L'unification de l'Europe et la politique extérieure de la RFA (1966-1974)

L'unification de l'Europe et la politique extérieure de la République fédérale d'Allemagne (1966–1974)


La fonction de bourgmestre régnant de Berlin-Ouest permet à Willy Brandt d'évoluer et de devenir l'une des personnalités ouest-allemandes les plus marquantes de la politique extérieure. Il gagne encore en expérience et en prestige dans les relations internationales lorsqu'il est ministre des Affaires étrangères, poste qu'il occupe durant la Grande coalition (1966–69), avant d'accéder en 1969 à la chancellerie fédérale à la tête d'une coalition sociale-libérale et de devenir une figure incontournable de la politique étrangère allemande.


Dans le cadre de son action gouvernementale, c'est en particulier dans l'Ostpolitik que Brandt apporte un nouvel élan. Après la réconciliation réussie avec les voisins de l'Ouest dans le cadre européen et de la coopération atlantique, depuis le début des années 50, il estime que l'heure est à la réconciliation avec les voisins de l'Est. En outre, il importe, selon la formule Brandt, «de partir de réalités existantes». Pour la RFA, cela signifie qu'il faut reconnaître l'existence de la RDA, tout comme la perte définitive des territoires allemands de l'Est.


Parallèlement, Brandt se doit de respecter les intérêts et les lignes directrices de la politique étrangère et occidentale allemande, tels qu'ils ont évolué au fil des décennies, depuis 1945. Pour ce qui est des intérêts nationaux de l'Allemagne, Brandt met sur un pied d'égalité les efforts qu'il convient de déployer pour l'union économique et politique de l'Europe avec le suivi actif et le maintien de l'Alliance atlantique et de la politique de détente vis-à-vis de l'Europe centrale et orientale. Les politiques vis-à-vis de l'Ouest et de l'Est s'inscrivent dans un concept global dont l'objectif est de résoudre la question allemande et de créer un ordre de paix paneuropéen.


L'unification européenne, composante de la nouvelle Ostpolitik


Les premières mesures de ce que l'on désignera plus tard comme la «nouvelle Ostpolitik» voient déjà le jour à la suite de la crise de Berlin en 1958 et de la construction du mur en 1961. Forts du constat que les puissances occidentales ne sont pas disposées à risquer une guerre pour défendre l'unité de Berlin, le bourgmestre régnant de Berlin et ses collaborateurs ont commencé – Egon Bahr en tête – à mener une «politique des petits pas» dans le but de faciliter les relations entre les deux parties de Berlin. Au plan de la politique fédérale, c'est en juillet 1963 que cette approche est ébauchée, lorsque Brandt et Bahr évoquent «le changement par le rapprochement» devant l'Académie protestante à Tutzing. Le gouvernement fédéral de la CDU emmené par Konrad Adenauer puis par Ludwig Erhard considère cependant que ces mesures vont trop loin. Jusqu'au milieu des années 60, le droit de représentation exclusive de la République fédérale allemande entrave la reconnaissance du «régime des zones» en Allemagne de l'Est et, par conséquent, tout contact officiel avec la RDA. Certes, le gouvernement Erhard s'efforce de développer les relations économiques avec les voisins d'Europe centrale et orientale. Mais ce n'est qu'à l'époque de la Grande coalition que l'on ose reconsidérer prudemment la doctrine Hallstein qui excluait depuis 1955 toute reconnaissance officielle de la RDA, même par des pays tiers. Restreintes par la résistance politique intérieure et entravées par méfiance du bloc de l'Est, les initiatives lancées par la Grande coalition dans le cadre de la politique de détente restent bien timides. Avec l'invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en août 1968, elles essuient un échec. La doctrine Brejnev de novembre 1968 par laquelle l'Union soviétique rappelle aux pays membres du Pacte de Varsovie qu'ils disposent d'une souveraineté limitée, démontre au gouvernement de Bonn que tout changement des relations Est-Ouest passe obligatoirement par une entente avec Moscou et une résolution de la question allemande.


De plus, la cellule de planification du ministère des Affaires étrangères allemand sous la direction d'Egon Bahr met entre-temps au point une approche globale que la coalition sociale-démocrate (SPD et FDP) emmenée par Brandt et son ministre des Affaires étrangères, Walter Scheel, applique après 1969. Des négociations sont engagées avec la RDA, l'URSS et les voisins d'Europe de l'Est, la Pologne et la Tchécoslovaquie, et il est fait pression sur les puissances de contrôle alliées pour la conclusion d'un accord sur le statut de Berlin. C'est par des gestes symboliques que Brandt souligne que son gouvernement est ouvert à la réconciliation et à la reconnaissance des frontières d'après-guerre. Lorsque Brandt s'agenouille devant le monument à la mémoire des victimes juives de Varsovie à l'occasion de la signature de l'accord germano-polonais en décembre 1970, il veut signifier que la République fédérale d'Allemagne est consciente de sa responsabilité historique. Ce signal s'adresse aussi aux partenaires occidentaux et à sa propre population qui réagit avec un sentiment partagé aux premières mesures de cette nouvelle Ostpolitik.


Autant les partenaires européens que les États-Unis se félicitent de ce que le gouvernement fédéral abandonne la position rigide sous le signe de la doctrine Hallstein et accepte de reconnaître les réalités de l'après-guerre. Washington et Paris, à divers titres, ont déjà entamé auparavant des initiatives relevant de la politique de détente. Dans ce contexte, la stricte politique de réunification allemande est de plus en plus ressentie comme un obstacle pesant parmi les partenaires et alliés.


Il n'en demeure pas moins que cette nouvelle attitude d'un gouvernement fédéral prenant désormais son propre destin en main inspire également une certaine méfiance. Les craintes suscitées entre autres par l'accord germano-soviétique n'y sont pas étrangères. Pour prévenir cette impression, Brandt et ses collaborateurs déploient des efforts considérables, mettant l'accent sur l'ancrage des initiatives de l'Ostpolitik à l'Alliance occidentale et en réalisant un travail d'information auprès des partenaires et alliés par voie officielle et officieuse. Il est indispensable de rassurer les partenaires d'Europe occidentale et de l'Alliance atlantique à propos de l'action autonome de l'Allemagne. De plus, un deuxième «Rapallo», un accord conclu par l'Union soviétique et l'Allemagne, de leur propre initiative, comme dans l'entre-deux-guerres, est exclu avec un gouvernement de tendance sociale-démocrate. Il faut notamment convaincre le ô combien sceptique gouvernement français qu'une normalisation des relations de l'Allemagne avec ses voisins de l'Est est primordiale pour l'avenir de l'Europe. Une union politique du continent n'est pas concevable sans une reconnaissance unanime de ses frontières. Rien n'est plus important «que l’instauration d’une paix sûre», souligne Brandt lors d'une allocution télévisée à l'occasion de la signature du traité de Varsovie, le 8 décembre 1970. «La paix n’est pas possible sans solidarité européenne.»


L'ancrage à l'Ouest constitue également une composante essentielle pour faire accepter l'Ostpolitik sur le plan politique intérieur. Le gouvernement Brandt doit sans cesse rejeter les critiques de l'opposition qui l'accuse, à travers ses tentatives dans l'Ostpolitik, de négliger l'héritage de Konrad Adenauer. Les succès rencontrés par le gouvernement fédéral en politique européenne comme l'achèvement du marché commun, le lancement des négociations d'adhésion et les initiatives en faveur de l'union politique, sont certes reconnus, sans être pour autant considérés comme des garanties suffisantes. Par moments, Brandt jouit visiblement d'une plus grande popularité à l'étranger que dans son propre pays. Cette impression est encore renforcée lorsqu'il reçoit le prix Nobel de la paix, le 21 octobre 1971. Saluée à l'étranger comme un hommage mérité à la politique de paix et de détente de Brandt, en RFA, cette récompense est également critiquée comme représentant une forme d'ingérence à propos d'un différend d'ordre politique. Le débat parlementaire sur les traités de l'Est débouche en 1972 sur un vote de défiance que sollicite l'opposition et auquel survivent la coalition sociale-libérale et le chancelier fédéral, même si ce n'est qu'à une majorité ténue. Les nouvelles élections organisées à l'automne 1972 permettent au SPD de remporter son plus grand triomphe jusque-là, dans une campagne électorale axée sur Brandt. Les traités de l'Est − le traité de Moscou avec l'URSS, le traité de Varsovie avec la Pologne (tous deux en décembre 1970), de même que le traité fondamental avec la RDA (décembre 1972), complétés par l’Accord quadripartite sur Berlin (1971) − sont très bien accueillis à l'étranger et sont tous ratifiés au Bundestag avec la majorité requise.


Les relations des Communautés européennes avec les États-Unis


Dans Efter segern (Après la victoire), un texte écrit en exil, Willy Brandt constate dès 1944: «Il est hors de question que l'Amérique se retire d'Europe». Il explique plus tard qu'il n'existe pas de contradiction entre le fait d'entretenir des relations étroites avec les États-Unis et l'objectif de créer une union européenne, car ces deux aspects constituent «une exigence fondamentale de la politique allemande». En 1971, dans son discours prononcé lors de la remise du prix Nobel, il souligne que les États-Unis et l'Europe sont inséparables: «Ils ont besoin l'un de l'autre, comme partenaires confiants et égaux.» Face aux problèmes économiques et à l'implication de la superpuissance dans la guerre du Vietnam, Brandt rappelle que l'Europe se doit de soutenir les États-Unis, en particulier dans les moments difficiles.


Le président américain John F. Kennedy, qui se rend à Berlin en 1963 et que Brandt rencontre plusieurs fois aux États-Unis, à l'époque où il est bourgmestre de Berlin, marque fortement l'homme de la politique de détente en pleine ascension qu'est Brandt. Il reconnaît aussi dans la stratégie de Kennedy en faveur de la paix, une approche combinant pour la première fois volonté de dialogue avec le bloc de l'Est et sécurité, une approche viable pour la politique de détente allemande. De même, il soutient le Grand Design de Kennedy d'un partenariat sur un pied d'égalité et d'une répartition des tâches entre l'Europe et les États-Unis. Que le déséquilibre dans les relations ne disparaîtra pas et que partager la responsabilité dans l'Alliance occidentale avec les Européens ne présente en définitive aucun intérêt pour les États-Unis, Brandt en est aussi conscient. Il n'en demeure pas moins qu'il reconnaît le caractère symbolique essentiel de l'initiative de Kennedy pour l'Alliance occidentale. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, en 1963, il se bat pour que l'affirmation par la RFA du principe de la relation transatlantique figure aussi dans le traité d’amitié franco-allemand négocié par de Gaulle et Adenauer.


En tant que ministre des Affaires étrangères et chancelier fédéral, Brandt fait les frais des inconvénients inhérents au lien étroit qui existe entre Bonn et Washington. La Communauté européenne devient, qui plus est, au fur et à mesure qu'elle se consolide, un concurrent économique de plus en plus sérieux des États-Unis. Parallèlement, la «remise en cause gaulliste» du leadership américain ne facilite pas le rôle de médiateur endossé par la RFA. Cependant, c'est justement ce rôle de «médiateur honnête» entre la France et les États-Unis dans lequel Brandt s'engage avec une grande énergie, dès le début de son mandat, et qu'il parvient à étoffer. Avec le chancelier fédéral Kurt Georg Kiesinger (CDU), il s'efforce de rééquilibrer les relations entre la RFA et les États-Unis, d'une part, et la France, d'autre part, équilibre perdu, aux dires de nombreux observateurs, pendant le gouvernement de Ludwig Erhard.


Dans la deuxième moitié des années 60, l'ombre de la guerre du Vietnam plane sur les relations transatlantiques, ce qui se traduit, d'un côté, par une plus grande pression des États-Unis sur les alliés et, de l'autre, une plus grande pression de l'opinion publique sur les gouvernements occidentaux. Alors que le gouvernement Johnson se satisfait du soutien économique et matériel du gouvernement fédéral, en Allemagne, la jeunesse gauchiste garde rancune à Brandt de ne pas avoir pris clairement ses distances par rapport à la guerre américaine menée en Extrême-Orient. En l'occurrence, Brandt, comme il l'admet plus tard, faisant son autocritique, par sa loyauté vis-à-vis des États-Unis, s'est rendu contestable par son attitude non critique.


En tant que chancelier fédéral, aux États-Unis, Brandt a affaire au président Richard Nixon qui entame son mandat en janvier 1969 et à son influent conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger. À cette époque, les relations bilatérales sont dominées par les initiatives dans les domaines de l'Ostpolitik et de la politique interallemande de la RFA. Les efforts déployés dans l'Ostpolitik par le gouvernement Brandt-Scheel se fondent sur le constat qu'il appartient aux Allemands de prendre eux-mêmes l'initiative pour résoudre la question allemande. Les initiatives timides dans le cadre de l'Ostpolitik que mène la Grande coalition montre déjà que la RFA ne peut mener sa politique interallemande et son Ostpolitik qu'en ménageant l'Union soviétique et qu'avec l'appui des États-Unis. Certes, les initiatives du gouvernement Brandt-Scheel après 1969 concordent pour l'essentiel avec les efforts de détente des partenaires occidentaux, mais la politique autonome de Bonn éveille également la méfiance à Washington comme à Paris (moins à Londres) et défie les prétentions de leadership des États-Unis s'agissant des relations avec le bloc de l'Est.


Les relations germano-américaines pendant l'ère Nixon-Kissinger ont surtout souffert des remous qui se multiplient sur le marché des capitaux depuis la fin des années 60, qui conduisent finalement, en août 1971, à la prise de mesures unilatérales de la part du président américain, notamment la levée de la convertibilité du dollar en or et l'introduction d'une taxe à l'importation de 10 %. Dans une tentative de calmer la situation vis-à-vis des États-Unis, lors du sommet de la CE d'octobre 1972 qui se tient à Paris, Brandt impose qu'une référence sur le rôle central de la communauté atlantique soit reprise dans la déclaration finale. Toutefois, l'attitude de Kissinger et de Nixon qui partent du principe que les États-Unis doivent s'occuper des affaires politiques internationales et les États européens se concentrer sur les questions régionales, n'est pas de nature à améliorer les relations transatlantiques. Arrogant et perfide, c'est ainsi que Brandt – à l'instar de la plupart des hommes politiques du continent – perçoit le discours que prononce Kissinger le 23 avril 1973, dans lequel il proclame l'«année de l'Europe», prétexte à esquisser une répartition des tâches au sein de l'Alliance occidentale.


En automne 1973, la guerre du Kippour qui oppose Israël aux pays arabes est une nouvelle mise à l'épreuve des relations transatlantiques. L'une des dernières initiatives de politique extérieure de Brandt, en tant que chancelier fédéral, consiste à essayer de surmonter aussi cette crise de confiance dans l'Alliance atlantique. Dans la perspective du sommet de la CE à Copenhague, en décembre 1973, il s'efforce d'engager les partenaires à une ligne de conduite commune dans les relations avec les États-Unis, proposant une «composante organique» qui se concentrerait sur les questions économiques. Brandt se trouve un allié de taille en la personne du Premier ministre Edward Heath qui préside aux destinées de son pays depuis juin 1970. Heath conclut avec succès en 1972 les négociations d'adhésion de la Grande-Bretagne avec la CE, prend ses distances par rapport à la «relation privilégiée» avec les États-Unis et s'efforce de rapprocher son pays de l'Europe. Brandt reste, quant à lui, fidèle à son concept d'équilibre d'une politique étrangère allemande entre l'Europe et les États-Unis.


Le sommet de Copenhague donne effectivement lieu à une déclaration qui affirme solennellement l'«identité européenne» et met, qui plus est, en évidence la relation privilégiée avec États-Unis. Il est recommandé d'intensifier le dialogue constructif et la collaboration «sur la base de l'égalité et dans un esprit amical». S'agissant de l'OTAN, les 15 États membres signent en juin 1974, soit un bon mois après que Brandt démissionne de ses fonctions de chancelier, la déclaration transatlantique à Ottawa qui souligne les objectifs communs. Comme concède rétrospectivement Brandt, aucune de ces déclarations n'a laissé de «traces durables».


Comment l'unification européenne a contribué à la paix et à la détente – Du concept d'un ordre de paix paneuropéen au processus de la CSCE


Brandt considère que l'ancrage à l'Ouest de la République fédérale d'Allemagne, au même titre que les initiatives de l'Ostpolitik de son gouvernement, ne représentent que des étapes intermédiaires dans la voie d'un ordre de paix paneuropéen.


Brandt identifie deux types d'efforts à déployer à cet effet. Premièrement, il perçoit la nécessité d'adopter des mesures visant à promouvoir la détente entre l'Est et l'Ouest, en veillant, ce faisant, à ne pas compromettre ni la sécurité ni la stabilité. En l'occurrence, c'est à l'Alliance atlantique d'agir et le gouvernement fédéral participe activement au rapport Harmel dans lequel l'OTAN présente pour la première fois en 1967 la sécurité et la détente synthétisées dans une doctrine reposant sur deux piliers. Même le «signal de Reykjavik» (1968) par lequel l'Alliance propose au bloc de l'Est une réduction mutuelle des forces (réductions mutuelles et équilibrées des forces − MBFR), Brandt le soutient car «un ordre de paix européen durable suppose un système de sécurité équilibré». Deuxièmement, Brandt considère qu'il est essentiel de rendre plus visible la composante européenne de l'Alliance atlantique et de compléter l'approche de sécurité par des éléments de coopération économique et technologique. Selon une recommandation du «comité d'action pour les États-Unis d'Europe» (comité Monnet), Brandt envisage, par exemple, la création d'une commission de coopération entre les Communautés européennes et le COMECON. Des initiatives ambitieuses s'imposent; à terme, elles doivent conduire à la dissolution de l'OTAN et du Pacte de Varsovie pour, à long terme, laisser la place à quelque chose de nouveau.


Brandt se sert également du concept d'ordre de paix européen pour tenter de convaincre les candidats à l'adhésion à la CE eurosceptiques, que les enjeux du processus d'unification européenne vont bien au-delà de la prospérité économique. Les politiques menées par la RFA à l'égard de l'Est et de l'Ouest, c'est ainsi qu'il la présente devant le parlement norvégien (Storting) en avril 1970, constituent une approche globale dont l'objectif est, d'un côté, l'unification européenne et, de l'autre, l'instauration d'un ordre de paix paneuropéen. L'élargissement de la Communauté à des pays ayant connu des expériences de démocratie stable et entretenant de bons contacts en Europe de l'Est joue un rôle essentiel dans cette approche. Dans ses discours à l'occasion de la remise du prix Nobel, le 10 décembre 1971, et en tant que premier chef de gouvernement allemand devant l'Assemblée générale des Nations unies à New York, en septembre 1973, Brandt souligne aussi la responsabilité particulière des Communautés européennes pour garantir le développement pacifique de l'Allemagne et venir à bout du conflit Est-Ouest.


Qu'elles soient menées à court ou à long terme, les initiatives en faveur de la détente en Europe supposent un cadre multilatéral auquel il conviendrait d'associer les deux superpuissances ainsi que les partenaires d'Europe de l'Ouest et les États voisins d'Europe de l'Est. Une conférence sur la sécurité comme proposée dans l'«Appel de Budapest» en 1969 par les États du Pacte de Varsovie apparaît à Brandt comme la bonne approche pour y parvenir. Après que la Finlande accepte de mettre à disposition sa capitale pour organiser cette conférence, commencent de longues et difficiles consultations qui débouchent finalement sur le lancement de négociations en mars 1973 à Helsinki. C'est justement parce que les deux superpuissances sont associées au processus d'Helsinki que la conférence planifiée représente un défi pour la coopération politique de la Communauté européenne récemment élargie. Il s'avère, en effet, que la coordination des «Neuf» et, en particulier, la coopération franco-allemande, se déroulent bien mieux que, par exemple, dans le domaine de la politique concernant le Proche-Orient.


La Communauté européenne et comment sortir des crises monétaire et de l'énergie


Pendant l'ère Brandt, la politique étrangère et européenne allemande est marquée par les tensions répétées du système monétaire international. En automne 1968, pour la première fois, les monnaies européennes sont mises en difficulté; en effet, le dollar est affaibli par l'engagement des États-Unis dans le monde entier. La RFA résiste à la pression de la France et des États-Unis qui souhaitent la voir réévaluer son mark, et elle fait aussi les preuves de sa solidité économique par son indépendance en matière de politique monétaire. Pour Willy Brandt, à l'époque ministre des Affaires étrangères, dans cette situation, il est particulièrement important de faire preuve de solidarité politique au niveau européen, conscient que toute démonstration de puissance risquait de réveiller de mauvais souvenirs aux pays partenaires. Dans la mesure où il n'était plus possible d'ignorer la suprématie de l'économie allemande et du mark allemand, et que la faiblesse chronique du dollar provoque de nouvelles crises, dans les années qui suivent, Brandt se montre plus disposé à l'adoption de règles obligatoires aux fins de solidarité monétaire européenne et internationale. Il est d'avis qu'il incombe à la Communauté de prendre l'initiative pour stabiliser le système monétaire international et, en l'occurrence, l'axe franco-allemand joue, semble-t-il, un rôle-clé.


Dans son discours du 15 août, le président Nixon annonce une nouvelle orientation de la politique économique et monétaire américaine, ce qui confronte les partenaires européens à de graves problèmes. Le président français, Georges Pompidou, lors d'une conférence de presse tenue le 25 septembre 1971, ébauche un ensemble de solutions envisageables, auquel Brandt se rallie sans tarder. Début décembre, Brandt et Pompidou mènent des consultations sur un paquet de mesures qui préconise notamment une dévaluation du dollar et une réévaluation du mark allemand, et le maintien du cours du franc, afin de résoudre la crise monétaire. Lors d'un entretien entre Pompidou et Nixon, qui se tient le 13 décembre 1971 aux Açores, les mesures franco-allemandes sont adoptées comme compromis européen, puis intégrées, à l'occasion de la conférence des dix pays les plus industrialisés, le «Club des Dix», le 18 décembre à Washington. Dans les «accords du Smithsonian Institute» adoptés lors de cette conférence, une dévaluation du dollar est décidée et une nouvelle grille de parités des monnaies est établie. La phase aiguë de la crise monétaire internationale est ainsi surmontée. Le problème structurel, à savoir la faiblesse du dollar, la monnaie de référence qui continue de déterminer les cours de change dans le marché commun, reste néanmoins entier.


Le choc pétrolier de 1973 est pour beaucoup dans l'aggravation de la crise économique et monétaire qui sévit les années suivantes. À la suite de la guerre arabo-israélienne d'octobre (la guerre du Kippour), les pays de l'OPAEP (Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole) décident de restreindre leurs exportations de pétrole vers les pays occidentaux tant que ceux-ci mèneront une politique pro-israélienne. Le 19 octobre, les pays arabes exportateurs de pétrole lancent un boycott pétrolier contre les États-Unis et les Pays-Bas. Avec cette crise, les partenaires européens se trouvent confrontés à un grave problème qu'ils ne parviennent à résoudre que difficilement. Alors que la France intensifie ses relations étroites avec les pays arabes, la RFA et d'autres partenaires européens déclarent, quant à eux, leur stricte neutralité à l'égard du conflit au Proche-Orient. Aucun pays européen n'est épargné par les conséquences économiques de cette crise. Dans la déclaration finale du sommet de Copenhague, les «Neuf» formulent une prise de position le 15 décembre 1973 dans laquelle ils expriment leur inquiétude quant à la crise de l'énergie et annoncent un ensemble de mesures. Toutefois, ils ne parviennent pas à s'entendre sur une position commune vis-à-vis des parties au conflit et des États-Unis. Le climat n'est pas propice à la concrétisation de l'objectif ambitionné, à savoir transformer progressivement la coopération monétaire en union économique et monétaire, comme le proposait Brandt en décembre 1969, et sur lequel la Communauté se met d'accord en 1970 avec l'adoption d'un plan par étapes (plan Werner). L'aggravation de la crise économique et les querelles budgétaires qui en découlent, incitent la plupart des gouvernements – dont celui de la RFA – à opter pour des stratégies de défense nationales. Bien qu'une amélioration urgente des mécanismes de vote et de prise de décisions s'impose plus que jamais, la «chose européenne» doit, une fois de plus, se contenter de déclarations de principe.

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