe à l'importation de 10 %), Brandt et Pompidou s'efforcent de trouver ensemble une solution européenne. Le catalogue de mesures franco-allemand, qui prévoit une dévaluation du dollar, une réévaluation du mark allemand et le maintien du cours du franc français, est adopté en décembre 1971 par le Club des Dix principaux pays industrialisés (Belgique, RFA, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon, Canada, Pays-Bas, Suède et États-Unis) comme proposition de compromis européen et fixé dans les «accords du Smithsonian Institute». Dans une tentative de réactiver le plan Werner, en mars 1972, les États membres de la CE conviennent de créer le dispositif nommé «serpent monétaire», dans lequel les fluctuations des cours ne sont permises que dans le cadre de parités fixes. Dans la déclaration finale du sommet européen de Paris, en octobre 1972, les États membres réaffirment leur objectif «de renforcer la Communauté en établissant une union économique et monétaire, gage de stabilité et de croissance, fondement de leur solidarité et base indispensable du progrès social». Pendant la crise du dollar du printemps 1973, les monnaies européennes restent liées les unes aux autres dans les limites d'une certaine marge de fluctuation sur la base d'une parité fixe.


Il s'avère toutefois que tous les États membres de la CE ne sont pas en mesure de participer à la coopération monétaire. La Grande-Bretagne, l'Irlande et l'Italie ne participent pas au serpent monétaire. En 1972, le Danemark retire pendant quelques mois sa monnaie du serpent monétaire et la France est même contrainte de quitter la coopération pendant quelques mois, en janvier 1974. Le gouvernement fédéral se voit lui-même contraint de réagir aux vagues spéculatives répétées en adoptant des mesures unilatérales. En juin 1972, les désaccords internes sur la politique monétaire conduisent à la démission du ministre fédéral de l'Économie, Karl Schiller, remplacé par Helmut Schmidt. Impensable, dans ces circonstances, de poursuivre le plan par étapes en vue de créer une union économique et monétaire. Si les Neuf conviennent en 1973 d'instituer un fonds monétaire comme le prévoyait le plan Werner, le projet de transférer ce fonds dans une banque centrale européenne n'aboutira pas. Il ne saurait dorénavant être question de coordination de la politique économique. Face à la crise économique due au choc pétrolier, la plupart des gouvernements – dont celui de la RFA – donnent la priorité aux stratégies de défense nationales.


Malgré ces revers, le gouvernement Brandt-Scheel aura eu le mérite d'avoir mis, de manière irrévocable, le projet d'union économique et monétaire à l'ordre du jour de la Communauté.

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